Intervention de Adrien Taquet

Réunion du vendredi 6 novembre 2020 à 15h30
Commission d'enquête pour mesurer et prévenir les effets de la crise du covid-19 sur les enfants et la jeunesse

Adrien Taquet, secrétaire d'État chargé de l'enfance et des familles :

Le premier sujet très large, mais fondamental, est celui qui concerne la relation entre l'État et les départements et la réflexion autour d'une meilleure coordination, d'une meilleure coopération. La stratégie de prévention et de protection de l'enfance présentée le 14 octobre 2019 était le fruit de trois mois de concertation avec l'ensemble des acteurs. Mon discours vis-à-vis des départements est très clair. J'espère qu'il est compris et accepté. J'ai toujours affirmé que la protection de l'enfance n'est pas une compétence décentralisée, mais une compétence partagée. Il est utile d'être exigeant avec les départements. Toutefois, être exigeant avec les autres nécessite d'être exigeant avec soi-même. Les défaillances constatées dans la protection de l'enfance depuis quelques années sont probablement dues aux insuffisances d'un certain nombre de départements, mais aussi de l'État. Il est indispensable que l'État se réinvestisse dans ce sujet, non pas pour reprendre la main sur la protection de l'enfance, qui reste la responsabilité des départements, mais parce que la vie d'un enfant n'a pas à subir l'organisation administrative et politique.

Même si le système n'a pas été pensé de cette façon, 80 % des décisions de placement sont des décisions judiciaires. La question du droit à l'éducation est du ressort de l'État. Le droit à la santé, même si les PMI relèvent du département et ont un rôle important à jouer, dépend également de l'État. De même, le droit à la protection et à la sécurité est une compétence générale du préfet. Chacun doit prendre sa part. La création de ce secrétariat d'État en tant que tel et l'investissement et l'énergie que l'on y met traduisent cela. Je pense que cette vision peut être assez largement partagée sans porter atteinte à des principes constitutionnels.

Il est essentiel d'élaborer ensemble cette politique. La stratégie de prévention et de protection de l'enfance correspond à un certain nombre de projets nationaux, qui concernent tout le monde. J'ai abordé plus tôt la nécessité de créer des taux d'encadrement et des normes. Il faut aussi citer le travail actuellement réalisé par la Haute Autorité de Santé sur la saisine d'Agnès Buzyn il y a deux ans, avec la mise en place d'un référentiel national d'évaluation des situations de danger. Aujourd'hui, un enfant n'est pas en danger de la même façon à Lille et à Marseille.

Il convient de renforcer le pilotage national et territorial de cette politique, ainsi que l'articulation entre les deux. C'est ce qu'il ressort des rapports de l'IGAS et de la Cour des comptes parus ces dernières années. L'État doit jouer son rôle d'État stratège, en définissant les grandes orientations, en contrôlant qu'elles soient bien respectées. Leur mise en œuvre reste de la responsabilité et de la compétence des départements.

Une réforme de la gouvernance est en cours. Elle concernera le GIPED, le 119, l'ONPE, l'Agence française de l'adoption, que je souhaite ancrer dans la protection de l'enfance, et le Conseil national de la protection de l'enfance institué par Laurence Rossignol ; ce dernier est utile, mais ne dispose pas de suffisamment de moyens, notamment en termes de définition des missions, pour véritablement exprimer son plein potentiel. Nous travaillons également avec la Commission nationale d'accès aux origines personnelles (CNAOP). Une mission de préfiguration a été confiée à l'IGAS. Ce projet devrait être présenté au Parlement au premier trimestre 2021. L'objectif est de renforcer le pilotage de la protection de l'enfance, sur le même modèle que la Caisse nationale de solidarité pour l'autonomie (CNSA) pour le handicap, avec l'idée de réunir autour de la table l'État, les départements, les associations, et les anciens enfants protégés pour élaborer ensemble la politique, mettre en place des référentiels nationaux pour essayer de faire converger l'accompagnement des enfants et leur protection sur le territoire.

Il existe également le levier de la contractualisation, sur le modèle du plan de lutte contre la pauvreté. L'État contractualise avec les départements – 30 départements dans un premier temps, 40 départements en 2021 et les 30 derniers en 2022 –, et apporte des financements à hauteur de 80 millions d'euros en 2020, de 200 millions d'euros la deuxième année et de 280 millions d'euros la troisième année. Lorsque l'on additionne ces chiffres à ceux de la pédopsychiatrie – à travers le fonds d'innovation en psychiatrie, la feuille de route de santé mentale, etc. –, nous contribuerons à hauteur de près de 1 milliard d'euros en trois ou quatre ans.

La contractualisation est un moyen d'exercer un effet levier pour faire en sorte que la protection de l'enfance redevienne une politique prioritaire dans les départements. Cela fonctionne. Des dynamiques, que j'espère profondes et durables, s'enclenchent. L'État finance des projets concrets avec deux points de passage obligés pour les départements. Le premier est qu'il doit exister des projets de réinvestissement dans la PMI. En effet, elle est au cœur de la stratégie de prévention. Sur trois ans, l'État apportera 100 millions d'euros sur les PMI, pour compenser la somme ayant été « perdue » ces dix dernières années comme en atteste le rapport de Michèle Peyron.

Par ailleurs, il sera nécessaire que les départements proposent des solutions pour la prise en charge des enfants en situation de handicap. 20 à 25 % des enfants de l'ASE ont une reconnaissance MDPH, mais nous les prenons mal en charge.

Les enfants ayant appelé le numéro 119 étaient majoritairement des garçons dans la tranche 6-10 ans. La proportion des filles était plus élevée dans la tranche d'âge des 11-17 ans. Il s'agissait pour la plupart d'enfants déjà repérés.

Sur l'application de l'interdiction des sorties sèches par les départements, quelques difficultés nous ont été remontées. L'UNIOPSS nous a signalé des situations où les enfants étaient sortis entre le 17 octobre et aujourd'hui. Je précise que cette interdiction est rétroactive au 17 octobre. Nous avons contacté les départements pour essayer de régler les situations qui nous ont été signalées. Je ne peux pas aujourd'hui affirmer que la totalité des difficultés ont été résolues, mais les quelques remontées reçues par les associations de parlementaires ont été traitées. Cependant, il convient de rester vigilant.

S'agissant de la prostitution des mineurs, le confinement a permis de ralentir l'activité. Ce sujet est abordé dans la mesure numéro 22 du plan de lutte contre les violences, que j'ai présenté le 20 novembre 2019. J'aurais voulu à l'époque présenter un plan de lutte contre la prostitution des mineurs, mais nous, c'est-à-dire les pouvoirs publics, n'étions pas prêts.

La police, la gendarmerie et la justice y sont confrontées depuis un certain nombre d'années et sont plus avancées sur l'appréhension du phénomène et sur les voies et moyens pour y remédier. Toutefois, nous sommes tous assez dépourvus face à cette prostitution aux visages multiples, qui ne reprend pas les codes de la prostitution traditionnelle, et dans laquelle les victimes ne se considèrent pas comme victimes et les proxénètes, du même âge que les victimes, se considèrent à peine comme des proxénètes. Même les associations spécialisées telles qu'Agir contre la Prostitution des Enfants (ACPE) ou les associations généralistes comme le Mouvement du nid sont dépourvues face à ce phénomène. Il y a deux ans, le chiffre de 3 000 ou 4 000 mineurs concernés était avancé, alors qu'il est aujourd'hui estimé à 8 000 à 10 000.

En général, les associations exposent la situation aux politiques, les moyens d'y remédier et leur demandent d'agir. En l'occurrence, elles sont moins définitives et assertives. Nous sommes tous en difficulté. La prostitution des mineurs regroupe à la fois le « michetonnage », le phénomène des loverboy, la question de l'ASE – avec des Ubers qui viennent à la sortie de certains foyers de l'aide sociale à l'enfance pour emmener les filles –, la prostitution de cités, mais aussi de classe moyenne. Je vous conseille la lecture du livre « Papa, viens me chercher », dans lequel le père d'une famille provinciale de classe moyenne raconte la façon dont il a été confronté à ce phénomène.

Je ne nous sentais pas prêts à élaborer une politique publique sur ce sujet complexe. En novembre dernier, j'ai annoncé le lancement d'un groupe de travail avec l'objectif de bâtir en trois à six mois une politique publique. Ce groupe de travail a été lancé il y a un mois. Nous avons pris un peu de retard en raison de la crise sanitaire. Mme Catherine Champrenault, procureure générale auprès de la Cour d'appel de Paris, qui connaît très bien le sujet et qui a mis en place des mesures qui fonctionnent sur l'agglomération parisienne, mène ce groupe de travail. Elle va travailler jusqu'en février prochain avec les associations, les services de police, les services de la justice et de l'éducation nationale. Il est indispensable que ces derniers soient impliqués dans la réflexion.

Le phénomène est méconnu. Il existe très peu de recherches universitaires sur le sujet. Nous avons donc décidé de financer trois chercheuses qui mèneront une recherche-action en parallèle, en essayant de nourrir le groupe de travail, même si elles s'inscrivent dans un temps plus long. L'objectif est de développer la recherche sur la question de la prostitution des enfants.

Ce sujet majeur est lié à un autre point important : l'accès des mineurs à la pornographie. En effet, derrière le phénomène de prostitution infantile, on retrouve l'effet « Zahia », l'effet télé-réalité, la banalisation de l'acte sexuel, qui sont alimentés par une baisse rapide de l'âge du premier accès à la pornographie. Nous menons un travail avec Cédric O et avec l'ensemble des acteurs – les plateformes, les opérateurs téléphoniques, les fabricants de téléphones, les associations… – pour essayer de limiter l'accès des enfants à la pornographie. Aujourd'hui, l'âge moyen est de 11-12 ans pour la première exposition. Au-delà de l'impact psychologique sur le cerveau d'un enfant qui n'est pas prêt à accueillir cette violence, il convient de prendre en compte les effets sur la construction du rapport à l'autre, à la sexualité, à la soumission, au consentement. Nous essayons de systématiser davantage le contrôle parental. Cela ne résoudra pas tout, mais c'est au moins un levier.

Je ne dispose pas de données sur la santé psychique des adolescents. J'ai quelques informations, mais il ne serait pas sérieux de les partager ici dans la mesure où elles sont très parcellaires. Notez néanmoins que nous avons demandé à Frank Bellivier de creuser le sujet des adolescents au travers d'études qui existent sur la santé mentale des Français, et d'effectuer un tour d'horizon des services de pédopsychiatrie à Robert-Debré, au sein des hôpitaux de l'Assistance Publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) et ailleurs, afin d'observer les tendances. Une étude parue ce matin fait état d'une santé mentale des Français en dégradation. Il serait logique que nous constations le même phénomène chez les plus jeunes.

Enfin, je prends note de la remarque sur l'absence de pédopsychiatres et de pédiatres au sein du Conseil scientifique. Je ferai remonter ce point.

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