Je vous remercie d'avoir organisé cette audition dans le cadre de la commission d'enquête sur la désindustrialisation que vous menez. Cela me donne l'occasion de faire état de l'action du ministère depuis le début du quinquennat, et plus particulièrement depuis le mois de mars 2020.
Pour mesurer le chemin accompli, il faut être conscient de notre point de départ. Le Président de la République a fait de la reconquête industrielle une des priorités économiques de son quinquennat. Nous posons des jalons et nous remportons des victoires mais nous ne rattraperons pas en cinq ans trente ans de capitulation industrielle. La crise sanitaire a révélé au grand jour de nombreuses carences. Je ne suis pas défaitiste, en l'affirmant, mais lucide et cela n'enlève rien à notre volonté déterminée et ambitieuse de réindustrialiser notre pays dans le temps long.
Nous avons trouvé en 2017 une situation dégradée en raison du délitement de notre outil productif. Un de mes prédécesseurs, que vous avez auditionné la semaine dernière, a parlé d'une « hémorragie » à propos du nombre d'usines qui avaient fermé pendant son mandat. Je rappellerai quelques chiffres pour quantifier cette hémorragie. En vingt ans, plus d'un million d'emplois industriels nets ont été détruits : des pans entiers de notre industrie ont été délocalisés et des territoires se sont retrouvés abandonnés. Au début des années 2000, près de 70 000 emplois nets disparaissaient chaque année. La crise de 2008 a accentué ce phénomène : les pertes ont pu aller jusqu'à 130 000 emplois nets par an. La forte baisse des emplois industriels a continué jusqu'en 2016, inclus. Entre 2010 et 2017, la France a perdu en moyenne, chaque année, 28 000 emplois industriels nets.
Notre industrie a ainsi décroché lentement par rapport à nos voisins européens. Le poids de l'industrie dans le PIB est passé entre 2000 et 2018 de 16,7 % à 11,9 % en France, alors qu'il s'est maintenu à près de 23 % en Allemagne et qu'il est actuellement de plus de 14 % en Espagne et de près de 18 % en Italie. Notre industrie représente 10 % de l'industrie européenne, soit trois fois moins que l'Allemagne, qui n'a que 20 % d'habitants de plus que nous.
La désindustrialisation s'est en partie traduite par la délocalisation de nombreux sites de production, et elle a représenté entre 10 et 20 % des diminutions d'emploi industriel. Ces délocalisations concernaient des entreprises étrangères, lesquelles correspondent à un emploi sur sept en France – je le dis pour ceux qui imaginent qu'on peut se priver des investisseurs étrangers –, mais aussi des entreprises françaises. Le secteur automobile montre bien l'ampleur des délocalisations : en 2019, moins de 40 % des véhicules produits par les constructeurs français pour le marché européen l'étaient sur le territoire national, contre 60 % pour les véhicules produits par les constructeurs allemands.
Cette hémorragie industrielle a entraîné des séquelles pour notre économie et notre outil industriel. La crise en a révélé la profondeur, mais elles étaient déjà présentes.
La première séquelle est l'impact négatif sur la production de services. L'industrie manufacturière génère des services – financement, après-vente, maintenance – et elle fait vivre des entreprises de services.
La deuxième séquelle est le retard technologique. Je rappelle que près de 70 % des dépenses privées de recherche et développement viennent de l'industrie manufacturière, qui ne représente pourtant qu'environ 10 % du PIB. Je rappelle aussi que c'est dans l'industrie que nous inventerons les solutions pour lutter contre le changement climatique ou pour améliorer les conditions de travail de chacun. Ce n'est pas exactement secondaire ou anecdotique.
Troisièmement, il en résulte une fragilisation de notre marché du travail, polarisé autour des emplois très qualifiés ou au contraire peu qualifiés alors que les emplois industriels sont en général intermédiaires, mieux rémunérés que dans les services et offrant des perspectives d'évolution de carrière positives. Dans l'industrie, 5 % des salariés sont rémunérés au SMIC, contre 13 % dans le secteur privé en moyenne.
Une autre séquelle est la fragilisation de la cohésion de notre nation. Les territoires périurbains et ruraux sont les principales victimes de la désindustrialisation : ils ont subi des baisses d'emplois industriels de plus de 30 % dans les dernières années, ce qui a entraîné la suppression d'emplois induits et de services, voire de services publics – c'est la classe en moins dans l'école du village. Certains territoires connaissent une décroissance démographique en raison de la désindustrialisation, qui est une des causes de leur sentiment d'abandon. On observe d'ailleurs une coïncidence entre la carte de la désindustrialisation et celle de l'abstention et de la montée du vote extrême.
La crise sanitaire a confirmé que notre intuition – et celle du Président de la République – était la bonne. Depuis le début du quinquennat, nous avons bâti une stratégie pour la réindustrialisation de la France qui porte ses fruits. Elle nous a permis de relativement bien résister à la crise.
En matière de fiscalité, tout d'abord, nous nous sommes attachés à donner de la prévisibilité aux acteurs économiques en fixant une trajectoire de baisse pour notre fiscalité sur les entreprises. Nous nous situerons plutôt dans la moyenne haute au sein de l'Union européenne à la fin du quinquennat – ce n'est donc pas du dumping fiscal. Nous avons dit ce que nous allons faire et nous avons fait ce que nous avions dit. Cela se traduit par une baisse de la fiscalité du capital, par une baisse de l'impôt sur les sociétés, par la transformation du CICE, le crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi, en baisse de charges pérennes, qui est moins une économie pour les entreprises que de la visibilité et de la pérennité dans ce domaine, et plus récemment par la suppression de 10 milliards d'euros d'impôts de production de manière récurrente, grâce au plan France relance.
Nous avons, en parallèle, engagé un profond mouvement de simplification de nos procédures, devenues trop longues et trop complexes : c'est un des éléments qui nous sont reprochés, notamment par les investisseurs étrangers, pour qui il s'agit d'un facteur discriminant. Je pense en particulier à la loi d'accélération et de simplification de l'action publique, dont vous étiez un des rapporteurs, Monsieur le président, et qui vise notamment à accélérer l'implantation de lignes de production industrielle sans toucher à nos standards élevés de protection de l'environnement. Il y a aussi la loi PACTE, qui est une des grandes lois économiques du quinquennat, et la loi du 10 août 2018 pour un État au service d'une société de confiance dite « loi ESSOC », qui a créé le droit à l'erreur pour les entreprises.
Par ailleurs, nous avons fortement investi dans la fluidification du marché du travail, dans le cadre d'ordonnances, afin de donner de la prévisibilité aux salariés et aux employeurs et de faciliter la formation aux métiers de demain. Il n'aura échappé à personne que se déroulent dans certains secteurs, comme l'automobile, des transitions à marche forcée qui requièrent de hauts niveaux d'investissement pour former aux métiers de demain et être au rendez-vous des tournants technologiques.
L'ensemble de cette stratégie donne de premiers résultats. L'emploi salarié a augmenté d'une façon presque linéaire dans l'industrie entre 2017 et 2019, inclus – et même au premier trimestre 2020. La France est désormais le pays le plus attractif d'Europe pour les investissements industriels. C'est arrivé trois années de suite, en 2018, 2019 et 2020. Au cours de cette dernière année, le nombre de projets industriels soutenus par des investisseurs étrangers était supérieur à celui du Royaume-Uni, de l'Allemagne et de l'Espagne réunis. C'est une statistique qui me paraît intéressante ! Les investissements dans l'industrie manufacturière ont augmenté au début du quinquennat, en dépassant même systématiquement les anticipations formulées par les industriels lors des trimestres précédents. L'investissement a augmenté d'environ 17 % chaque trimestre entre le premier semestre 2017 et le premier semestre 2019. Les créations d'entreprises dans l'industrie manufacturière ont également connu une augmentation entre mai 2017 – 1 800 créations – et février 2020 – 3 200 créations. Enfin, la France a gagné quatre places dans l'indice mondial de l'innovation, et atteint le douzième rang.
Nous poursuivons nos efforts en investissant massivement pour augmenter la production industrielle sur le territoire. Nous avons d'abord bâti un cadre pour rendre le site France plus compétitif, par des mesures d'ordre général, qui peuvent continuer à être mises en place dans les années à venir – cela peut être un thème du débat politique –, et par un travail spécifique pour accompagner certaines filières, soit dans leur transition soit pour répondre à un objectif plus général, lié au défi climatique ou à la construction de nouvelles filières industrielles, qui n'existaient pas.
Notre approche stratégique des relocalisations n'est pas naïve, mais fondée sur une analyse du marché, des produits ou des sous-produits pour lesquels nous sommes compétitifs, et elle a été construite avec des économistes, en premier lieu, et des entreprises des filières concernées, ainsi que grâce à des conseils de nature diverse, par exemple en matière de stratégie, venant du secteur privé. Le croisement des données et des analyses nous a conduits à soutenir certaines filières.
Notre vision des relocalisations a deux objectifs : la maîtrise de la chaîne de production des produits critiques, afin d'éviter d'avoir un maillon faible, et la capacité à retrouver de la compétitivité grâce à l'innovation – la compétitivité hors coût passe notamment par là. Investir dans l'innovation et la compétitivité hors coût a un sens dans un pays dont l'ingénierie est perçue comme l'une des meilleures au monde.
Nous avons identifié, s'agissant des relocalisations, six secteurs critiques dans le cadre du plan de relance : l'électronique, la santé, la 5G, l'agroalimentaire, les entrants critiques et le nucléaire. À cela s'ajoutent des projets émanant des territoires, développés par des industriels et validés par les élus locaux à travers le dispositif Territoires d'industrie, dans tous les secteurs. Ces projets, qui n'ont pas l'ambition d'être stratégiques mais d'être compétitifs et de développer l'emploi industriel dans les territoires, représentent une partie non négligeable des relocalisations que nous accompagnons. Au total, 624 projets de relocalisation ont été rendus possibles depuis septembre 2020 grâce au plan de relance et près de 77 000 emplois ont été créés ou confortés partout en France. À titre de comparaison, c'est six fois plus que durant le quinquennat du président Sarkozy, au cours duquel une politique de relocalisation avait été tentée.
Tous dispositifs confondus, une entreprise industrielle sur trois qui emploie plus de 5 équivalents temps plein bénéficie d'une mesure du plan de relance, ce qui représente plus de 10 000 entreprises accompagnées à hauteur de 2,3 milliards d'euros, pour 9,6 milliards d'euros d'investissement. Ce sont bien les PME et les entreprises de taille intermédiaire qui sont accompagnées : nous n'avons pas 10 000 grandes entreprises sur notre territoire.
En ce qui concerne le secteur de la santé, auquel votre commission porte une attention particulière, vous connaissez le diagnostic. La France a vu sa part mondiale de production de produits de santé être divisée par deux entre 2005 et 2015. C'est notamment la résultante de trois éléments : la compétitivité générale du site industriel France, dont j'ai parlé, l'évolution des brevets, dont beaucoup sont tombés dans le domaine public, ce qui a permis l'émergence de grands groupes internationaux, en particulier en Asie, qui fabriquent des génériques, et enfin la progression des exigences en matière de pharmacovigilance et de bonnes pratiques en médecine, qui concerne aussi toute l'Europe.
S'agissant des facteurs propres à la France, il y a la manière dont nous finançons les produits de santé, en particulier le fait que l'enveloppe prévue en la matière dans la loi de financement de la sécurité sociale a longtemps servi de variable d'ajustement – c'est l'ancienne directrice de cabinet de la directrice générale de l'Assistance publique – Hôpitaux de Paris qui vous parle – car il est difficile de faire des économies sur la médecine de ville et hospitalière. Pendant des années, la progression des dépenses liées aux produits de santé a ainsi été inférieure à celle de l'objectif national de dépenses d'assurance maladie (ONDAM). Nous sommes ainsi devenus un marché très peu attractif, dans lequel on n'investit pas. Cela se traduit par 3 500 essais cliniques en France, contre 10 000 en Allemagne, dont le marché est le double du marché français, en chiffre d'affaires, pour certains laboratoires, alors que les Français ne sont pas deux fois moins malades que les Allemands et que la population allemande n'est supérieure que de 20 %, je le répète.
Nous avons réalisé en 2018, avec le conseil stratégique des industries de santé, un diagnostic qui a débouché sur un premier train de mesures visant à accélérer l'arrivée sur le marché des molécules innovantes, à mieux prendre en compte l'innovation dans le prix des médicaments, à desserrer la contrainte budgétaire sur l'enveloppe des produits de santé et à simplifier – la situation étant considérée comme plus complexe en France – la conduite des essais cliniques et de la recherche clinique.
Nous avons décidé un deuxième train de mesures en juillet dernier, là encore avec le conseil stratégique des industries de santé. Cinq experts ont travaillé pendant six mois pour réaliser un benchmarking international, notamment par rapport aux pratiques des États-Unis, d'Israël et de nos voisins européens, qui a notamment conduit au dispositif de mise sur le marché accélérée de molécules innovantes figurant dans le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2022. Je rappelle qu'il faut à peu près 500 jours en moyenne pour qu'une molécule innovante arrive sur le marché, contre 120 ou 130 jours dans certains pays européens. Cette année de différence compte dans le plan de financement d'une start-up ou plus généralement d'une entreprise, de même qu'en matière d'oncologie, par exemple.
Afin d'accélérer les investissements, nous nous sommes pleinement saisis du cadre des aides d'État liées à la crise de la Covid-19. Entre l'appel à manifestation d'intérêt Capacity Building et le plan France relance, nous avons pu soutenir 166 projets de relocalisation développés par les industries de santé, tous secteurs confondus – les médicaments, les vaccins, les dispositifs médicaux et les dispositifs de diagnostic. De tels projets permettent notamment de relocaliser des principes actifs sur la plateforme de Roussillon et de contribuer à la fabrication de vaccins sur le plan européen avec des unités de conditionnement et finition (fill and finish). Grâce à un soutien public de 680 millions, 1,4 milliard d'euros d'investissements industriels ont été enclenchés, et 6 000 emplois doivent être créés ou confortés.
Nous allons poursuivre ces investissements. Le plan de relance visait à stabiliser et à consolider des filières, tandis que France 2030 tend à créer et à financer des filières d'avenir ou des produits qui n'existent pas actuellement. Je pense notamment à l'hydrogène bas-carbone et au moteur décarboné.
L'enjeu est d'accompagner les innovations technologiques et de passer le cap de leur industrialisation. En millions d'euros, la phase du prototype représente un ticket à deux chiffres et une usine un ticket à trois chiffres. Pour certains acteurs, notamment ceux qui sont issus de la recherche publique et deviennent des start-up, la marche est très haute. Savoir la financer est un enjeu. Les écosystèmes allemands, israéliens et américains y arrivent, et nous devons aussi savoir le faire en accompagnant les entreprises, de toutes tailles, si elles ont un projet d'innovation de rupture.
Le plan France 2030 est doté de 30 milliards d'euros de subventions, qui seront déployés sur cinq ans. Cela représente un soutien absolument massif. Dans les programmes d'investissements d'avenir, il y a toujours une part de fonds propres, une part de prêts et une part d'avances remboursables. Là, ce sont de véritables allocations budgétaires. Il faut probablement revenir au plan Messmer de mars 1974 pour retrouver une approche aussi ambitieuse pour l'industrie.
Au-delà des investissements, France 2030 traduit deux convictions majeures résultant de la crise.
D'abord, l'industrie doit être renforcée, car elle est la colonne vertébrale de notre économie. C'est là qu'on fait les exportations et la recherche et développement. La crise a mis fin, pour beaucoup de décideurs et de leaders d'opinion, à certains mythes : celui du Fabless, celui d'une recherche et développement se déployant sans usines – cela ne marche pas : les entreprises qui ont servi d'ateliers du monde ont remonté la chaîne de valeur et font désormais de la recherche et développement – et le mythe d'une France qui serait définitivement déclassée. Le nombre de projets qui nous sont remontés et dans lesquels les industriels prennent des risques importants témoigne du fait qu'on peut produire dans notre pays et qu'on peut être compétitif, à condition d'investir massivement dans la digitalisation des chaînes de production, d'être positionné sur un certain niveau de valeur ajoutée et d'avoir de l'innovation.
Par ailleurs, nous devons assumer d'être la grande nation industrielle que nous n'avons jamais cessé d'être. Cela implique notamment des choix en matière d'implantation et d'acceptation de sites industriels dans les territoires. Il faut être cohérent : si on veut réussir la transition écologique, ce sera en réindustrialisant notre pays. Il est inconséquent et irresponsable de renvoyer des productions polluantes à l'extérieur de la France, dans des pays qui n'ont pas du tout les mêmes contraintes environnementales et sociales que nous, au lieu d'assumer de produire en France en prenant toutes les précautions. C'est probablement cela la véritable écologie responsable.
S'agissant des compétences, il y aurait beaucoup à dire. La première question qui se pose est celle de l'attractivité des métiers, comme vous l'avez souligné, Monsieur le président.
J'ai fait réaliser par mes équipes une analyse de la perception de l'industrie par les Français. Un véritable hiatus existe : l'industrie est considérée comme polluante, comme mal payée et comme offrant des environnements de travail absolument pas désirables. Par ailleurs, il y a un mélange entre les activités, le secteur du bâtiment et des travaux publics (BTP) étant considéré comme industriel, par exemple. On trouvera toujours des usines où les conditions de travail ne sont pas formidables, mais cette image ne correspond pas à l'essentiel de l'industrie et à la modernisation des conditions de travail.
Par ailleurs, certaines études ont montré l'existence d'un écart entre les besoins de compétences et la réalité. C'est tout l'enjeu du plan d'investissement dans les compétences qui a été lancé au début du quinquennat. C'est un travail de longue haleine, et il faut probablement se poser aussi la question plus générale de la formation aux sciences dures dans notre pays, depuis le plus jeune âge.