Je souhaite revenir très succinctement sur l'histoire de l'Observatoire, qui résume la démarche qui nous anime et les postulats que nous tenons. Cette association, que j'ai fondée et que j'ai l'honneur de présider depuis maintenant cinq ans, est le fruit d'un constat issu d'une précédente histoire associative débutée il y a une quinzaine d'années. Cette première expérience a consisté à rencontrer environ quatre millions et demi d'adolescents pendant une douzaine d'années partout en France sur le thème des « dangers d'internet » – car nous avons tendance, en France, à présenter internet et les espaces numériques comme une seule et unique source de dangers. À l'issue de ces douze années, le constat était sans appel : j'ai noté un manque d'efficacité des politiques d'accompagnement et de prévention en faveur des jeunes dans les espaces numériques, qui s'expliquait souvent par une démarche très stigmatisante par rapport à leurs pratiques numériques et par un manque d'implication de la « Communauté éducative » – avec une majuscule – au sein de laquelle j'inclus parents, éducateurs, enseignants et tous les référents adultes qui accompagnent les enfants.
J'ai fondé cette association il y a cinq ans et j'ai la chance d'être entouré par un certain nombre d'experts. Nous menons plusieurs actions. Nous avons, par exemple, réussi à lancer une proposition de loi sur les enfants influenceurs qui a été adoptée au Parlement et promulguée récemment. Nous avons également lancé une modification du code pénal en matière de protection des enfants face à leur exposition à la pornographie en ligne. Ce qui nous anime, au sein de l'association, est de remobiliser la parole éducative et les enjeux éducatifs autour du numérique, et de faire en sorte qu'il ne soit plus un frein au lien entre les générations mais bien un outil facilitateur.
Pour répondre aux questions que vous vous posez sur la crise, nous essayons de voir les choses de manière positive – ne serait-ce que parce que la crise a permis d'agir comme un accélérateur et un formidable révélateur de certains dysfonctionnements. C'est comme cela que nous préférons voir les choses. Cela implique une nécessaire remise en question sur plusieurs sujets, dont la continuité pédagogique, la possibilité de numérisation, la fracture numérique encore malheureusement trop présente, la protection des enfants au sein des espaces numériques ou encore le soutien à la parentalité.
Nous avons constaté pendant le confinement que la continuité pédagogique était de qualité inégale, aussi bien pour les enfants que pour ceux qui avaient la charge de leur éducation pendant cette période. Cela a permis de mettre en exergue un certain nombre de dysfonctionnements plus ou moins importants, au niveau étatique et ministériel mais aussi en matière de maîtrise du numérique par les enseignants, les élèves et leurs parents ou de soucis dans les services techniques numériques promus par le ministère. Mais le confinement fut également une période riche en matière de créativité. Je suis admiratif du travail fourni par tous les enseignants pendant cette période, qui ont su s'adapter, faire fi des difficultés techniques et du manque de formation qu'ils rencontraient et être très créatifs. Ainsi, une enseignante de Bretagne a mobilisé ses élèves sur YouTube et réussi à capter leur attention ainsi que celle de nombreux jeunes outre-Manche grâce à une approche didactique très efficace, ce qui lui permet d'être suivie aujourd'hui par plus de 100 000 personnes sur sa chaîne YouTube.
Vous évoquiez le cyber-harcèlement. Nous abordons ce sujet avec beaucoup de prudence. Même si les signaux et les chiffres fournis par les lignes d'écoute spécialisées conduisent à l'alarmisme, nous essayons de prendre du recul pour rapport à cela. Il est somme toute logique que ces chiffres aient pris une ampleur considérable pendant le confinement puisque tous les autres systèmes de signalement étaient à l'arrêt. Cela a conduit – il me semble – à un jeu de vases communicants. Nous assistons à une augmentation de ces phénomènes qui s'explique en partie par une augmentation significative des usages et des utilisations du numérique, ainsi que de l'équipement de manière générale, des enfants et des adolescents dans notre pays. Une étude menée en février dernier par notre association avec Médiamétrie et l'Union nationale des associations familiales (UNAF) a donné lieu à la publication d'un livre blanc sur la parentalité numérique que je tiens à votre disposition si vous souhaitez le parcourir. Elle constatait que l'âge moyen d'équipement d'un smartphone se situait avant 10 ans. Ce rajeunissement perpétuel a forcément une incidence sur l'échantillon d'utilisateurs représentatifs en matière de comportements déviants. Nous regrettons un manque de statistiques du ministère sur le cyber-harcèlement. La dernière étude sur ce sujet date de 2017 et a été conduite dans le cadre d'une étude du réseau Canopé sur le climat scolaire. Un travail d'étude approfondi est nécessaire. Pour pouvoir bien combattre un phénomène, il faut d'abord bien l'analyser. D'une manière générale, je constate et je regrette un manque d'efficacité sur ces sujets en France. Nous ferions bien de nous inspirer des pays anglo-saxons et des pays nordiques pour atteindre une plus grande efficacité des politiques de prévention.
Je conclurai par l'accompagnement et les difficultés rencontrées par les parents. Évidemment, cette période particulière est venue renforcer la fracture numérique, exacerbant les inégalités sociales en matière d'équipement et de continuité pédagogique en fonction des lieux et des familles. Cela a révélé de nombreuses injonctions contradictoires que rencontrent régulièrement les parents et contre lesquelles l'OPEN se bat beaucoup. Cela porte notamment sur des campagnes d'information et de sensibilisation, souvent remplies d'injonctions négatives telles que : « Ne mettez pas vos enfants devant un écran avant tel âge ! ». Ces injonctions ont été percutées par la crise et ont été forcément remises en question. Je cite pour exemple les messages passés par l'Organisation mondiale de la santé (OMS) sur les jeux vidéo : avant la crise, l'OMS classait les jeux vidéo comme étant potentiellement addictifs puis a appelé, pendant la crise, toutes les familles à jouer aux jeux vidéo. Les institutions elles-mêmes sont bousculées par cette période particulière.
D'une manière générale, nous militons pour plus de cohérence en matière d'accompagnement et de prévention. Cela suppose nécessairement une mobilisation de la société dans son ensemble – y compris les plus faibles et les plus démunis, qui souvent pâtissent le plus de ces phénomènes. Pour ce faire, il serait possible de s'appuyer sur la responsabilité sociétale des entreprises. Nous encourageons le recours à ce levier d'innovation, par exemple en menant des expérimentations de soutien à la parentalité sur le lieu de travail grâce aux budgets de formation, parfois dormants, qu'il pourrait être très intéressant pour certaines familles de mobiliser pour être accompagnées sur ces sujets complexes.