Bonjour et merci pour cette invitation. Nous n'avons pas souvent l'occasion d'être entendus et de nous exprimer. Je suis travailleuse sociale. Je travaille depuis vingt ans auprès de personnes sans domicile fixe (SDF). Je tiens des permanences d'accueil et reçois les personnes « à la rue ». Pendant le confinement, le service a fermé et j'ai été réquisitionnée pour intervenir sur la coordination de l'aide alimentaire dans les hôtels sociaux. Dès le début, la question s'est posée de la manière dont ces familles allaient se nourrir sachant qu'habituellement, elles se déplaçaient vers des associations caritatives. Je suis arrivée sans connaître ces hôtels, notamment le plus important, hébergeant 95 ménages, soit à peu près 300 personnes. J'ai rencontré les familles, qui étaient complètement abandonnées. Au début, nous pensions que leur situation était liée au confinement. Reste que comme dans beaucoup d'autres domaines, le confinement a mis en exergue des manques qui existaient déjà avant mais que nous ne voyions pas. J'ai vécu un peu le confinement à l'hôtel parce que j'y étais très souvent. J'étais la seule personne physiquement présente pour répondre à leurs problèmes du quotidien. Un lien et un rapport de confiance se sont créés avec ces familles. C'était comme un petit village qui devait se débrouiller tout seul, car tout avait disparu autour. Un projet a émergé à la suite de ces rencontres, dont Aminata Coulibaly parlera mieux que moi.
Des enfants étaient à l'hôtel, dans des conditions extrêmes. J'ai pu récolter des témoignages, grâce aux relations de confiance construites avec les parents et les enfants. J'ai interrogé les enfants sur ce qu'ils avaient vécu pendant le confinement. Ceux-ci ont exprimé des conditions de vie dignes de films d'horreur. Des hordes de cafards arrivent sur les pieds des enfants. Les punaises de lit constituent un véritable problème, qui rend fou puisqu'elles empêchent de dormir la nuit. Les enfants n'arrivent pas à dormir, ils ont du mal à se lever le matin et à tenir la journée à l'école. La violence est extrême puisque l'hôtel social n'accueille pas que des familles. Samedi dernier par exemple, une mère est venue me voir pour me dire que ses enfants étaient traumatisés et n'arrivaient plus à dormir parce qu'ils avaient vu un homme sortir d'une chambre et se taillader le torse avec un couteau. Un cafard a été retrouvé dans le vomi d'un petit enfant. Une dame était également présente, avec trois enfants. Elle était partie de l'hôtel mais revenait pour se rendre dans l'association d'Aminata. Elle m'a expliqué que son fils de 13 ans était suivi par un psychologue car après le confinement et le départ de l'hôtel, il ne faisait que pleurer. Il était en fait traumatisé par l'image de son père, policier dans son pays d'origine, qui dormait par terre à l'hôtel. Les images que ces conditions de vie renvoient aux enfants, d'eux-mêmes et de leurs parents, sont réellement traumatisantes.
Douze enfants ont accepté de me parler et de m'expliquer comment ils avaient vécu le confinement. Parmi les éléments qui ressortent en premier figurent l'insalubrité, l'insécurité et la violence. La police est souvent au bas de l'immeuble et lorsque les enfants partent à l'école le matin, ils ont peur de croiser des policiers. Les difficultés scolaires liées au confinement ressortent également. Trois frères et sœurs peuvent se partager une même pièce, sans bureau, avec l'un ou l'autre qui joue ou regarde la télévision. La connexion est très faible puisque les 95 ménages sont reliés au même réseau wifi. Les enfants attendent minuit pour pouvoir accéder à l'espace numérique de travail (ENT) et faire leurs devoirs. Ces enfants ressentent également de la honte d'être à l'hôtel, ils n'en parlent pas à leurs copains, ils ne les invitent pas et n'acceptent pas d'invitation parce qu'ils savent qu'ils ne pourront pas la rendre.
En 2017, un rapport est paru sur les besoins fondamentaux des enfants dans la protection de l'enfance. Nos propos relèvent selon moi de la protection de l'enfance. La violence n'est pas intrafamiliale, elle est institutionnelle. Les besoins fondamentaux, quels que soient les enfants, sont les mêmes. Ce rapport répertorie sept besoins fondamentaux, dont un méta-besoin, correspondant au besoin de sécurité. Sans sécurité, un enfant ne se construit pas normalement, que ce soit au niveau de sa santé physique, psychologique ou de son image de lui-même. Le besoin de sécurité comprend trois besoins fondamentaux : le besoin physiologique et de santé ; le besoin de protection ; le besoin de sécurité affective et relationnelle. Quatre autres besoins sont recensés : le besoin d'expérience et d'exploration du monde ; le besoin d'un cadre de règles et de limites ; le besoin d'identité ; le besoin d'estime de soi et de valorisation de soi. Comment se construire une identité en France, en venant parfois d'un pays étranger ? Ces enfants grandiront et deviendront français pour la majorité. Comment se construire une identité dans un pays où l'on est accueilli dans des conditions plus que précaires et assez maltraitantes ? Lorsque ces enfants obtiennent la nationalité française, comment leur identité pourra-t-elle, ou non, se négocier ? De la même manière, le besoin d'estime de soi et de valorisation de soi est largement attaqué par les conditions de vie à l'hôtel. En tout état de cause, le méta-besoin de sécurité n'est pas satisfait. Les enfants ont peur. Les parents ne dorment pas la nuit pour surveiller que personne ne rentre.
En ce qui concerne l'école, il faut savoir que ces enfants vivent, ils ont beaucoup de projets et ont besoin, comme tous les autres enfants, d'une chambre et d'un bureau. Ceux-ci sont admirables car en dépit des conditions, ils tentent de faire leurs devoirs coûte que coûte, à minuit ou à cinq heures du matin, lorsqu'Internet fonctionne car l'école est pour eux essentielle. Il s'agit également d'un lieu normalisateur, où ils essaient d'être comme tous les autres enfants. Ce sont des enfants comme les autres, même si leurs conditions de vie sont différentes.
Je pense que ma présence a été essentielle pendant le confinement mais également par la suite. Même si j'étais hors mission, je suis revenue car je ne pouvais pas les laisser à l'abandon. Je pense qu'il est essentiel que des travailleurs sociaux soient présents dans ces hôtels. Il pourrait s'agir d'équipes volantes ou d'interlocuteurs privilégiés qui connaissent les familles et leur quotidien, qui puissent répondre aux angoisses des familles et qui puissent également contrôler ce qu'il s'y passe. À Toulouse, l'hôtel coûte à l'État 13 millions d'euros par an. Les hôteliers gagnent de l'argent ; en contrepartie, ils devraient garantir la sécurité et l'hygiène. Le fait que les travailleurs sociaux possèdent un droit de regard et une forme de contrôle pour les conditions de sécurité et d'hygiène me paraît essentiel.