Intervention de Jean-Pierre Rosenczveig

Réunion du jeudi 19 novembre 2020 à 10h00
Commission d'enquête pour mesurer et prévenir les effets de la crise du covid-19 sur les enfants et la jeunesse

Jean-Pierre Rosenczveig, président de la commission Enfances-Familles-Jeunesses de l'Union nationale interfédérale des œuvres et organismes privés non lucratifs sanitaires et sociaux :

( Uniopss). Nous vous remercions de votre accueil.

À côté d'autres structures, l'Uniopss, ses unions régionales (Uriopss) et les fédérations ont tenu leur place pendant l'épisode de pandémie, comme acteurs et comme interlocuteurs, sinon interpellateurs, des pouvoirs publics. Je répondrai évidemment en ma qualité de président de la commission de l'Uniopss en charge des questions que vous soulevez. Je répondrai également à l'aune de ma double expérience de président d'une association de 450 travailleurs sociaux qui interviennent dans la région parisienne en faveur d'enfants en situation de précarité, et de magistrat. En cette dernière qualité, j'ai participé aux visites de terrain que le conseil national de la protection de l'enfance a menées.

Des remarques d'ordre général me conduiront à une première conclusion. Animatrice du travail de la commission que je préside, auteur principal des notes que celle-ci publie, Mme Marie Lambert-Muyard complétera mes propos.

Comment imaginer que les enfants et les jeunes auraient pu échapper aux effets de la pandémie ? Personne n'oserait le prétendre. Les réalités de cette période difficile ne doivent pas nous égarer. Surtout si nous songeons à ce que nos parents vécurent en 1939-40, évoquer une « génération sacrifiée » excède la mesure d'une analyse rationnelle. Gardons-nous de l'emphase et de la dramatisation.

Nous observons que la crise a mis en exergue les qualités et les failles de nos dispositifs, sinon de notre société. Si elle engendré des problèmes, elle n'a le plus souvent qu'exacerbé des défaillances que nous constations avant son déclenchement. Il ne s'agirait par exemple pas d'imaginer qu'en France, les droits des enfants étaient jusqu'en janvier ou février 2020 pris en compte au niveau auquel nous aspirons. Au contraire, nous dénoncions déjà des carences et des limites. En matière de droits des enfants, la marge de progression restait insigne. Elle incitait Jacques Toubon, alors Défenseur des droits, à inviter sur un certain nombre de points à passer enfin aux actes.

Ce nonobstant, rappelons qu'au commencement de la pandémie, les enfants ont d'abord pu être considérés comme une menace. Du temps fut nécessaire pour concevoir qu'ils justifiaient des politiques publiques spécifiques. Assurément, certains d'entre eux ont pâti de la fermeture des écoles et de leurs cantines.

Si l'ensemble des acteurs se sont mobilisés, tous n'ont peut-être pas joui d'une même visibilité et d'une reconnaissance équivalente de leur action. Au début de la crise, il ne fut ainsi pas simple de faire prendre en compte les secteurs médico-social et social par les pouvoirs publics. Il a fallu se battre afin d'obtenir la prise en charge des enfants des travailleurs sociaux dans les écoles qui ouvraient encore leurs classes ou procurer à ces travailleurs le matériel de protection nécessaire à la poursuite de leur activité. Je n'engage ici aucun procès d'intention, mais relate une simple réalité.

En revanche, il reste permis de reprocher à l'État d'avoir échoué dans la conduite du déconfinement. Il n'a pas insisté auprès des départements pour qu'ils unifient leurs politiques de versement de la prime covid et s'engagent à la verser aux travailleurs sociaux. Une association comme celle que je préside, présente dans le ressort de cinq départements, s'est confrontée à autant de politiques différentes. L'État n'a pas non plus ouvert la porte du Ségur de la santé aux secteurs médico-social et social. Souvent exténués, les travailleurs sociaux en conçoivent le sentiment que leur rôle de passerelle entre les exclus et la société n'est pas pleinement reconnu.

Il n'en demeure pas moins qu'en dépit de leur multiplicité, les protagonistes de la protection de l'enfance, qu'ils appartiennent au secteur public ou au monde associatif, ont largement répondu présents.

Certes, certaines prestations habituelles ont été affectées. Je pense aux mesures, administratives ou judiciaires, d'aide à domicile. Les droits de visite ou d'hébergement n'ont simplement pas pu s'exercer. Un droit de rencontre audiovisuel les a provisoirement remplacés.

Nous avons noté le développement incongru, voire aberrant, de l'accueil à domicile d'enfants, y compris d'enfants délinquants, pourtant confiés à l'aide sociale. Il nous semble un détournement de la loi.

Des innovations intéressantes méritent que nous les signalions. Dans le Nord, et dans des délais extraordinairement brefs, nous avons ainsi vu se créer des structures d'accueil pour enfants en danger.

Nous avons observé des travailleurs sociaux, particulièrement ceux qui intervenaient dans des foyers, retrouver l'essence même de leur mission, laquelle consiste à vivre avec les enfants accompagnés. Les intéressés précisent que c'est le fait d'être soulagé des tâches administratives qui auparavant leur incombaient qui a permis ce rapprochement.

Inversement, des juges ont déploré la contrainte de travailler uniquement à leur domicile. Rappelons que la justice des enfants entend amener les parents à prendre les décisions appropriées, mais non à les prendre à leur place.

S'agissant de la puissance publique, nous avons relevé d'indéniables progrès dans la coordination des équipes des différents territoires. Ce fut le cas en Moselle, département que nous avons visité. Des véritables démarches transversales s'y sont mises en place.

À l'échelle de l'État, nous mentionnerons l'initiative de la direction de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) du ministère de la justice. Sa dépêche du 8 juin 2020 incitait à organiser la coordination des territoires sous sa conduite. Elle n'y associait cependant pas les secteurs médico-social et associatif. Le dispositif engagé par M. Adrien Taquet, secrétaire d'État en charge de la protection de l'enfance, s'avère plus ambitieux.

S'il importe de tirer les enseignements des dysfonctionnements qui se sont manifestés, la question se pose aussi de savoir comment entretenir les innovations ou améliorations qui sont apparues pendant la crise sanitaire.

Retenons que le monde associatif a joué son rôle, que la puissance publique territoriale, notamment les départements, ont paré au plus pressé. Les articulations entre les divers acteurs en présence ont fonctionné de manière plutôt satisfaisante. Il n'empêche que, occasionnellement, dans certains territoires, des services de la PJJ ou de l'éducation nationale se sont signalés par leur absence notoire. Si ces entités contestent avoir abandonné le terrain, leur action y est passée complètement inaperçue.

Par ailleurs, comment concevoir que le confinement n'ait pas emporté d'effets sur les comportements individuels, spécialement sur ceux de personnes vivant sous un même toit ? Je pense aux violences intrafamiliales, en direction des femmes ou des enfants.

Force est de constater qu'en dépit d'une inquiétude généralisée que certains indicateurs alimentent, nous ne disposons pas encore de la preuve irréfutable de l'augmentation de ces violences pendant le confinement. Pour l'heure, nous relevons la hausse des informations préoccupantes et celle du nombre des appels téléphoniques reçus au numéro vert dédié à la maltraitance des enfants. Il faudra certainement du temps pour que la parole se libère à la suite de l'épreuve de la crise sanitaire.

À l'évidence, plus que jamais, femmes et enfants ont vu le champ familial se restreindre. La difficulté de faire appel aux membres de la famille, à défaut de sortir et de mobiliser, ou encore de recevoir des visites, ne favorisait guère les appels à l'aide en cas de maltraitance.

Les dossiers qui étaient pendants avant la crise n'ont pas progressé. Nous vous remettrons une note relative au secteur spécifique des enfants porteurs de handicaps.

Je m'arrêterai sur les sorties de l'aide sociale à l'enfance, qu'elle concerne les jeunes majeurs ou les mineurs étrangers isolés. Ces questions demeurent elles aussi en suspens. Ici, les jeunes ont sans conteste vécu une situation d'autant plus complexe qu'elle intervenait en période de crise.

La loi sur l'état d'urgence de mars 2020 contient une disposition sur les sortants de l'aide sociale à l'enfance. Non sans paradoxe, elle a imposé à l'aide sociale à l'enfance de poursuivre sa prise en charge, y compris auprès des jeunes majeurs, alors même que cette prise en charge ne revêt aucun caractère obligatoire. Mesurer, en pratique, le niveau de respect de la disposition nécessiterait de disposer de données chiffrées.

Quant à elle, la prise en charge des mineurs étrangers isolés s'inscrit en toutes circonstances dans la durée. Une période d'arrêt temporaire des dispositifs existants a évidemment été préjudiciable à son efficacité. À l'égard de ces mineurs, des démarches n'ont pas été engagées, d'autres, telles que la détermination de l'âge et de l'identité, ont pris du retard. Les intéressés sont souvent restés à la rue ou à l'hôtel.

Il nous faudra donc résoudre plusieurs questions.

S'agissant du statut des jeunes majeurs, la proposition de loi Bourguignon de 2018 a abouti à un échec. Cependant, nous savons depuis des années qu'il nous faut dépasser le régime applicable depuis 1974. Le problème demeure celui de l'accompagnement, non pas seulement financier, mais social et éducatif, des plus de 18 ans issus de l'aide sociale à l'enfance.

S'agissant des mineurs étrangers isolés, l'accord de 2018 passé entre l'État et l'Assemblée des départements de France (ADF) reste insatisfaisant. Du fait de ses répercussions, le dossier en souffrance contrarie de longue date la réflexion sur la protection de l'enfance. Notez que sur 170 000 enfants accueillis par an, 27 000 possèdent la qualité de mineurs étrangers isolés. Leur proportion augmente significativement depuis 2017-2018. Le phénomène migratoire est en cause.

Ignorer les jeunes majeurs et les mineurs étrangers isolés sur notre territoire risque de multiplier dans quelques années les cas d'adultes de 25 à 30 ans à la dérive.

Enfin, nous nous attendons au déferlement d'une vague de grande pauvreté. Le Gouvernement lui-même admet que sur un total de quatorze millions de personnes de moins de 17 ans en France, trois millions vivent dans la pauvreté.

Provisoire, ma conclusion est la suivante : nous ne sommes pas encore en mesure de proposer une évaluation fine des conséquences de la pandémie, en particulier de ses deux épisodes de confinement. Il nous faut le reconnaître avec modestie. Notre analyse présente ne constitue qu'une première évaluation. L'étendue de la maltraitance qui a eu cours pendant la crise ne se dévoilera par exemple en détail que sous le délai de deux à trois années.

Les questions majeures qui devront être tranchées, comme celle de la gouvernance publique nationale et territoriale en vue d'une meilleure coordination des actions, imposeront de respecter l'identité de chacune des institutions parties prenantes. Seules des démarches de dialogue permanent permettront de définir un juste équilibre.

Au sein de la famille, l'identification des responsabilités parentales et de leur contenu implique l'intervention du Parlement. Nous pourrons ensuite répondre à la question de l'accès aux droits, avec une diversification des prestations apportées aux jeunes.

À mon sens, le point essentiel reste celui de la mise en œuvre d'un réseau de soutien de proximité à la parentalité. Quand, avant la crise sanitaire, nous affirmions tous que le service social scolaire, le service de santé scolaire, la PMI, la psychiatrie infantile, la pédiatrie même, la prévention spécialisée, le secteur du handicap, autrement dit l'intégralité des pans du dispositif d'aide de proximité aux familles, se délabraient, nous ne saurions prétendre aujourd'hui, après le déclenchement de la crise, qu'il en va autrement.

J'oserai cette provocation : il me semble que le patronat de combat de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle était plus social que notre État libéral actuel. Il avait mesuré l'importance du lien social.

Il revient à l'État d'assurer ses propres responsabilités, par exemple le service de santé scolaire et le service social scolaire, afin de coordonner l'intervention des uns et des autres.

En dernier lieu, nous estimons qu'il importe d'améliorer le recueil des signalements de maltraitance. Dans cet objectif, les intéressés doivent devenir les principaux acteurs de leur propre protection.

Nous nous tenons à votre disposition pour répondre à vos questions.

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