Je souhaiterais revenir dans mon propos liminaire sur la complexité du phénomène de désindustrialisation en France depuis les années 1990.
La désindustrialisation est selon moi directement liée à la mondialisation. La réunification allemande, le traité de Maastricht et l'Acte unique européen, dont il ne faut pas oublier l'importance quant aux décisions stratégiques prises sur les zones franches de l'Afrique du Nord, en particulier à Tanger et en Tunisie entre 1998 et 2003, ont ouvert les vannes du monde, ce qui n'a évidemment pas été sans répercussion pour l'industrie française. Cette courte période correspond également à l'essor de la Chine, des pays émergents, du Brésil et de la Turquie.
Au même moment, l'opinion publique dirigeante à Paris entre 2001 et 2003 se focalisait sur l'explosion de la bulle Internet davantage que sur la question de l'industrie dans les territoires.
Par conséquent, nombre d'industriels et de territoires n'étaient pas préparés à la mondialisation. Les industriels ne parlaient pas anglais, ils ne disposaient pas ni comités exécutifs ni d'administrateurs indépendants ; ils n'avaient pas anticipé l'ampleur du choc.
L'Acte unique de 1986 prévoyait l'ouverture d'un marché unique européen pour la fin de 1992. Une certaine progressivité a donc présidé à ces changements. Cependant, avec l'entrée progressive des pays de l'Est dans l'Union européenne à partir de 1997 et 1998, les conséquences ont été massives. Le tissu des petites et moyennes entreprises (PME) et entreprises de taille intermédiaire (ETI) françaises de l'époque n'y était pas préparé.
L'ampleur de ce choc historique est comparable à celle du choc de 1974. Le ministère de l'Industrie de l'époque, les gouvernements successifs, les cabinets ministériels, l'écosystème de dirigeants parisiens se préoccupaient alors uniquement des grands groupes. Il est vrai qu'Yvon Gattaz a incarné le monde des PME pendant un temps. Il s'agissait toutefois d'un moment de clivage idéologique important lors duquel le mouvement des entreprises de France (MEDEF) avait décidé de porter à sa tête un président qui représentait une société française en posture de contestation. Le MEDEF s'est plus tard réorienté vers le monde des grands groupes. L'État ne se préoccupait que de ceux-ci. Le premier choc de désindustrialisation de cette période n'a pas fait l'objet d'un grand récit.
Des années glorieuses de forte croissance ont suivi et il n'a plus été question de la désindustrialisation. Il a été considéré que nous disposions des moyens d'enrichir le contrat social français avec des dispositions nouvelles et généreuses, sans anticiper les conséquences importantes qu'elles auraient sur le tissu industriel français. Je pense ici aux 35 heures.
En outre, le passage à l'euro s'est traduit par la disparition de l'outil facile que constituaient les dévaluations, auquelle nous nous étions habitués depuis 40 ans. Il est vrai que la dernière dévaluation avait eu lieu un certain temps auparavant, à l'époque d'Édouard Balladur. Néanmoins, durant des années, la dévaluation avait permis de financer le contrat social français, notamment les augmentations de salaire. Des années 2006 jusqu'à la crise des « subprimes », les salaires ont connu une dynamique très forte en France comme en Europe, à l'exception de l'Allemagne dont le choix en matière de politique économique a coûté très cher au commerce extérieur de la France. Toutes les études économiques établissent en effet que la politique de restriction salariale allemande explique une partie du déficit commercial français de l'époque.
La réforme des 35 heures est intervenue à ce moment. Si les grands groupes avaient les moyens de faire face à la complexité de cette réforme, elle a représenté des obstacles très importants pour les PME, tant sur le plan technique, du fait de la désorganisation du travail induite, que psychologique. Or la vie quotidienne des PME est si difficile qu'elles doivent 50 % de leur succès à la psychologie de leurs dirigeants que cette réforme a mise à mal. Les entreprises les moins préparées ont subi le choc de cette réforme de plein fouet. D'autres, plus combatives, ont négocié des accords et sont parvenus à y faire face. À la même période, entre Alain Juppé en 1995 et Renaud Dutreil en 2003, a eu lieu le déplafonnement de l'impôt de solidarité sur la fortune (ISF) qui s'est révélé être une catastrophe pour la transmission des entreprises dans le cas des PME et des ETI ainsi que pour la psychologie des entrepreneurs désireux d'investir, transmettre et préparer l'avenir. Enfin, la taxe professionnelle, très élevée et souvent en augmentation, apparaissait comme une mesure punitive.
Il était très difficile, même pour les meilleurs patrons, de cumuler du capital. Or ce qui fait la force de l'Allemagne est précisément cette accumulation transgénérationelle de capital grâce aux droits de succession. Rien de tout cela n'est possible dans le tissu industriel en France.
Dès lors, la crise des subprimes a frappé de plein fouet un écosystème déjà très fragile. Il est vrai que quelques filières, comme l'automobile, ont pu y faire face et que leurs difficultés sont apparues un peu plus tardivement. Toutes les équations qui conduisaient à la pente fatale que nous avons connue par la suite étaient cependant déjà en place. La plupart des sous-traitants avaient déjà été invités à s'installer en Hongrie, en Roumanie, au Maroc et en Pologne, et à désinvestir dans les usines françaises. Ces usines restaient ouvertes, mais lorsqu'il a fallu fermer certains sites à cause de la crise, ce sont ceux situés en France qui ont dû cesser leur activité. Ces fermetures ont provoqué un grand désespoir des individus, car les usines polonaises, hongroises, roumaines et marocaines avaient été façonnées, formées, construites et « orchestrées » par les contremaîtres des usines françaises qui avaient ainsi transféré leur savoir-faire. Ce facteur explique une partie de la colère identifiée dans tous les territoires et toujours sensible de nombreuses années après.
Dans les années 2010-2011, prévalait une discipline budgétaire selon laquelle la France ne pouvait s'offrir un dispositif de chômage partiel à l'allemande. Ce choix s'est soldé par des destructions d'emplois irréversibles. Cette erreur n'a pas été reproduite lors de la crise sanitaire au cours de laquelle des mesures de chômage partiel très généreuses ont permis de sauver l'industrie en France. Si cette erreur n'avait pas été commise en 2010, au moins 250 000 emplois industriels supplémentaires existeraient aujourd'hui en France, et le désespoir des industriels que j'ai pu éprouver lors de la création de Bpifrance aurait été moins palpable.
Dix ans plus tard, la situation s'améliore lentement. Au fond, c'est toute la société française qui a fait le choix de la désindustrialisation. Un contrat social global l'a engendrée depuis les années 90. L'Éducation nationale a également procédé à un travail de sape absolument terrible. Il a été littéralement indiqué aux enfants que les voies menant à l'industrie étaient des voies destinées aux élèves les plus faibles. Les familles, fortement marquées par la couverture presse permanente des fermetures d'usine tandis que les médias n'évoquaient quasiment jamais les succès de l'industrie française, ont déconseillé à leurs enfants de se tourner vers ce secteur.
Vingt années au moins seront nécessaires pour remédier à cette situation. La fiscalité a contribué à ces difficultés avec la taxe professionnelle, l'impôt sur les sociétés, le poids fiscalo-social très élevé supporté par les entreprises, jusqu'au rapport Pacte pour la compétitivité de l'industrie française de Louis Gallois et au crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE) et. L'ISF a eu de fortes conséquences. En 2007-2008, une prise de conscience transpartisane a eu lieu sous le mandat du Président de la République M. Nicolas Sarkozy, portée notamment par M. Christian Blanc. Ce dernier a initié la création des pôles de compétitivité, imaginés comme des pôles d'innovation ou clusters à l'allemande, avec un nombre restreint de pôles, mais d'une grande puissance. Les institutions professionnelles ont réinventé le concept de gazelles avec les ETI. Le fonds stratégique d'investissement (FSI) a été créé en 2009. Sous l'impulsion des présidents de conseils régionaux, plus proches des territoires que leurs interlocuteurs parisiens, une banque de l'industrie, devenue Bpifrance, a été mise en place. Cette idée, présente dans tous les programmes présidentiels de 2011, apparaissait comme une nécessité nationale.
Avant ces mesures, l'Agence nationale de valorisation de la recherche (Anvar) aurait dû préparer le tissu industriel français à la veille de la mondialisation. Cependant, l'Anvar finançait majoritairement l'amont de la recherche. Son orientation était très scientifique et probablement élitiste. Elle s'intéressait peu à l'innovation incrémentale des PME du territoire. Les entreprises de croissance de l'époque bénéficiaient toutes de fonds de l'Anvar, mais seulement sur des produits innovants éloignés du marché. En comparaison de Bpifrance, en outre, l'Anvar ne disposait pas de la même puissance, de la même quantité d'énergie, des mêmes capitaux, ni des mêmes effectifs de terrain.
L'Acte unique de 1984 avait lui-même ouvert les frontières de l'Europe sans qu'aucune étude d'impact n'ait été réalisée sur le tissu industriel français. L'Acte unique relevait d'une initiative française de MM. François Mitterrand, Jacques Delors et Pascal Lamy. Le gouvernement avait confié au Parlement la mission de voter les 250 lois nécessaires à la création de ce marché unique européen. Cependant, dans un monde qui ne permettait plus la dévaluation, l'Acte unique a mis en place un marché très compétitif face à un tissu industriel impréparé. C'est ce qui explique que la part de l'industrie dans le produit intérieur brut (PIB) français soit passée de 20 % à 12 %. Il s'agissait d'un changement sociétal, civilisationnel et culturel global. Il sera donc long de remédier à cette situation.
Nous disposons toutefois des outils pour parvenir à une réindustrialisation. Bpifrance et les conseils régionaux travaillent main dans la main. Les centres techniques, comme le Centre technique des industries mécaniques (CETIM), sont bien pensés. Ces acteurs travaillent en harmonie. Le plan France 2030 offre des capitaux très importants, dans un contexte où la société française n'éprouve guère d'amour pour son industrie et nous regarde opter avec une certaine distance pour ces choix productivistes en faveur de cette industrie. Nos enquêtes d'opinion montrent que l'industrie n'est pas populaire, surtout auprès des jeunes. Ces outils suffiront pour stopper la désindustrialisation et pour que la part de l'industrie dans le PIB français gagne quelques points supplémentaires. Cependant, davantage de capitaux seraient nécessaires pour revenir à un état antérieur.
L'une des mesures essentielles à ce travail de transformation réside dans le conseil et l'accompagnement humain des entreprises. L'Alliance pour l'industrie du futur, les programmes, la digitalisation, les slogans y contribuent. 60 % des PME ne possèdent même pas la base d'une gestion rationalisée ou lean management, nécessaire avant d'adapter des outils digitaux. Ces derniers ne sont pas toujours très onéreux, mais ils supposent une présence humaine locale auprès de l'entrepreneur. Le digital ne résoudra pas tous les problèmes. Bpifrance a créé une importante société de conseil qui regroupe 400 consultants, et qui devrait en compter 500 ou 600 à l'avenir. Nous avons noué des partenariats avec des sociétés de conseil. Les dispositifs et les produits de financements seuls ne suffiront pas à résoudre la question de la désindustrialisation.