Commission d'enquête pour mesurer et prévenir les effets de la crise du covid-19 sur les enfants et la jeunesse

Réunion du jeudi 19 novembre 2020 à 10h00

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Commission d'enquête pour mesurer et prévenir les effets de la crise du Covid-19 sur les enfants et la jeunesse

Jeudi 19 novembre 2020

La séance est ouverte à dix heures dix.

Présidence de Mme Sandrine Mörch, présidente

La Commission d'enquête pour mesurer et prévenir les effets de la crise du Covid-19 sur les enfants et la jeunesse procède à l'audition de M. Jean-Pierre Rosenczveig, président de la commission Enfances-Familles-Jeunesses de l'Uniopss (Union nationale interfédérale des œuvres et organismes privés non lucratifs sanitaires et sociaux), et de Mme Marie Lambert-Muyard, conseillère technique.

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Nous poursuivons nos auditions relatives aux effets de la crise sanitaire sur les enfants et la jeunesse en recevant M. Jean-Pierre Rosenczveig et Mme Marie Lambert-Muyard, respectivement président et conseillère technique de la commission Enfances-Familles-Jeunesses de l'Uniopss.

Association reconnue d'utilité publique, l'Uniopss a pour vocation d'unir, de défendre et de valoriser les acteurs privés non lucratifs de solidarité. Elle porte auprès des pouvoirs publics la voix collective des associations des secteurs sanitaire, social et médico-social engagées aux côtés des personnes vulnérables et fragiles. Présente sur l'ensemble du territoire, elle regroupe des unions régionales, ainsi qu'une centaine de fédérations, unions et associations nationales, représentant 25 000 établissements, 750 000 salariés et l'engagement d'un million de bénévoles.

L'Uniopss apparaît donc comme un observateur privilégié des besoins sociaux et un acteur majeur du monde associatif de l'économie sociale et solidaire. À ce titre, nous souhaiterions entendre votre éclairage sur les conséquences de la crise pour les enfants et les jeunes, en particulier les plus vulnérables d'entre eux : les enfants en situation de handicap, les enfants pris en charge par l'aide sociale à l'enfance, ou encore les mineurs isolés. Les aspects de prévention des violences intrafamiliales et de prise en charge des enfants qui en sont victimes retiennent tout spécialement notre attention.

Vous êtes déjà intervenus devant la mission d'information consacrée aux « problématiques de sécurité associées à la présence de mineurs non accompagnés ». Cet intitulé ne manque pas d'éloquence sur certains amalgames préjudiciables à la sérénité des débats que nous conduisons. Il sera intéressant de confronter entre elles les différentes visions que notre société entretient sur ce que d'aucuns qualifient de problème, mais qui forme d'abord la réalité quotidienne d'enfants.

À l'occasion de la crise, nous voudrions aussi connaître votre regard sur le rôle et le fonctionnement des acteurs qui interviennent auprès des enfants, de la jeunesse et des familles : l'État, avec les services de l'éducation nationale ou de la justice, les collectivités locales, avec l'aide sociale à l'enfance (ASE) ainsi que les centres de protection maternelle et infantile (PMI), l'ensemble des acteurs associatifs des secteurs médico-social, sanitaire et éducatif. Il s'agira de comprendre si de nouvelles coopérations ont émergé à la faveur d'une crise qui les rendait absolument indispensables. Quelles furent les réussites ? Sur quoi des améliorations pourraient-elles porter ? Quels sont les premiers enseignements que nous pouvons tirer de la crise sanitaire toujours en cours ? Sur quels aspects devons-nous nous garder d'abaisser le niveau de notre vigilance ?

Enfin, je vous saurais gré de vous prononcer sur des problèmes qui, s'ils ne se sont pas révélés pendant la crise, n'en apparaissent pas moins comme fondamentaux. Ils ont notamment trait au divorce et à sa violence latente. Curieusement, ils ne se placent jamais au centre des discussions inhérentes à l'enfance et à la jeunesse. Que vivent nos enfants et nos jeunes lorsque leurs parents ne s'entendent plus ? Les ravages de telles situations n'équivalent‑ils pas ceux dont il est en permanence question de nos jours ?

L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Jean-Pierre Rosenczveig et Mme Marie Lambert-Muyard prêtent serment.)

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Jean-Pierre Rosenczveig, président de la commission Enfances-Familles-Jeunesses de l'Union nationale interfédérale des œuvres et organismes privés non lucratifs sanitaires et sociaux

( Uniopss). Nous vous remercions de votre accueil.

À côté d'autres structures, l'Uniopss, ses unions régionales (Uriopss) et les fédérations ont tenu leur place pendant l'épisode de pandémie, comme acteurs et comme interlocuteurs, sinon interpellateurs, des pouvoirs publics. Je répondrai évidemment en ma qualité de président de la commission de l'Uniopss en charge des questions que vous soulevez. Je répondrai également à l'aune de ma double expérience de président d'une association de 450 travailleurs sociaux qui interviennent dans la région parisienne en faveur d'enfants en situation de précarité, et de magistrat. En cette dernière qualité, j'ai participé aux visites de terrain que le conseil national de la protection de l'enfance a menées.

Des remarques d'ordre général me conduiront à une première conclusion. Animatrice du travail de la commission que je préside, auteur principal des notes que celle-ci publie, Mme Marie Lambert-Muyard complétera mes propos.

Comment imaginer que les enfants et les jeunes auraient pu échapper aux effets de la pandémie ? Personne n'oserait le prétendre. Les réalités de cette période difficile ne doivent pas nous égarer. Surtout si nous songeons à ce que nos parents vécurent en 1939-40, évoquer une « génération sacrifiée » excède la mesure d'une analyse rationnelle. Gardons-nous de l'emphase et de la dramatisation.

Nous observons que la crise a mis en exergue les qualités et les failles de nos dispositifs, sinon de notre société. Si elle engendré des problèmes, elle n'a le plus souvent qu'exacerbé des défaillances que nous constations avant son déclenchement. Il ne s'agirait par exemple pas d'imaginer qu'en France, les droits des enfants étaient jusqu'en janvier ou février 2020 pris en compte au niveau auquel nous aspirons. Au contraire, nous dénoncions déjà des carences et des limites. En matière de droits des enfants, la marge de progression restait insigne. Elle incitait Jacques Toubon, alors Défenseur des droits, à inviter sur un certain nombre de points à passer enfin aux actes.

Ce nonobstant, rappelons qu'au commencement de la pandémie, les enfants ont d'abord pu être considérés comme une menace. Du temps fut nécessaire pour concevoir qu'ils justifiaient des politiques publiques spécifiques. Assurément, certains d'entre eux ont pâti de la fermeture des écoles et de leurs cantines.

Si l'ensemble des acteurs se sont mobilisés, tous n'ont peut-être pas joui d'une même visibilité et d'une reconnaissance équivalente de leur action. Au début de la crise, il ne fut ainsi pas simple de faire prendre en compte les secteurs médico-social et social par les pouvoirs publics. Il a fallu se battre afin d'obtenir la prise en charge des enfants des travailleurs sociaux dans les écoles qui ouvraient encore leurs classes ou procurer à ces travailleurs le matériel de protection nécessaire à la poursuite de leur activité. Je n'engage ici aucun procès d'intention, mais relate une simple réalité.

En revanche, il reste permis de reprocher à l'État d'avoir échoué dans la conduite du déconfinement. Il n'a pas insisté auprès des départements pour qu'ils unifient leurs politiques de versement de la prime covid et s'engagent à la verser aux travailleurs sociaux. Une association comme celle que je préside, présente dans le ressort de cinq départements, s'est confrontée à autant de politiques différentes. L'État n'a pas non plus ouvert la porte du Ségur de la santé aux secteurs médico-social et social. Souvent exténués, les travailleurs sociaux en conçoivent le sentiment que leur rôle de passerelle entre les exclus et la société n'est pas pleinement reconnu.

Il n'en demeure pas moins qu'en dépit de leur multiplicité, les protagonistes de la protection de l'enfance, qu'ils appartiennent au secteur public ou au monde associatif, ont largement répondu présents.

Certes, certaines prestations habituelles ont été affectées. Je pense aux mesures, administratives ou judiciaires, d'aide à domicile. Les droits de visite ou d'hébergement n'ont simplement pas pu s'exercer. Un droit de rencontre audiovisuel les a provisoirement remplacés.

Nous avons noté le développement incongru, voire aberrant, de l'accueil à domicile d'enfants, y compris d'enfants délinquants, pourtant confiés à l'aide sociale. Il nous semble un détournement de la loi.

Des innovations intéressantes méritent que nous les signalions. Dans le Nord, et dans des délais extraordinairement brefs, nous avons ainsi vu se créer des structures d'accueil pour enfants en danger.

Nous avons observé des travailleurs sociaux, particulièrement ceux qui intervenaient dans des foyers, retrouver l'essence même de leur mission, laquelle consiste à vivre avec les enfants accompagnés. Les intéressés précisent que c'est le fait d'être soulagé des tâches administratives qui auparavant leur incombaient qui a permis ce rapprochement.

Inversement, des juges ont déploré la contrainte de travailler uniquement à leur domicile. Rappelons que la justice des enfants entend amener les parents à prendre les décisions appropriées, mais non à les prendre à leur place.

S'agissant de la puissance publique, nous avons relevé d'indéniables progrès dans la coordination des équipes des différents territoires. Ce fut le cas en Moselle, département que nous avons visité. Des véritables démarches transversales s'y sont mises en place.

À l'échelle de l'État, nous mentionnerons l'initiative de la direction de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) du ministère de la justice. Sa dépêche du 8 juin 2020 incitait à organiser la coordination des territoires sous sa conduite. Elle n'y associait cependant pas les secteurs médico-social et associatif. Le dispositif engagé par M. Adrien Taquet, secrétaire d'État en charge de la protection de l'enfance, s'avère plus ambitieux.

S'il importe de tirer les enseignements des dysfonctionnements qui se sont manifestés, la question se pose aussi de savoir comment entretenir les innovations ou améliorations qui sont apparues pendant la crise sanitaire.

Retenons que le monde associatif a joué son rôle, que la puissance publique territoriale, notamment les départements, ont paré au plus pressé. Les articulations entre les divers acteurs en présence ont fonctionné de manière plutôt satisfaisante. Il n'empêche que, occasionnellement, dans certains territoires, des services de la PJJ ou de l'éducation nationale se sont signalés par leur absence notoire. Si ces entités contestent avoir abandonné le terrain, leur action y est passée complètement inaperçue.

Par ailleurs, comment concevoir que le confinement n'ait pas emporté d'effets sur les comportements individuels, spécialement sur ceux de personnes vivant sous un même toit ? Je pense aux violences intrafamiliales, en direction des femmes ou des enfants.

Force est de constater qu'en dépit d'une inquiétude généralisée que certains indicateurs alimentent, nous ne disposons pas encore de la preuve irréfutable de l'augmentation de ces violences pendant le confinement. Pour l'heure, nous relevons la hausse des informations préoccupantes et celle du nombre des appels téléphoniques reçus au numéro vert dédié à la maltraitance des enfants. Il faudra certainement du temps pour que la parole se libère à la suite de l'épreuve de la crise sanitaire.

À l'évidence, plus que jamais, femmes et enfants ont vu le champ familial se restreindre. La difficulté de faire appel aux membres de la famille, à défaut de sortir et de mobiliser, ou encore de recevoir des visites, ne favorisait guère les appels à l'aide en cas de maltraitance.

Les dossiers qui étaient pendants avant la crise n'ont pas progressé. Nous vous remettrons une note relative au secteur spécifique des enfants porteurs de handicaps.

Je m'arrêterai sur les sorties de l'aide sociale à l'enfance, qu'elle concerne les jeunes majeurs ou les mineurs étrangers isolés. Ces questions demeurent elles aussi en suspens. Ici, les jeunes ont sans conteste vécu une situation d'autant plus complexe qu'elle intervenait en période de crise.

La loi sur l'état d'urgence de mars 2020 contient une disposition sur les sortants de l'aide sociale à l'enfance. Non sans paradoxe, elle a imposé à l'aide sociale à l'enfance de poursuivre sa prise en charge, y compris auprès des jeunes majeurs, alors même que cette prise en charge ne revêt aucun caractère obligatoire. Mesurer, en pratique, le niveau de respect de la disposition nécessiterait de disposer de données chiffrées.

Quant à elle, la prise en charge des mineurs étrangers isolés s'inscrit en toutes circonstances dans la durée. Une période d'arrêt temporaire des dispositifs existants a évidemment été préjudiciable à son efficacité. À l'égard de ces mineurs, des démarches n'ont pas été engagées, d'autres, telles que la détermination de l'âge et de l'identité, ont pris du retard. Les intéressés sont souvent restés à la rue ou à l'hôtel.

Il nous faudra donc résoudre plusieurs questions.

S'agissant du statut des jeunes majeurs, la proposition de loi Bourguignon de 2018 a abouti à un échec. Cependant, nous savons depuis des années qu'il nous faut dépasser le régime applicable depuis 1974. Le problème demeure celui de l'accompagnement, non pas seulement financier, mais social et éducatif, des plus de 18 ans issus de l'aide sociale à l'enfance.

S'agissant des mineurs étrangers isolés, l'accord de 2018 passé entre l'État et l'Assemblée des départements de France (ADF) reste insatisfaisant. Du fait de ses répercussions, le dossier en souffrance contrarie de longue date la réflexion sur la protection de l'enfance. Notez que sur 170 000 enfants accueillis par an, 27 000 possèdent la qualité de mineurs étrangers isolés. Leur proportion augmente significativement depuis 2017-2018. Le phénomène migratoire est en cause.

Ignorer les jeunes majeurs et les mineurs étrangers isolés sur notre territoire risque de multiplier dans quelques années les cas d'adultes de 25 à 30 ans à la dérive.

Enfin, nous nous attendons au déferlement d'une vague de grande pauvreté. Le Gouvernement lui-même admet que sur un total de quatorze millions de personnes de moins de 17 ans en France, trois millions vivent dans la pauvreté.

Provisoire, ma conclusion est la suivante : nous ne sommes pas encore en mesure de proposer une évaluation fine des conséquences de la pandémie, en particulier de ses deux épisodes de confinement. Il nous faut le reconnaître avec modestie. Notre analyse présente ne constitue qu'une première évaluation. L'étendue de la maltraitance qui a eu cours pendant la crise ne se dévoilera par exemple en détail que sous le délai de deux à trois années.

Les questions majeures qui devront être tranchées, comme celle de la gouvernance publique nationale et territoriale en vue d'une meilleure coordination des actions, imposeront de respecter l'identité de chacune des institutions parties prenantes. Seules des démarches de dialogue permanent permettront de définir un juste équilibre.

Au sein de la famille, l'identification des responsabilités parentales et de leur contenu implique l'intervention du Parlement. Nous pourrons ensuite répondre à la question de l'accès aux droits, avec une diversification des prestations apportées aux jeunes.

À mon sens, le point essentiel reste celui de la mise en œuvre d'un réseau de soutien de proximité à la parentalité. Quand, avant la crise sanitaire, nous affirmions tous que le service social scolaire, le service de santé scolaire, la PMI, la psychiatrie infantile, la pédiatrie même, la prévention spécialisée, le secteur du handicap, autrement dit l'intégralité des pans du dispositif d'aide de proximité aux familles, se délabraient, nous ne saurions prétendre aujourd'hui, après le déclenchement de la crise, qu'il en va autrement.

J'oserai cette provocation : il me semble que le patronat de combat de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle était plus social que notre État libéral actuel. Il avait mesuré l'importance du lien social.

Il revient à l'État d'assurer ses propres responsabilités, par exemple le service de santé scolaire et le service social scolaire, afin de coordonner l'intervention des uns et des autres.

En dernier lieu, nous estimons qu'il importe d'améliorer le recueil des signalements de maltraitance. Dans cet objectif, les intéressés doivent devenir les principaux acteurs de leur propre protection.

Nous nous tenons à votre disposition pour répondre à vos questions.

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Vos propos corroborent ceux que nous avons entendus au cours de nos précédentes auditions. Pour y réagir et vous interroger, je cède la parole à Mme Marie-George Buffet.

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Je souscris à votre analyse, monsieur le président. La pandémie et la crise qui l'accompagne ont révélé des situations de vulnérabilité dans notre société, de même qu'elles remettent en cause l'efficacité de l'action de l'État dans plusieurs domaines. Il s'agit de la scolarité, avec l'évidence d'une fracture numérique, de retards et décrochages scolaires, mais aussi de la pauvreté. Si celle-ci existait déjà, elle semble s'être aggravée avec le confinement. Vous avez évoqué la fermeture des cantines.

La crise a donc mis au jour des failles de nos institutions dans l'accomplissement de leurs missions. J'estime que ce constat peut être l'occasion de progresser. Nos recommandations doivent tendre à l'amélioration de la situation des enfants et des jeunes.

Vous avez insisté sur une nécessaire coordination. Ce terme revient régulièrement depuis le commencement de nos auditions. Il s'applique à l'ASE, à l'accompagnement des mineurs étrangers.

D'une manière plus ou moins marquée, les départements s'efforcent de remplir les missions qui leur reviennent. Nous avons auditionné plusieurs de leurs représentants. Parallèlement, du fait de son effacement dans la protection de l'enfance, l'État ne parvient pas à assurer ce rôle de coordination. J'espère que les travaux de la présente commission d'enquête, ainsi que ceux de M. Adrien Taquet, contribueront à conférer à l'État un poids plus significatif dans la protection de l'enfance et dans le traitement des questions relatives à la jeunesse. Encore faudra-t-il ensuite que les départements et les réseaux associatifs disposent eux-mêmes des moyens suffisants pour mener à bien leurs missions.

Comment vous représentez-vous ce rôle de coordination dévolu à l'État ? Quels domaines concernerait-il spécifiquement ?

Sur les conséquences de la pandémie quant à la situation des enfants, je comprends qu'il faille attendre sans doute plusieurs années avant que d'obtenir des données très précises et de les analyser dans le détail. Cependant, je m'étonne qu'au cours de nos auditions successives, nous ne recevions pas communication d'éléments chiffrés sur la protection de l'enfance, les conditions de vie ou la maltraitance. L'impression prévaut d'une absence de recueil de ces données sur un plan national. Peut-être cette impression est-elle trompeuse ? Vous nous le direz.

Le fait que la justice ait dû aménager ses modalités de fonctionnement en matière de protection de l'enfance a-t-il, selon vous, emporté des conséquences sur le bien-être des enfants ?

S'agissant des jeunes mineurs détenus, que pensez-vous de la nouvelle suspension des parloirs ? Ne pouvions-nous pas maintenir ce lien avec les familles ?

Les médias ont relaté l'arrestation d'enfants, y compris de jeunes enfants dont l'âge n'excédait pas huit ans, après l'assassinat terroriste de Samuel Paty. Leur transfert dans des commissariats en raison de leur comportement dans l'enceinte de l'école vous paraît-il une mesure normale ?

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Marie Lambert-Muyard, conseillère technique Enfances-Familles-Jeunesses de l'Uniopss

Votre commission d'enquête a commencé ses travaux dans une conjoncture quelque peu différente de celle que nous connaissons actuellement. Décision a en effet été prise de reconfiner la population. Si ce deuxième confinement s'avère moins strict que le premier, la crise s'inscrit désormais dans un temps plus long. Ses effets ne seront pas forcément ceux que nous pressentions d'abord.

Dans le champ de la protection de l'enfance, les équipes éducatives, à l'image peut‑être de l'ensemble de la population, expriment une fatigue sensiblement plus marquée que lors du premier confinement. Par suite, elles se montrent aussi moins inventives, moins créatives. Les impressions issues de ce second temps de la crise sanitaire risquent de différer de celles laissées par son premier épisode.

Des témoignages nous font état d'une augmentation du nombre des fugues à l'occasion du deuxième confinement. L'incompréhension des jeunes augmente à mesure que la crise se prolonge.

Dans l'ensemble des champs qui intéressent l'action de l'Uniopss ‒ la petite enfance, la protection de l'enfance ou la protection judiciaire de la jeunesse –, les problèmes de gouvernance et de pilotage reviennent systématiquement. Lors du premier confinement, les associations et les fédérations associatives ont joué un rôle primordial. Dans les départements qui ont opté pour le télétravail, acteurs et interlocuteurs habituels se sont effacés. Les partenaires associatifs ont alors pris le relais.

Sous l'angle de la coopération, les lacunes principales se sont manifestées entre les conseils départementaux et les agences régionales de santé (ARS). Le manque de protocoles formalisés a été patent.

La coordination entre protection de l'enfance et éducation nationale a également posé diverses difficultés. Avant la survenue de la crise sanitaire, il s'avérait déjà compliqué dans certains observatoires départementaux de la protection de l'enfance de bénéficier de la présence de représentants de l'éducation nationale.

Vous retrouverez ces constats, assortis de recommandations, dans une contribution datée du mois de mai 2020 conjointe à la Convention nationale des associations de protection de l'enfant (CNAP), à la Fédération des établissements hospitaliers et d'aide à la personne (FEHAP) et à l'Uniopss. Je vous la communiquerai à l'issue de l'audition.

La nécessité d'une politique de l'enfance globale et décloisonnée apparaît comme l'un des enseignements de la crise sanitaire. L'Uniopss y attache beaucoup d'importance.

La crise a par ailleurs aggravé la vulnérabilité des mineurs non accompagnés, des jeunes majeurs, ainsi que des enfants en situation de handicap ou de pauvreté. Le réseau de l'Uniopss constate d'ores et déjà que de nombreuses familles ont dû interrompre leurs contrats avec des crèches, en raison de la baisse marquée de leurs revenus.

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Jean-Pierre Rosenczveig, président de la commission Enfances-Familles-Jeunesses de l'Union nationale interfédérale des œuvres et organismes privés non lucratifs sanitaires et sociaux

J'aimerais répondre à la dernière question de Mme Marie-George Buffet, bien qu'elle aille au-delà du sujet qui nous occupe directement.

Le fait pour les services de police d'entendre, voire de retenir, des enfants de 8 ans, n'enfreint pas la loi. À vous, parlementaires, de vous emparer du sujet. Vous en aurez l'occasion à compter du 14 décembre 2020, lorsque vous examinerez le projet de réforme du code de justice pénale des mineurs.

Poser une seule présomption simple, et non irréfragable, de non-responsabilité avant l'âge de 13 ans maintiendra la possibilité de poursuivre des enfants plus jeunes, voire de les conduire dans un commissariat.

Quoique légale, la décision apparaît-elle pour autant opportune ? La réponse, bien évidemment, ne peut être que négative. Par le dialogue, il nous faut montrer à ces enfants l'interdit et expliciter son sens. Au-delà, le débat s'ouvre avec la jeunesse de France sur la République, ses valeurs et la hiérarchie des normes. Encore faut-il disposer sur le terrain d'intervenants qui se prêtent à ce travail. La responsabilité en revient aux éducateurs de la prévention spécialisée.

Ces enfants que nous évoquons ne sont nullement des terroristes. Je ne vous apprendrai pas qu'ils reflètent une influence qui peut être celle de la famille, du quartier ou des pairs. Il nous appartient de les en détourner.

La fermeture des parloirs dans les prisons représente certainement une régression. Il s'avère plus que jamais capital pour les jeunes détenus de nouer ou de renouer des relations avec leurs parents et proches.

Avant l'apparition de la pandémie, nous observions une augmentation notable de l'incarcération des mineurs, de l'ordre de 15 %. Le constat préoccupe la directrice de la PJJ, avec laquelle je m'entretenais récemment. Il retient également l'attention du ministre de la justice, qui entend développer d'autres réponses pénales que celle de l'incarcération. Déployées en milieu ouvert, ces réponses supposent des moyens nouveaux, particulièrement à l'adresse du secteur associatif. L'association Espoir-CFDJ (centres familiaux de jeunes), que je préside, ouvre des structures d'accueil destinées aux jeunes condamnés à des peines de travaux d'intérêt général (TIG). Jusqu'à présent, elle ne perçoit aucune aide pour la conduite de cette activité.

Sur le problème des données relatives aux effets de la crise sanitaire sur l'enfance et la jeunesse, je vous concède qu'il est surprenant qu'un pays comme la France ne possède aucun dispositif de recueil et de traitement de l'information qui satisfasse à nos attentes.

À titre d'illustration, nous entendons régulièrement que 170 000 enfants sont, non pas placés, mais accueillis par l'aide sociale à l'enfance et que 50 000 font l'objet d'un suivi à domicile. Ces données omettent la situation des enfants qui bénéficient d'aides financières et d'autres types de soutien. Les travaux du Conseil national de la protection de l'enfance visent à corriger les défaillances du dispositif actuel de recueil et de traitement de l'information dans le domaine qui nous intéresse. Avec l'appui de M. Adrien Taquet, ils pourraient aboutir à la création d'une agence nationale dédiée.

La question de la gouvernance nationale et territoriale est posée. Elle interroge le rôle de l'État, un double rôle d'acteur et de garant de l'action publique générale, c'est-à-dire de coordination. Il incombe effectivement à l'État de rendre compte de l'action nationale auprès des organisations internationales.

En pratique, l'État ne pourra assurer ce second rôle que si les intervenants des départements et du secteur associatif dont il entend coordonner l'action le jugent crédible. Dans la crise que nous analysons, manquant une occasion historique, il a failli à cette condition. Face à un enjeu national, il n'a par exemple pas imposé ses vues quant au versement de la prime covid.

L'erreur fondamentale date de la décentralisation. L'État n'a pas accompagné le transfert de responsabilités aux collectivités territoriales d'une volonté nette d'assumer ses propres compétences. Il a de plus excessivement réduit sa présence dans les territoires. Comment le préfet peut-il mettre en œuvre une politique territoriale en l'absence d'instructions nationales ? Politique, l'enjeu devient celui d'une reconquête par l'État de ses prérogatives. Les domaines de l'organisation générale et de la responsabilité parentale ressortissent à la loi. Sur un plan normatif, le Parlement est directement concerné.

Vous débattrez prochainement de l'opportunité de maintenir le Conseil national de la protection de l'enfance. Au sein de cette structure, L'État, les collectivités territoriales et le monde associatif examinent les faits, dégagent des objectifs et dressent le bilan des actions menées. Nous avons besoin de cet espace politique de réflexion. Il s'intéresse notamment au problème de la gouvernance.

La crise sanitaire emporte des conséquences qui lui sont propres. Elle sert également de révélateur quant à l'état général des mécanismes à l'œuvre en matière de protection de l'enfance et de la jeunesse.

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Vous utilisez le terme de « révélateur » ; peut-être celui de « détonateur » ne serait-il pas moins pertinent ?

Que le Conseil national de la protection de l'enfance offre un lieu d'échange politique, je le conçois. Cependant, pourquoi ne pas non plus exiger dans le domaine de la protection de l'enfance des enceintes et procédés apolitiques ? Il me semble qu'ils représenteraient une avancée.

J'ajouterai plusieurs questions. Dans le détail, il ne sera vraisemblablement pas possible de répondre à toutes dès à présent.

Travaillez-vous sur le coût de la prise en charge de l'enfance délinquante et, concomitamment, sur le gain que cette prise en charge, de même que la prévention, apporte à la société ? Quels adultes les jeunes laissés en déshérence deviendront-ils ? Mon expérience personnelle dans le journalisme inclut le suivi d'enfants issus d'hôtels sociaux. Elle me laisse pessimiste quant à la réponse à donner à cette dernière question.

À une politique de chiffres, il nous faut rétorquer par des chiffres. Disposez-vous de données précises que nous pourrions opposer au ministère de l'économie, des finances et de la relance ? Sans doute leur obtention incombe-t-elle en partie aux associations, ainsi qu'aux sociologues. Nous, parlementaires, manquons de ces données à même d'étayer nos interventions lors des débats d'élaboration des lois de finances.

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Jean-Pierre Rosenczveig, président de la commission Enfances-Familles-Jeunesses de l'Union nationale interfédérale des œuvres et organismes privés non lucratifs sanitaires et sociaux

Je ne travaille pas directement au recueil des données, ni ne dispose des moyens matériels qu'il requiert. Néanmoins, nous disposons d'un certain nombre d'éléments. Je rappellerai par exemple que la prise en charge d'un enfant dans un centre éducatif fermé (CEF) représente un coût compris entre 600 à 800 euros par jour, pour une durée de séjour de l'ordre de quatre mois en moyenne. Dans certains cas, elle atteint six mois, voire un an. Le calcul auquel je m'étais livré voici quelques années aboutissait au total considérable d'une dépense d'environ 1,5 million d'euros par enfant. Je ne mentionne ici que la seule prise en charge dans les CEF. Nous mesurons le nombre de loyers qu'une telle somme représente, ou le nombre de travailleurs sociaux en milieu ouvert qu'elle permettrait de rémunérer.

L'évaluation des répercussions économiques des politiques de protection de l'enfance et de la jeunesse ne manque assurément pas de pertinence. Cependant, ainsi que le relevait Mme Marie-George Buffet, les données nous font défaut. Pour prendre un exemple, nous ne sommes pas capables de répondre au comité des droits de l'enfant de l'ONU lorsqu'il nous interroge sur la part de produit intérieur brut que la puissance publique de notre pays investit dans la protection de l'enfance. Il vous appartient, en tant que parlementaires, d'exiger la conduite d'une telle évaluation.

En l'état, nous nous en tenons à quelques données générales. Nous savons que l'aide sociale à l'enfance représente quelque 8,2 milliards d'euros, la PJJ environ 800 millions. Aucun travail de récolement ne permet d'apprécier, au-delà du bénéfice humain, le gain économique de ces politiques.

Sans doute nos efforts s'avèrent-ils plus productifs que nous ne l'imaginons communément.

Combien d'enfants sont-ils aujourd'hui accueillis par l'aide sociale à l'enfance, dont les parents eux-mêmes l'étaient ? Lorsque nous nous y penchons, les faits indiquent une faible proportion, quand bien même des responsables politiques pensent le contraire. Une étude du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) conduite par MM. Corbillon, Assailly et Duyme signale en effet un taux compris entre 4 et 6 %.

Combien d'enfants mineurs délinquants restent-ils délinquants à leur majorité ? Pendant son mandat de sénateur, M. Jean-René Lecerf, qui préside actuellement le conseil départemental du Nord, a montré que leur proportion était également réduite. Dans 85 % des cas, disait-il en 2011, les enfants délinquants suivis par des travailleurs sociaux et la justice ne deviennent pas des majeurs délinquants.

Nous ne saurions donc conclure de manière uniformément négative. Reconnaissons plutôt une marge sensible d'amélioration et de progression de nos dispositifs. Reste à en mesurer et, peut-être, à en augmenter le coût. Investir intelligemment dans des dispositifs de proximité peut prévenir les conséquences désastreuses des cas d'abandon d'enfants par des familles démunies. Nous craignons que la crise sanitaire n'ait accentué ce phénomène. Livrés à eux-mêmes, ces jeunes deviendront dans quelques années de véritables dangers tant pour eux que pour la société. Les réponses que l'urgence commandera représenteront alors une dépense autrement plus élevée.

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Les étudiants que nous avons entendus établissent un constat identique.

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Jean-Pierre Rosenczveig, président de la commission Enfances-Familles-Jeunesses de l'Union nationale interfédérale des œuvres et organismes privés non lucratifs sanitaires et sociaux

Nous ne pourrons dire que nous ne savions pas. Plus que jamais avec l'Uniopss, nous incitons au consensus, à l'engagement d'une démarche collective respectueuse de l'identité de chacun. Qui, sinon l'État, lui donnera l'impulsion décisive ? Il ne s'y emploiera cependant avec succès qu'à la condition d'apparaître crédible auprès des différents intervenants. Or, il ne l'est pas aujourd'hui.

Choisir une recentralisation des politiques de protection de l'enfance manquerait de pertinence. Il convient de maintenir les dispositifs de proximité, mais en leur apportant un appui national.

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Je souhaitais aborder trois autres aspects.

D'une part, nous comprenons qu'un réseau de soutien de proximité à la parentalité revêt un caractère fondamental. Vos préconisations en la matière nous intéresseraient vivement.

D'autre part, comment soutiendriez-vous, contre certains discours politiques ou médiatiques négatifs et pernicieux, une parole positive, constructive, porteuse d'avenir, indispensable aux jeunes générations ? Y travaillez-vous ?

Enfin, j'apprécierais que vous nous rapportiez tous les signaux, fussent-ils encore faibles, qui vous parviennent. Ils vous donnent une indéniable avance sur les débats que nous menons. En période de crise, les connaître représentera un précieux gain de temps.

Bien entendu, des échanges ultérieurs pourront compléter ceux de ce jour.

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Jean-Pierre Rosenczveig, président de la commission Enfances-Familles-Jeunesses de l'Union nationale interfédérale des œuvres et organismes privés non lucratifs sanitaires et sociaux

Je précise que je vous adresserai un support écrit à la suite de mon intervention orale. De plus, avec Mme Marie Lambert-Muyard, nous sommes convenus de vous faire parvenir une série de documents susceptibles de nourrir votre réflexion et d'étayer les propositions qui en résulteront.

Pour l'heure, je me contenterai d'observer que l'Uniopss traite des questions au quotidien. Certes, sa connaissance des dossiers l'autorise, en tant que de besoin, à interpeller les responsables politiques. Pour autant, elle n'a pas vocation à ouvrir le débat avec la société. Cette tâche vous incombe, comme parlementaires.

Nous vaincrons la pandémie. L'histoire de nos ascendants atteste que notre pays a, par le passé, surmonté des épreuves autrement pénibles et périlleuses.

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Je vous remercie pour cette note d'optimisme et vos propos aussi francs que déliés.

La réunion se termine à onze heures cinq.