Intervention de Yannick Kerlogot

Réunion du mercredi 30 septembre 2020 à 15h00
Commission des affaires culturelles et de l'éducation

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaYannick Kerlogot, rapporteur :

Madame la ministre, je tiens à vous faire part de ma satisfaction et de ma fierté d'être à vos côtés en ma qualité de rapporteur d'un projet de loi symbolique et positif, relatif à la restitution de biens culturels à la République du Bénin et à la République du Sénégal.

Ce texte ne comporte que deux articles, mais il renvoie à la volonté de la France de renforcer, de renouveler, de réinventer ses relations bilatérales en direction des pays d'Afrique subsaharienne. Pour y parvenir, elle a fait le choix du champ culturel.

Ce projet de loi traduit la volonté du Président de la République – exprimée le 28 novembre 2017 devant plusieurs centaines d'étudiants burkinabés lors de son discours à l'université de Ouagadougou – de s'adresser à la jeunesse ; à la jeunesse africaine mais aussi à la jeunesse de France, qui se compose pour partie d'une jeunesse afro-descendante.

Dans son allocution, le Président demandait à ce que les conditions soient réunies pour des restitutions temporaires ou définitives du patrimoine africain en Afrique : c'est une décision politique forte, assumée et nouvelle.

Le projet de loi qui nous réunit aujourd'hui concrétise cette volonté à l'égard de deux pays : la République du Bénin, à laquelle sera restitué le Trésor de Béhanzin, composé de vingt-six objets du Royaume du Dahomey actuellement conservés au Quai Branly ; et la République du Sénégal, qui retrouvera la propriété du sabre dit d'El Hadj Omar Tall, exposé dans le cadre d'un prêt renouvelé au Musée des civilisations noires de Dakar.

Par ce projet de loi, le Gouvernement demande au législateur l'autorisation de sortir des œuvres des collections publiques afin de les restituer, de les remettre, de les rendre au Bénin et au Sénégal. Réécrire l'histoire est impossible, mais faire le choix d'en assumer les pages sombres, les moins glorieuses, participe de cette volonté de repenser les relations à l'autre, et en particulier celui que l'on a opprimé dans le cadre de l'asymétrie du contexte colonial. La restitution ne doit pas se penser exclusivement en termes de réparation, somme toute impossible. La seule repentance ne permet pas le rebond. Toutefois, en restituant, nous poursuivons l'écriture de l'histoire.

La restitution souhaitée par le Président de la République traduit l'intention d'assumer son passé afin de pouvoir se projeter, en toute responsabilité, aux côtés de la jeunesse et des générations futures, dans un XXIe siècle dont les enjeux, replacés dans l'histoire de l'humanité, n'ont jamais été aussi globaux, mondiaux. L'amour d'une culture partagée, le patrimoine accessible au plus grand nombre, restent des champs ô combien appropriés pour exprimer cette volonté de rapprochement, de consolidation des relations bilatérales, des relations d'amitié entre les États.

Rapporteur sur le fond du texte, j'ai tenu à prendre le temps de l'écoute en procédant à une vingtaine d'auditions, que j'ai tenu à organiser dans un esprit constructif et collectif, aux côtés de Mme Marion Lenne, rapporteure pour avis de la commission des affaires étrangères, de M. Pascal Bois, responsable du texte pour le groupe La République en Marche, et de Mme Michèle Victory, rapporteure sur le suivi de l'application de la loi. Je tiens à les saluer pour leur implication. Ensemble, nous avons rencontré un grand nombre de personnalités et d'institutions aux points de vue très variés : ambassadeurs de France et ambassadeurs des pays concernés en France, administrations centrales de la culture et des affaires étrangères, musées, collectionneurs et marchands d'arts, fondateurs de musées privés en Afrique, administration béninoise, conservateur au Sénégal.

Je regrette toutefois de ne pas avoir pu entendre les coauteurs d'un rapport venu nourrir la réflexion et rappeler les enjeux des restitutions projetées. Ils ont été entendus par le groupe d'étude sur le patrimoine, coprésidé par nos collègues M. Raphaël Gérard et Mme Constance Le Grip, alors qu'ils rédigeaient leur rapport. Une nouvelle audition, dans le cadre de ce projet de loi, aurait permis d'éclairer les rapporteurs. En effet, à la suite du discours de Ouagadougou, le Président de la République a confié à deux experts ‑ l'historienne de l'art Bénédicte Savoy et l'universitaire sénégalais Felwine Sarr – la mission d'étudier les possibilités de restitutions. Leur rapport, intitulé « Rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain. Vers une nouvelle éthique relationnelle » a été remis en novembre 2018. Il a suscité beaucoup d'espoirs, mais aussi l'incompréhension de la part des acteurs directement concernés, les professionnels des musées, qui ont exprimé le sentiment de ne pas avoir été associés à leur juste place à la réflexion.

En effet, si ce rapport – qui ne constitue pas la position officielle du Gouvernement français – a suscité des attentes de la part de ceux qui souhaitaient obtenir la restitution de pièces appartenant aux collections françaises, il a aussi beaucoup agité et inquiété les musées européens, qui se sont sentis remis en cause dans leur raison d'être. Il véhicule une vision subjective du musée occidental, qualifié de « musée de l'autre » dans sa mission universelle. Or l'histoire de l'autre n'est-elle pas l'histoire de l'humanité à laquelle nous appartenons tous ? Les musées européens, et en particulier français, présentent des œuvres de toutes les cultures dans une vision universaliste qui cherche à mettre en valeur le génie humain, d'où qu'il vienne.

Au fond, l'enjeu de ce projet de loi consiste à reconnaître la légitime amorce de restitution de biens spoliés, de biens « mal acquis », tout en reconnaissant les efforts des musées pour consacrer toujours plus de temps à la nécessaire démarche historique et scientifique de recherche de la provenance, et réinterroger les certitudes en assumant un examen de conscience sur la légitimité de la conservation de certains biens culturels. Ce texte nous invite au fond à entamer un examen d'introspection patrimoniale. Des auditions, nous retenons que cette démarche n'est pas franco-française, mais partagée par les musées occidentaux des anciens États colonisateurs.

Non, il n'est pas permis de penser que toute œuvre arrivée d'Afrique durant la période coloniale a forcément été pillée. Par ailleurs, la volonté de certains d'inverser la charge de la preuve – en imposant à chaque musée de prouver qu'un objet conservé n'a pas été volé, spolié ou mal acquis – n'est pas tenable, car techniquement impossible pour l'ensemble des collections : elle reviendrait à penser que la majorité des œuvres d'art conservées est suspecte, alors qu'il n'en est rien. Le rapport Sarr-Savoy le confirme : « Les modalités de l'acquisition initiale de ces objets, qui s'étale sur presque un siècle et demi, peuvent avoir été très diverses : butins de guerres, bien sûr, vols mais aussi dons, trocs, achats et commandes directes aux artisans et artistes locaux. »

Si l'opinion publique, dans sa majorité, penche en faveur des restitutions, elle est néanmoins peu consciente des enjeux complexes qui sous-tendent ce débat. Il est légitime de penser que des biens culturels présentés comme arrachés à leurs propriétaires leur soient rendus. La réalité est autrement plus complexe et se heurte notamment à l'histoire culturelle et aux obstacles juridiques, dont celui de l'inaliénabilité qui cimente le droit français.

En effet les collections publiques sont protégées par ce principe d'inaliénabilité, de niveau législatif. C'est un principe qui protège nos collections publiques depuis la Révolution française, voire depuis l'édit de Moulins de 1566, qui avait déjà acté que le roi n'était que dépositaire des biens de la Couronne.

Rappelons par ailleurs que la procédure de restitution suppose une démarche initiale d'un État demandeur à l'État français dans le cadre diplomatique. Lors de son audition, M. Vedeux, président du Conseil représentatif des associations noires de France (CRAN), a lui-même estimé que les demandes de restitution devaient faire l'objet d'un travail préalable d'historiographie sérieux de la part des pays demandeurs. Ils sont aujourd'hui peu nombreux – citons l'Éthiopie, le Tchad, le Mali, la Côte d'Ivoire et Madagascar – et la réponse au cas par cas reste incontestablement la meilleure. Cela étant, nous devons vraisemblablement nous attendre à un nombre croissant de demandes dans les prochaines années, et cette première main tendue en direction du Bénin et du Sénégal se doit d'être une réussite.

Au cours de nos auditions, il a été demandé pourquoi utiliser une loi de circonstance plutôt qu'une loi-cadre. Il est légitime de s'interroger, sachant qu'il pourrait y avoir d'autres demandes à l'avenir. Le législateur, à l'initiative du Sénat, avait tenté de créer une procédure qui aurait permis de déclasser, après avis d'une commission scientifique, sans passer par la loi. Cependant, cette commission s'est d'emblée déclarée incompétente pour déclasser des biens qui auraient toujours leur intérêt artistique, historique ou scientifique. Sans doute la loi n'était-elle pas assez explicite. Cette commission scientifique nationale des collections, créée par la loi sur les musées de 2002, a vu sa composition renforcée en 2010 mais, au final, elle s'est peu réunie, le quorum étant difficile à atteindre. Le projet de loi d'accélération et de simplification de l'action publique (ASAP), actuellement en discussion, prévoit sa suppression. La réflexion sur la mise en place d'une procédure dans une loi-cadre ne doit sans doute pas être écartée, mais suppose la capacité de définir des critères précis, et c'est toute la difficulté de l'exercice. Les prochaines restitutions au cas par cas doivent permettre de tirer des enseignements utiles pour la définition de ces critères : trop stricts, ils excluront certaines restitutions symboliques ; trop larges, les restitutions n'auront plus de portée diplomatique et culturelle.

Dans tous les cas, les restitutions doivent nous permettre de resserrer nos liens dans le cadre d'une diplomatie culturelle, d'aider les pays africains qui le souhaitent à mettre en valeur leur patrimoine, et d'utiliser l'expertise française en matière de musées, reconnue dans le monde. Les modalités de coopération avec le Bénin au sujet du Trésor de Béhanzin sont exemplaires. Le président et le vice-président du comité pour la coopération muséale et patrimoniale entre la France et le Bénin, que nous avons entendus en audition, nous ont démontré leur volonté de se reposer sur les compétences muséales et patrimoniales françaises et l'ambition du projet d'investissement « Bénin révélé », dans lequel figure la construction du musée de l'épopée des Amazones et des Rois du Dahomey, sur le site des palais royaux d'Abomey.

Dans le très intéressant ouvrage Faut-il rendre des œuvres d'art à l'Afrique ?, Emmanuel Pierrat cite l'historien Pascal Ory : « Sans doute la solution la moins radicale – donc la moins absurde – passe-t-elle […] par le principe de compromis. Par exemple, certaines restitutions symboliques seraient de bonne politique humaniste, mais sans aucun système : l'obscurité ou l'ambiguïté des conditions d'acquisition suffiraient à circonscrire les cas. Un second principe pourrait s'apparenter à une sorte de coresponsabilité mémorielle. Ce qu'il faut encourager, dans une perspective universaliste, c'est la circulation des œuvres, contre l'enfermement de chaque culture dans sa spécificité – évidemment largement imaginaire : ça s'appelle du nationalisme culturel (Léonard de Vinci est-il propriété de l'Italie ?), voire du racisme. La partie sera gagnée le jour où, pour voir certains chefs‑d'œuvre de l'Antiquité romaine ou du Moyen-Âge gothique, il faudra aller dans un musée d'Afrique subsaharienne ».

Vous l'aurez compris, chers collègues : je forme le vœu que notre commission adopte ce projet de loi à la plus large majorité possible, à l'instar de la commission des affaires étrangères qui a donné un avis favorable à l'unanimité.

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