Monsieur le rapporteur, les applaudissements unanimes qui ont salué votre intervention remarquable montrent la qualité du travail que vous avez effectué et dont je veux vous féliciter. J'ai peine à prendre la parole après vous, mais ma fonction m'y invite.
Mesdames, messieurs les députés, le projet de loi soumis à votre examen cet après‑midi marque effectivement l'aboutissement d'un long travail, né de la volonté exprimée par le Président de la République lors de son discours à Ouagadougou en novembre 2017 de réunir les conditions pour des restitutions du patrimoine africain, dans le cadre d'un partenariat approfondi entre la France et les pays du continent africain.
Ce n'est pas un acte de repentance ou de réparation : c'est la possibilité d'ouvrir un nouveau chapitre du lien culturel entre la France et l'Afrique. C'est un nouveau point de départ, qui ouvre le champ à de nouvelles formes de coopération et de circulation des œuvres.
Le projet de restitution de vingt-six œuvres issues du Trésor de Béhanzin à la République du Bénin, et du sabre attribué à El Hadj Omar Tall et son fourreau à la République du Sénégal s'inscrit dans le cadre d'une politique de coopération culturelle déjà engagée avec ces deux pays.
Ce projet de loi prend également place dans un contexte général de réflexion sur le rôle et les missions des musées en Europe et dans le monde. Le rapport de Felwine Sarr et Bénédicte Savoy remis au Président de la République en 2018 a permis des échanges passionnants sur l'histoire des collections, notamment issues du continent africain, et sur la nécessité de mieux expliquer leur provenance au public.
Il s'agit donc d'un texte d'importance, qui incarne une nouvelle ambition dans nos relations culturelles avec le continent africain.
Il tient compte du caractère exceptionnel des œuvres et des objets que nous souhaitons restituer à ces deux pays, qui en ont fait la demande. Exceptionnel par les circonstances violentes qui ont conduit à leur appropriation, notamment comme butins de guerre. Exceptionnel par l'incarnation du génie de leurs créateurs, bien entendu, mais aussi parce que l'histoire a fait d'eux des symboles d'une culture, d'un peuple, d'une nation. Devenus de véritables lieux de mémoire, ils sont dotés d'une valeur unique pour toutes celles et tous ceux qui leur accordent, au-delà de leur intérêt esthétique, une forte signification symbolique.
Les objets concernés par le projet de loi que je suis venue vous présenter aujourd'hui sont de ceux-là.
Les œuvres remarquables rassemblées dans le trésor des rois d'Abomey incarnaient la continuité et la grandeur de cette dynastie pluriséculaire quand ils ont été saisis en 1892 par le général Dodds lors des combats opposant le roi Béhanzin aux troupes françaises. La perte de ce trésor royal est ainsi progressivement devenue, pour le peuple béninois, le symbole d'une indépendance perdue. Conservées par différents musées français, puis, à partir de sa création en 1999, par le musée du quai Branly-Jacques Chirac, ces œuvres ont suscité une émotion considérable chez tous ceux qui, comme moi, les ont vues sur le sol béninois, en 2006, lorsqu'elles ont été présentées dans le cadre d'une exposition temporaire. C'est pourquoi la République du Bénin a demandé, en 2016, à la République française de lui restituer les vingt-six œuvres du trésor royal d'Abomey.
De même, le sabre et son fourreau attribués à El Hadj Omar Tall incarnent l'aventure exceptionnelle qu'a été la fondation et l'extension de l'empire toucouleur par ce chef militaire et religieux, qui s'est finalement heurté aux forces françaises. Donné au musée de l'armée il y a plus d'un siècle par le général Louis Archinard, il est actuellement exposé au Musée des civilisations noires (MCN) de Dakar dans le cadre d'une convention de prêt de longue durée.
En restituant ces objets d'exception au Sénégal et au Bénin, nous contribuerons donc à donner à la jeunesse africaine l'accès à des éléments majeurs de son propre patrimoine, conformément à l'objectif défini par le Président de la République.
Je souhaite à présent insister sur le sens, la portée et les conséquences du texte qui vous est soumis.
La restitution par un État à un autre État de biens culturels, ou plus généralement d'objets, n'a rien d'inédit, y compris dans la période récente ; la France n'est pas à l'écart de ce mouvement international qui prend une ampleur grandissante. Mais concernant le continent africain, l'acte de restitution que nous nous apprêtons à faire reste inédit et exceptionnel par sa portée symbolique et historique.
Au-delà des restitutions d'œuvres d'art saisies par les armées napoléoniennes aux puissances européennes concernées, dans le cadre du congrès de Vienne, notre pays a restitué, dans une période plus récente, des objets d'art au Laos, par un accord bilatéral ; une statue volée d'Amon Min à l'Égypte en 1981, en application du jugement d'un tribunal français ; vingt-et-une têtes maories à la Nouvelle-Zélande, par une loi votée en 2010 à l'initiative de la sénatrice Catherine Morin-Dessaillly ; ou encore trente-deux plaques d'or à la Chine, en application de la convention de l'UNESCO de 1970 pour la lutte contre le trafic illicite des biens culturels, ratifiée par la France en 1997.
Ces différents cas montrent que le droit français propose plusieurs voies pour procéder à des restitutions. S'agissant des objets dont nous traitons aujourd'hui, le Gouvernement a décidé de procéder par la voie législative. En effet, le Bénin et le Sénégal n'ont pas saisi de juridiction pour contester la propriété de la France sur ces objets. C'est donc bien une décision du législateur, et non du juge, qui doit apporter une réponse à leurs demandes. Aussi cette loi, si vous l'adoptez, n'aura-t-elle pas pour effet de créer une jurisprudence, contrairement à la décision d'un juge.
Il est à noter que le projet de loi n'a pas de portée générale : il ne vaut que pour le cas spécifique de l'ensemble d'objets qu'il énumère expressément. Ainsi, même si les objets concernés étaient considérés comme des prises de guerre, le vote de ce projet de loi n'aura pas pour effet de remettre en cause la légalité de la propriété de notre pays sur tout bien acquis dans le contexte d'un conflit armé. Ce mode d'acquisition, tout à fait exclu aujourd'hui, n'était interdit par aucune règle à d'autres époques, pas plus en France que dans les autres pays du monde. Les règles de droit et les principes moraux qui, et c'est fort heureux, ont désormais cours ne peuvent donc pas être appliqués à des cas passés.
La voie législative s'impose à nous, en outre, car la restitution des objets au Bénin et au Sénégal implique de déroger au principe d'inaliénabilité des collections publiques, principe de niveau législatif puisqu'il est inscrit dans le code du patrimoine. Ce principe est au cœur de la conception française du musée, qui charge nos institutions publiques de constituer des collections afin qu'elles soient étudiées, conservées et présentées au public. Ainsi, une collection est considérée comme une œuvre collective inscrite dans la durée, qui vise à construire et à transmettre aux générations futures le patrimoine conservé dans notre pays.
Ce projet de loi propose de déroger au principe, fondamental et protecteur, d'inaliénabilité, mais sans le remettre en cause d'aucune façon, pas plus que ne l'ont fait les lois précédentes du même type, comme celle de 2010 sur la restitution des têtes maories.
Au-delà des modalités de leur encadrement législatif, je sais que ces restitutions sont au cœur de vifs débats, qu'elles nourrissent de nombreux questionnements éthiques, philosophiques et politiques. Je veux cependant le dire clairement : accepter, par cette loi, la restitution de ces œuvres au Bénin et au Sénégal, ce n'est pas remettre en cause le rôle joué par les musées français qui en ont assuré la conservation : le musée du quai Branly-Jacques Chirac et le musée de l'Armée. Ces deux établissements ont permis la conservation de ces œuvres mais, plus encore, les ont étudiées pour en montrer la valeur historique et esthétique. Ils en ont également assuré la présentation au public, en France mais aussi à l'étranger, et notamment dans les pays concernés par les restitutions, dans le cadre de prêts. Nous devons leur en être reconnaissants et saluer le rôle qu'ils ont joué.
Par ailleurs, accepter ces restitutions ne remet pas en cause l'approche universaliste des musées, que la France défend et promeut depuis plus de deux cents ans. Dans un monde fracturé par des positions identitaires de toute sorte, nous avons plus que jamais besoin des musées universels pour réunir des œuvres provenant de tous les continents, de toutes les époques, pour faire dialoguer les cultures dont elles sont le témoignage. Notre pays ne renoncera pas à ce modèle, fondé sur le refus absolu du mépris de la culture de l'autre et sur la conviction que la culture exprime aussi ce que notre condition humaine a d'universel.
C'est aussi pour cela que la France n'accepte de restituer des œuvres à d'autres États que s'ils s'engagent à ce qu'elles gardent leur vocation patrimoniale, autrement dit qu'ils donnent l'assurance qu'elles continueront à être conservées et présentées au public dans des lieux consacrés à cette fonction.
Dans le cas du Bénin et du Sénégal, ces garanties sont données. La France accompagne les initiatives de ces deux pays en faveur du patrimoine. Un programme de travail commun a été élaboré avec le Bénin et notre partenariat culturel avec le Sénégal a été renforcé, afin que ces restitutions s'inscrivent dans le cadre d'une coopération ambitieuse. Nous soutenons ainsi des projets de développement de musées et des actions de formation, qui permettront de partager l'expertise exceptionnelle des professionnels français du patrimoine et de mettre en place de véritables filières professionnelles dans ce domaine.
Mesdames et messieurs les députés, le projet de loi qui vous est soumis n'est pas un acte de repentance ni une condamnation du modèle culturel français. C'est un acte d'amitié et de confiance envers le Bénin et le Sénégal, pays auxquels nous lient une longue histoire commune et des projets communs d'avenir. Comme nous, les Béninois et les Sénégalais doivent pouvoir s'identifier à des objets symboliques de leur passé, qui seront le fondement d'une politique culturelle et patrimoniale dynamique.