Intervention de Marie-Aleth Grard

Réunion du jeudi 8 octobre 2020 à 14h15
Commission d'enquête pour mesurer et prévenir les effets de la crise du covid-19 sur les enfants et la jeunesse

Marie-Aleth Grard, présidente d'ATD Quart Monde France :

Je vous remercie de prendre le temps d'écouter ce qu'ont vécu les jeunes et les enfants dans le cadre de cette crise sanitaire.

ATD Quart Monde est atypique puisque nous ne procédons pas à quelque distribution que ce soit et œuvrons avec des volontaires permanents qui vivent au quotidien auprès des familles les plus défavorisées, ainsi que des bénévoles qui assurent des activités culturelles avec les enfants, les jeunes et les adultes du quartier.

Les familles que nous accompagnons font partie de celles qui vivent dans la grande pauvreté. Sur les 10 millions de personnes vivant sous le seuil de pauvreté, 4 ou 5 millions vivent dans la grande pauvreté dans notre pays, sixième puissance mondiale. Ces familles n'y tombent pas du jour au lendemain, mais leur nombre augmentera avec cette crise. Vivre dans la grande pauvreté est lié à un cumul de précarités, avec des difficultés dans le domaine de l'emploi, du logement, de la santé, de l'éducation et des droits fondamentaux, ce dont on ne sort pas du jour au lendemain. Ce cumul de précarités enfonce terriblement et est héréditaire dans notre pays. En France, en 2020, l'espérance de vie des personnes vivant durablement dans la grande pauvreté est réduite de 13 et 15 ans, ce qui est effarant.

À la peur de la pandémie, s'ajoute celle des impacts des mesures pour les personnes vivant habituellement dans la survie au jour le jour. Elles ont eu beaucoup d'interrogations et d'incompréhension avec, parfois, un sentiment d'incohérence des décisions et des injonctions.

Une maman dit ceci sur son enfant qui est placé en famille d'accueil et qu'elle a enfin réussi à aller voir quelques minutes : « On me le reprochera peut-être, mais un petiot de trois ans qui pleure parce qu'il n'a pas vu ses parents depuis très longtemps ne se console pas à un mètre de distance. Si je n'y arrive pas autrement, je le prends dans mes bras ». Les jeunes placés à l'aide sociale à l'enfance (ASE) et leurs parents ont vécu, comme tous les autres, voire davantage, un confinement difficile et douloureux avec l'interdiction des visites, parfois le refus de tout moyen de communication par la famille d'accueil, les incompréhensions et l'immense tristesse pour les enfants et les parents. Comment réparer ces blessures profondes et durables ? Les parents étaient angoissés à l'idée d'être pénalisés pour n'avoir pas obéi au juge qui leur avait demandé de rendre visite à leurs enfants.

Les enfants et les jeunes se trouvant en institut médico-éducatif (IME) car porteurs de troubles se sont retrouvés 24 heures sur 24 à la maison avec une amplification de leurs troubles et une possibilité très restreinte de sortir autour de l'immeuble, ce qui a été difficile pour eux et leurs parents. En outre, les relations avec les institutions qui les accueillaient à la journée ou à la semaine se sont restreintes puisque les personnels ne se trouvaient plus sur leur lieu de travail. Certains bénéficiaires d'une Garantie jeunes se sont trouvés abandonnés par l'éducateur ou le patron de stage, y compris à l'issue du confinement. Nombre des professionnels qui suivent ces jeunes nous ont indiqué qu'ils réalisaient à quel point ils ne parvenaient pas à toucher les jeunes les plus éloignés de tout. En outre, les angoisses des adultes rejaillissent sur les jeunes. Comment faire ses devoirs scolaires lorsque l'on vit à six ou huit personnes dans un deux-pièces et que l'on ne dispose pas d'endroit à soi pour travailler, réfléchir et lire tranquillement ?

Je veux saluer le travail remarquable de nombreux enseignants, directeurs d'école, principaux de collège et proviseurs, mais je souhaite aussi évoquer les 3 millions d'enfants et de jeunes vivant sous le seuil de pauvreté qui se trouvaient au sein de notre système scolaire en début de confinement. 1,2 million d'entre eux vivent au sein d'une famille en grande pauvreté. Ces enfants, qui sont très attachés à leurs parents, mais qui vivent un quotidien très compliqué sont répartis sur tout le territoire national. Comment oser évoquer la continuité pédagogique auprès des parents sans jamais leur avoir parlé de pédagogie avant le confinement, notamment dans le cadre des réunions parents-professeurs ?

Je citerai l'exemple de cette jeune vivant en foyer et en classe de terminale, qui avait la possibilité de faire ses devoirs avec Internet à la médiathèque de son quartier, ce qui ne lui a plus été possible lors du confinement. Elle n'a jamais pu joindre aucun de ses enseignants, lesquels ne lui ont jamais répondu. À la reprise des cours, le professeur principal lui a remis l'ensemble des cours dispensés aux autres élèves tout au long du confinement en lui demandant de les étudier en quelques jours. Cette jeune, qui s'accroche à ses études, n'a pu lancer à temps la procédure d'orientation Parcoursup, laquelle a gracieusement fait l'objet d'un délai supplémentaire de six jours, ce qui ne change rien lorsque l'on est confiné sans accès à Internet.

Comment faire ses devoirs sur le téléphone de ses parents ? Tel était le cas des familles défavorisées, lesquelles ont pourtant tenté de faire le maximum.

Pour les parents qui vivent dans la grande pauvreté, l'école représente l'espoir que leurs enfants aient une vie meilleure que la leur, mais ils ne se sentent pas la compétence pour assurer cette continuité pédagogique qui leur a été demandée. Nombre de parents nous ont dit ne pas pouvoir suivre leurs enfants faute de compétences et de comprendre le vocabulaire utilisé dans les devoirs.

Pour les enfants, les jeunes et les enseignants, la rentrée scolaire de septembre s'est déroulée comme si la situation était normale. Il n'a pas été pris le temps pour les enseignants de se poser et de déverser ce qu'ils ont vécu de si difficile durant ces mois et ces semaines afin de pouvoir reprendre leur souffle ensemble, pour accueillir les enfants et les jeunes. Il en est de même pour ces derniers qui, trop souvent, n'ont pas eu le temps de poser ce qu'ils ont vécu et qui est parfois très lourd. Certains ne sont pas sortis durant les deux mois de confinement par crainte de contamination par le virus, dans la mesure où les personnes vivant dans la pauvreté sont souvent porteuses de pathologies chroniques.

Dans les cités, nous n'avons pas été très longtemps désorientés. Nous nous sommes immédiatement interrogés sur le moyen de n'oublier personne et conserver le lien existant. Dans les quartiers dits les plus difficiles, les jeunes sont venus aider en faisant les courses pour les personnes qui craignaient de sortir.

Il serait à l'honneur de notre pays de prendre les décisions à la hauteur de cette crise sociale humanitaire, car nous sommes en train de laisser plus de 10 millions de personnes sur le bord du chemin dans notre pays.

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