Intervention de Séraphin Alava

Réunion du jeudi 19 novembre 2020 à 16h15
Commission d'enquête pour mesurer et prévenir les effets de la crise du covid-19 sur les enfants et la jeunesse

Séraphin Alava, professeur en sciences de l'éducation à l'Université Toulouse – Jean Jaurès :

J'interviens sous un angle très particulier qui traite des phénomènes de radicalisation et d'extrémisme violent auprès des jeunes sur internet, sur la population des 15-28 ans dont on sait qu'elle peut, de façon privilégiée, basculer dans le terrorisme.

Je suis chercheur universitaire et je vais donc vous livrer les savoirs de la recherche. J'utilise des méthodes particulières que sont les méthodes anthropologiques. Je travaille dans les quartiers, dans les situations les plus tendues, en relation avec le comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation.

Je vais évoquer les quartiers Nord de Marseille, de Toulouse, de la banlieue parisienne, c'est-à-dire des lieux dans lesquels le confinement est arrivé comme une fermeture totale à l'autre. L'on pourrait s'imaginer qu'internet est le lieu de la rencontre à l'autre. Cela peut être le cas pour des jeunes très actifs, qui peuvent y rencontrer la différence. Toutes les recherches montrent qu'internet ne crée pas la mixité sociale mais crée l'entre‑soi. En créant de l'entre‑soi, il isole les individus dans leur classe, dans leur groupe, dans leurs idées, dans leurs appartenances. La notion de « fausse information » fait réagir une grande partie de la jeunesse. La personne qui prononce les mots de « fausse information » devient une menteuse, puisqu'elle induit que ces jeunes n'ont pas la vraie information – alors qu'ils sont persuadés qu'ils la détiennent. Ils en sont tellement persuadés qu'ils la diffusent.

Sous l'angle d'approche de la mixité sociale, que s'est-il passé dans les quartiers populaires ? La mixité sociale a disparu. L'école républicaine est le lieu de la mixité sociale. L'école a couru derrière les jeunes, a eu du mal à les contacter, a parfois été submergée. Les jeunes se sont retrouvés isolés dans leur bâtiment, dans leurs espaces. Ils se sont retrouvés isolés pendant le premier confinement, privés des activités de loisirs qui les faisaient sortir du quartier. Ils se sont retrouvés face à un ordinateur qui leur demandait de s'éduquer. Les trois quarts des jeunes ont abandonné ce programme éducatif et ont utilisé internet pour faire autre chose. Qu'ont-ils fait sur internet ? D'abord, ce qu'ils savent faire : non pas être actifs, mais être passifs, aller regarder. Ils ont alors été mis face à une offre de discours radicaux très importants. La pandémie a connu une explosion de discours racistes, xénophobes, violents, antisémites, islamophobes, terroristes, accompagnés par le cheval de Troie des théories du complot et du conspirationnisme. Les jeunes ont ainsi approuvé Raoult, héros luttant contre les grandes sociétés pharmaceutiques, puis approuvé Trump, mettant au jour un complot profond de l'État, et ainsi pour d'autres théories du complot. Cela constitue le réel dans les quartiers. Le premier puis le deuxième confinement ont causé un arrêt des activités de loisirs et de mixité dans les quartiers. En tant que jeune, je ne peux plus aller dans la salle de sport où je pourrais rencontrer d'autres personnes ; je ne peux plus aller draguer seul loin du quartier. Je ne peux plus le faire. Je me retrouve enfermé. Bien sûr, les parents sont éducateurs. Parfois, et on le comprend, ils sont éducateurs de leur propre vérité – pas de celle que les valeurs de la République voudraient énoncer. La contradiction, l'échange d'idées, n'a pas été et n'est pas possible.

Je travaille avec des jeunes dans les quartiers, ce que l'on appelle en sciences des « poissons-pilotes ». À l'arrêt du premier confinement, à la demande du comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation, nous avons conduit l'évaluation de l'avancée de ces discours dans cinq villes : Marseille, Aubervilliers, Lille, Grenoble et Lyon. Nous constatons chez les jeunes une montée du discours extrême, une fermeture de la possibilité de converser et de se contredire, de pouvoir accéder à l'échange. Nous faisons face à une difficulté de plus en plus grande des jeunes à admettre que l'école ne ment pas. À la question « L'école ment-elle aujourd'hui ? », plus de 85 % de jeunes de ces quartiers répondent que l'école ment. Nous sommes face à une difficulté civique. Les enseignants se sont pris en pleine face cette réalité lors de la réouverture des écoles.

Ces jeunes ont été nourris par un dispositif éducatif déviant qui s'appelle internet. Non pas parce que les personnes l'ont elles-mêmes décidé, mais en raison du simple enfermement algorithmique. Le web que vous visitez tous les jours n'est pas le mien. Pourquoi ? Car vous n'avez pas les mêmes goûts que moi. Progressivement, mes visites sur le web alimentent mes goûts. Quand mes goûts sont conspirationnistes ou radicaux, je ne reçois en permanence que cela. Il faudrait réellement discuter avec les géants d'internet pour enlever cet enfermement algorithmique et laisser au citoyen le libre choix d'accéder à l'altérité. Les jeunes ne s'en rendent pas compte, et progressivement, ils ne sont toujours mis face qu'à la même vérité.

Les réseaux d'adolescents ont vu leurs discours de haine progresser. Qu'un jeune dise à un autre « Fais pas ton juif ! » parce que celui-ci ne dit pas comment il a réussi à gagner à un jeu vidéo est très important car c'est antisémite. C'est un délit et le jeune ne le sait pas ! Il pense que cela est naturel. Les discours de haine, les discours sexistes ont fait leur apparition. En plus de discours djihadistes, nous constatons l'arrivée en France de discours dangereux. Le mot « suprémaciste » existait dans le contexte des Etats-Unis ; on le retrouve aujourd'hui également en Europe. Je travaille sur des projets européens. Nous retrouvons ce terme dans les discours des groupes identitaires. Ces discours se diffusent notamment dans des réseaux de fans d'équipes de sport ou dans des forums de jeux vidéo. S'agissant du sexisme – nous connaissions peu le masculinisme – aujourd'hui, des groupes font du trolling masculiniste violent envers toute femme qui affirme une opinion. Les personnes du renseignement sont mobilisées sur ce sujet.

Face à cette éducation négative, il faut renforcer l'Éducation nationale. Il faut qu'elle puisse prendre sa place sur internet. Les enseignants ont un travail disciplinaire à mener car il faut inculquer des savoirs. Mais il faut renforcer le rôle du conseiller principal d'éducation, des assistants d'éducation, des infirmiers et infirmières : toutes ces personnes sont présentes dans le vivant, elles doivent également l'être sur le net. Nous devons nous décider à mettre en œuvre une éducation numérique qui soit proprement une éducation aux valeurs républicaines. C'est la seule condition pour que la haine recule. La haine peut être portée par tous les individus. Ce qui garantit que la paix existe, c'est la loi ! Vous devez faire votre travail de renforcer les lois. Rappelons-nous que le changement passe non pas parce que nous avons gagné, mais parce que nous avons réussi à convaincre. Pour convaincre, nous avons besoin d'éducateurs. Aujourd'hui, je suis les expériences européennes des patrouilleurs du net aussi bien que l'expérience française des promeneurs du net mise en place par la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF). Il faut renforcer de telles initiatives. Il faudrait que le service civique ait une dimension numérique. Nous devons mettre en place un service civique numérique qui puisse démontrer aux jeunes que la rencontre avec l'altérité peut se faire en paix et de manière positive.

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