Intervention de Bruno Passard

Réunion du jeudi 29 octobre 2020 à 11h45
Commission d'enquête pour mesurer et prévenir les effets de la crise du covid-19 sur les enfants et la jeunesse

Bruno Passard, directeur du pôle social et directeur du service de protection de l'enfance en milieu ouvert de l'association « Sauvegarde 69 » :

Je vous remercie pour cette occasion de parler d'un secteur de la protection de l'enfance qui n'est pas très connu. Mes collègues ont parlé avec brio de la question de l'hébergement. Je vous parlerai pour ma part essentiellement de la question de l'intervention en milieu ouvert. Le « milieu ouvert » est issu de l'histoire en 1958, date de la création de cette intervention. Ce terme est souvent repris dans les politiques publiques avec le terme d'« interventions à domicile ». Avant de commencer mon intervention, je précise que j'interviens au nom de « Sauvegarde 69 », association lyonnaise créée dans les années 1950 qui travaille aussi bien sur le territoire du département du Rhône que celui de la métropole, car nous avons la spécificité d'avoir deux entités sur un territoire historique, le Rhône, et qui interviennent dans le cadre de la protection de l'enfance. Sauvegarde 69 intervient aussi bien dans la protection de l'enfance que dans le secteur médico-social et dans l'insertion. Je suis missionné par mon président M. Bossu et par mon directeur général, M. Blanc pour apporter les éclairages nécessaires sur ce que nous avons vécu pendant le confinement.

S'agissant du contexte, le service de Protection de l'enfance en milieu ouvert (SPEMO) représente 280 salariés et intervient sur les deux entités, le département du Rhône et la métropole, dans une mission d'accompagnement et d'investigation en milieu ouvert auprès d'environ 5 000 mineurs par an. Notre taille est donc importante. Notre intervention porte sur le périmètre rural et sur le périmètre urbain, avec des problématiques qui sont liées à ce qu'il est d'usage d'appeler « la question des banlieues », et des problématiques relatives à l'éloignement des grands centres urbains.

Lorsque la question de la pandémie s'est posée, nous avons essayé de concilier deux éléments : une véritable préoccupation pour la santé de nos salariés, d'une part, et le maintien de nos interventions en direction des publics, d'autre part. Nous intervenons dans le cadre de la protection de l'enfance sous différentes mesures, notamment en AEMO (actions éducatives en milieu ouvert), en proposant des accompagnements des parents et des mineurs dans le cadre de la protection de l'enfance. Cette mesure est ordonnée par le juge pour enfants. Il s'agit d'une intervention à partir du domicile, pour faire cesser le danger et apporter conseils et soutien aux parents, pour qu'ils puissent assumer la totalité de leurs fonctions parentales. Nous avons aussi des interventions de type administratif, les AED (Accompagnement éducatif à domicile), qui sont sur la demande du département, en particulier de la Direction de la protection de l'enfance (DPE), soit du Rhône soit de la métropole. Nous avons aussi une déclinaison de mesures d'aide à la gestion du budget familial (AGBF), autrefois plus connues sous le nom de tutelle aux prestations familiales, qui nous permettent de proposer aux familles en très grande précarité un accompagnement autour de la question budgétaire, pour que les sommes issues des allocations familiales pour les enfants soient vraiment destinées à ces derniers.

Le confinement s'est fait avec l'objectif de pouvoir concilier la question sanitaire et le lien avec les familles. Nous avons été obligés effectivement dans le cadre du confinement de mettre en place très rapidement du télétravail pour l'ensemble de nos professionnels. Je souhaite d'ailleurs saluer l'ensemble des professionnels, qui ont totalement joué le jeu et – je rejoins mes collègues – avec une vraie implication et une vraie préoccupation par rapport au lien avec les familles, dans un contexte compliqué avec une mise en place de nouvelles façons de travailler, que ce soit par le téléphone, l'utilisation de réseaux sociaux, notamment avec des visios, pour pouvoir maintenir coûte que coûte le lien avec les familles et leur proposer un étayage pendant cette période très délicate.

Nous avons eu affaire pendant le premier mois à une population en état de sidération, qui était contente d'avoir un lien avec nous. Elle avait l'impression d'avoir été laissée toute seule, avec la fermeture des écoles et des lieux publics. Nous avons donc eu dans un premier temps un lien plutôt positif avec l'ensemble des familles. Nous avions un lien téléphonique ou par les réseaux, a minima une fois par semaine. Les entretiens téléphoniques pouvaient durer une heure à une heure et demie, avec dans ces échanges, la gestion du quotidien avec des enfants à la maison, et des questions plus liées à l'histoire familiale et aux difficultés rencontrées dans l'éducation. Cela a été la première période.

Nous nous sommes aussi beaucoup appuyés sur la transmission d'outils numériques : nous avions constitué une base documentaire à partir de tout ce que nous pouvions trouver sur internet et auprès de nos différents partenaires, notamment l'Education nationale, pour donner des supports aux parents pour pouvoir occuper le temps, maintenir autant que possible la scolarité et faire en sorte que cette période de deux mois puisse être bénéfique pour tout le monde. Un certain nombre de familles ont bien joué le jeu. Nous avons été surpris de constater qu'un certain nombre de sujets pouvaient se régler par téléphone, et que les familles se livraient beaucoup plus par téléphone que dans des entretiens individuels. Pour d'autres familles, avec lesquelles nous étions déjà en difficulté pour être en lien, nous avons mis en place des visites à domicile pour vérifier les conditions de vie des mineurs et de leur famille, afin de déclencher des placements lorsque cela était nécessaire. Paradoxalement, nous n'avons pas reçu plus de demandes de placement qu'habituellement. En effet, notre service était parfois à l'origine des demandes de placement pour extraire l'enfant de l'environnement familial. Nous n'avons pas eu à gérer de demandes très importantes à ce niveau, si ce n'est un flux classique, autour de 90 ou 100 demandes d'ordonnances de placement provisoire (OPP). Cela est marginal si on le rapporte aux 2 500 mineurs que nous suivons.

La sortie du confinement a été plus compliquée, je rejoins mes collègues sur ce point, à cause de la grande lassitude des professionnels et d'un besoin de retrouver du collectif. En effet, même si notre intervention est portée par des travailleurs sociaux de façon individuelle, elle est beaucoup étayée par l'équipe. Il s'agit vraiment d'une prise en charge collective avec, au sein de nos équipes, des psychologues, des travailleurs sociaux, des assistantes sociales, des éducateurs spécialisés, un chef de service et du secrétariat, ainsi que des conseillères en éducation sociale et familiale (CESF) et des travailleurs de l'intervention sociale et familiale (TISF). Nous avons connu à la sortie du confinement un sentiment de fatigue, mais aussi le plaisir de se retrouver. Les premières réunions collectives des équipes ont été plutôt intéressantes. La gestion de l'été pouvait effectivement permettre à chacun de poser ses congés, avec une préoccupation très importante sur la remise en place et le fonctionnement plus classique du tribunal pour enfants de Lyon et de celui de Villefranche. Pendant la période de confinement, nous avons été fortement en lien avec les juges coordinateurs pour pouvoir définir les plans d'accompagnement, pour assurer la continuité de service, en prenant en compte les différentes ordonnances, pour éviter au maximum un engorgement à la sortie du confinement. Nous avons maintenu les échéances en termes de rendus par rapport à nos mesures, qui ont une date de début et une date de fin. En termes de respect du droit des familles, cela est très important, ainsi que pour l'exécution de la mesure judiciaire. Malheureusement, nous avons constaté en juillet et août une très forte demande de nouvelles mesures. Nous avions une liste d'attente de 300 enfants, qui est venue engorger notre service. Nous avions anticipé de nous-mêmes en recrutant des personnels supplémentaires pour anticiper cette nouvelle vague. Aujourd'hui, nous avons un délai d'attente très important. Nous arrivons à saturation par rapport à nos équipes pour pouvoir prendre en compte les nouvelles situations.

Nous portons sur la sortie du confinement un regard très hétérogène. Dans un certain nombre de situations, les familles ne vont pas mal et sont plutôt contentes d'avoir passé ce cap, avec un lien qui s'est consolidé pendant le confinement. En revanche, pour d'autres familles, la remise en route de l'action éducative et de l'accompagnement par d'autres modalités que le téléphone est plus compliquée, comme si on avait passé une étape avec le confinement et que les choses pouvaient désormais se traiter à distance. Nous avons parfois des difficultés à remettre une dynamique positive dans l'accompagnement que nous pouvons proposer. Nous recevons beaucoup de demandes d'activités collectives de la part de nos professionnels, qui ont été émises à l'issue du confinement, car nous travaillons aussi beaucoup sur le collectif. Aujourd'hui, compte tenu des annonces faites hier soir, ces activités seront remises en veille.

Pour certaines familles, avec la sortie du confinement, tout ce qui était en sommeil pendant le confinement est revenu en boomerang, avec des situations de violences conjugales très importantes, des situations d'attouchements qui n'ont pas été traitées et des placements rapides. Nous craignons fortement des situations très dégradées, car pendant ces trois mois, tout le système a été bloqué. Des informations préoccupantes étaient bloquées dans le traitement, mais aussi des sollicitations du parquet, ce qui est logique. Lorsque la machine judiciaire s'est remise en route pendant l'été, elle a produit beaucoup de nouvelles mesures, mais nous pensons qu'il y aura un effet retard. Nous envisageons donc avec une grande inquiétude la nouvelle période, avec des salariés fatigués, des interrogations sur les dimensions collectives de nos interventions, sur la nécessité de remettre en place des partenariats, qui avaient très bien fonctionné durant la période de confinement, l'urgence nous permettant de forcer des portes sans aucun problème. A la sortie de confinement, chacun a eu tendance à reprendre ses espaces et il nous faut aujourd'hui remettre les choses dans le bon sens. Nous avons pris attache auprès des tribunaux, car nous savons qu'il nous faut avancer d'un même pas avec la justice.

Nous envisageons la nouvelle période avec un savoir-faire en matière de télétravail, que nous n'avions jamais expérimenté auparavant. Nous avons pu mettre 230 personnes en télétravail quasiment du jour au lendemain, avec des outils de visioconférence permettant de maintenir une dynamique d'équipe. En effet, comme je l'ai dit précédemment, nous effectuons vraiment un travail collectif. Toutefois, nous avons beaucoup d'inquiétudes sur la durée et l'usure que nous pourrons constater chez les professionnels et les familles.

Heureusement, l'école reste ouverte, ce qui est important, car dans certaines familles, la proximité avec les enfants est déjà compliquée en dehors des heures scolaires, et les tensions étaient exacerbées lorsque l'école était close. Le fait que l'école continue de fonctionner est plutôt une bonne nouvelle. Il faudra cependant voir comment nous pourrons maintenir nos dispositifs et notre vigilance. Nous sommes toujours inquiets d'un passage à l'acte non maîtrisé. C'est déjà notre quotidien en période dite « normale », mais cela est beaucoup plus accentué actuellement. L'équipe de cadres est très vigilante pour pouvoir apporter un œil critique sur les situations et interpeller à bon escient, pour déclencher les actions nécessaires pour préserver les enfants.

La question de la protection de l'enfance doit être vue selon ses deux axes : le soutien à la parentalité et les besoins des enfants à un temps donné. Or, parfois, le temps des enfants n'est pas le temps des adultes. Ce qu'il est possible de mettre en suspens pour des adultes n'est pas forcément valable pour des enfants, notamment pour les plus jeunes. En effet, nous intervenons pour des enfants entre 0 et 18 ans. Nous suivons aussi des enfants de moins de 6 ans qui n'ont pas accès à la scolarité, pour lesquels nous pouvons avoir d'importants questionnements. Nous avons une population qui souffre de beaucoup de difficultés : précarité financière, précarité économique, précarité éducative, carences éducatives, troubles psychiatriques. On demande beaucoup aujourd'hui au milieu ouvert de pallier l'absence de réponses cohérentes. Notre service est le dépositaire de problématiques pour lesquelles il est nécessaire d'inventer sans arrêt, mais avec des contours et des contextes financiers qui ne sont pas toujours à la hauteur des enjeux. Nous ne bénéficions pas de donations, car nous ne sommes pas une fondation. Nous ne fonctionnons qu'avec les deniers publics et nous constatons parfois une tension forte entre les besoins des familles et ce que nous pouvons mettre en place. Nous manifestons de la vigilance et de la créativité, que nous essayons d'encourager à tous les niveaux. Aujourd'hui, l'accompagnement éducatif en milieu ouvert est au croisement d'anciennes pratiques, autour de l'entretien individuel, et de nouvelles pratiques, notamment des supports de médiation, pour lesquels la question collective est importante pour nous. En effet, il s'agit d'une occasion de rencontrer les enfants et les familles selon d'autres modalités, moins contraignantes. Nous avons des populations qui ont besoin de se réinscrire dans un collectif et du lien social. Cela concourt également à répondre à la mission sociale qui nous est confiée.

Mon intervention était dense et basée sur des notes ; je tenais à témoigner que nous devions réinventer notre activité, car nous avions vraiment la préoccupation de maintenir le lien coûte que coûte. Nous allions au travail, dans une ville déserte et sans voitures, nous avons maintenu notre activité et avons protégé nos salariés. Nous avons eu très peu de cas de Covid-19 en interne. Je n'ai pas eu d'absentéisme important, parce que je pense que nous avons été réactifs immédiatement pour mettre les salariés à l'abri chez eux.

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