Intervention de Benoît Loutrel

Réunion du mardi 2 février 2021 à 17h15
Commission des affaires culturelles et de l'éducation

Benoît Loutrel :

Je vous propose de vous exposer en quoi mon parcours professionnel m'a permis d'acquérir des compétences, des expériences, des expertises et, sur certains sujets, des convictions qui me semblent pertinentes pour siéger au sein du collège du CSA.

Je suis ingénieur économiste de formation. J'ai étudié à l'École polytechnique, où j'ai dû faire un choix difficile entre ce que l'on appelait alors l'informatique et l'économie. L'enseignement portait sur les réseaux de neurones, une curiosité théorique dépourvue d'application pratique dans les années 1980, mais aujourd'hui au cœur des programmes d'intelligence artificielle utilisés par les grands acteurs de la technologie.

Comme on l'est toujours par ses enseignants, j'ai été particulièrement influencé par deux d'entre eux. Le premier, Pierre-Alain Muet, économiste très reconnu qui fut également député, m'a convaincu que l'étude de l'économie mène au service de l'État, où on l'utilise au mieux pour atteindre des objectifs d'intérêt collectif. Le second, Claude Henry, m'a enseigné l'économie publique et m'a révélé la capacité d'atteindre des objectifs non économiques en utilisant des instruments économiques. Tous deux m'ont convaincu de poursuivre dans cette voie, au service de l'État. J'ai donc rejoint le corps de l'INSEE, après avoir choisi l'ENSAE comme école d'application, où j'ai découvert l'économie industrielle. J'ai eu la chance de suivre ma dernière année d'études au sein de ce qui ne s'appelait pas encore l'École d'économie de Toulouse, où Jean-Jacques Laffont enseignait inlassablement l'économie de la régulation, identifiant tous les modèles économiques disponibles et les pièges de la régulation, démontrant comment un régulateur peut échouer à atteindre ses objectifs en étant capturé par son industrie. Ces trois enseignants m'ont marqué à vie. Ils m'ont donné des lunettes théoriques à travers lesquelles j'analyse toujours les problèmes que l'on me soumet, cherchant comment concevoir une intervention publique, qu'elle soit à finalité économique, sociale ou culturelle, et comment en anticiper les conséquences.

Fort de ce bagage, après un premier poste d'économiste à l'INSEE, j'ai eu la chance de rejoindre la Banque mondiale. Cette première expérience professionnelle à l'étranger, au service du représentant français au conseil d'administration de la Banque mondiale, fut très particulière et passionnante : j'ai vu passer tous les projets de développement à l'échelle mondiale, et les vingt-quatre administrateurs représentants divers pays en débattre. Ce poste m'a donné une ouverture sur les cultures de gouvernement du monde entier, et sur leurs approches totalement différentes de la politique publique. J'y ai développé des compétences en matière de négociation internationale, qui pourront s'avérer très utiles, voire cruciales, dans la régulation des plateformes qui doit se déployer en France et au sein de l'Union européenne, d'autant plus qu'il s'agit d'acteurs globaux. J'y ai aussi découvert, à ma grande surprise, que, arrivé français à Washington, j'étais en réalité français et européen. Au contact d'autres cultures, notamment de la culture américaine, le fait européen s'impose, et l'on prend conscience que ce qui nous sépare de nos voisins européens est minime. Nous avons, depuis le XIXe siècle, une histoire commune qui nous rassemble – même si nous n'étions pas tous du même côté pendant les guerres napoléoniennes – et constitue un corpus commun qui s'impose comme une évidence. Sa force se mesure à l'aune des débats sur les politiques européennes et de la culture européenne.

Par la suite, j'ai rejoint les services de la Banque mondiale à proprement parler, où je me suis spécialisé dans le financement des infrastructures, notamment d'adduction d'eau potable, d'assainissement des eaux usées et de transport, qui ont toutes en commun d'être soumises à une très forte régulation. La distribution d'eau potable, service public local, est soumise à la régulation par la puissance publique ; les transports publics, application de la liberté d'aller et venir, le sont également. La complexité de ce poste résidait dans le fait qu'il fallait imaginer des modalités de financement, dans des pays présentant un risque politique assez élevé, en tenant compte de ces régulations.

C'est donc assez naturellement que, de retour en France, le spécialiste du financement des secteurs régulés que j'étais devenu a rejoint l'ARCEP. J'ai pris un grand plaisir à y travailler, comme en témoigne le nombre d'années que j'y ai passées : j'y suis resté de 2004 à 2010, puis de 2013 à 2017, après avoir exercé de 2010 à 2013 les fonctions de directeur du programme « Économie numérique » au Commissariat général à l'investissement. J'y ai mis en pratique les techniques de régulation et d'analyse pour comprendre cette industrie et déterminer comment y établir un jeu concurrentiel, le stabiliser et, le cas échéant, l'intensifier. Dans cette période, l'ARCEP a pris conscience du caractère crucial de l'accès à la téléphonie mobile, qu'il fallait garantir à chacun. Nous nous heurtions à un problème d'accessibilité économique, dû au fait que cette industrie n'était pas assez concurrentielle. L'Autorité de la concurrence et l'ARCEP ont travaillé conjointement pendant près de six ans pour créer des conditions de concurrence et travailler à réduire cette première fracture numérique, qui était une fracture sociale, pour garantir à chacun, en France, l'accès à des offres de téléphonie mobile à des tarifs abordables.

Au cours de mes dernières années à l'ARCEP, nous avons travaillé sur d'autres fractures, notamment les fractures territoriales, qu'il est plus complexe de réduire. Il s'agissait de garantir, par la régulation, que les demandes de couverture dans tous les territoires, en zone urbaine comme en zone rurale, en métropole comme en outre-mer, soient satisfaites. Ce travail se poursuit aujourd'hui, grâce à l'engagement des collectivités locales.

De cette très riche expérience, je tire un enseignement qui me semble pertinent, dans la période qui s'ouvre, pour le CSA et les secteurs soumis à sa régulation. Les télécommunications de l'époque étaient caractérisées par un changement technologique accéléré. Lorsque j'ai rejoint l'ARCEP, nous procédions timidement au déploiement de la 3G ; à présent, nous en sommes à la 5G. Le modèle économique des opérateurs de télécommunication était dominé par le téléphone ; aujourd'hui, il repose sur l'accès à internet. Tout cela soulève des questions fondamentales sur la façon de réguler ce secteur, celle-ci devant s'adapter en permanence à de fortes évolutions. À l'heure actuelle, le secteur des médias audiovisuels traditionnels traverse une phase de profonde transformation numérique, qui exige d'adapter en permanence sa régulation, et de l'ajuster pour accompagner des acteurs bousculés par cette transformation. Cette exigence est encore plus forte lorsque l'on s'adresse à de nouveaux acteurs tels que les réseaux sociaux, qui mutent en permanence.

De 2010 à 2013, j'ai travaillé au lancement du programme « Économie numérique » au Commissariat général à l'investissement. Ce programme comportait un volet relatif aux télécommunications – il s'agissait de lancer le déploiement de la fibre, notamment dans les zones peu denses, en plaçant l'initiative publique au centre de la démarche –, et un volet d'accompagnement de la transformation numérique, notamment dans les secteurs culturels. J'ai ainsi été amené à travailler avec certains établissements publics de l'État, tels que la Bibliothèque nationale de France (BNF), l'Institut national de l'audiovisuel (INA) et le Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC), pour initier les premiers programmes de numérisation des contenus et adapter les chaînes de valeur à la transition numérique. De cette expérience, j'ai tiré plusieurs enseignements pertinents pour l'avenir.

En 2017, après treize années passées à travailler sur le secteur des télécommunications, dont trois en qualité de directeur général des services de l'ARCEP, j'ai voulu voir autre chose et en apprendre davantage sur cette économie numérique qu'il était difficile d'appréhender depuis l'intérieur de la machine de l'État, qui n'est pas l'acteur le plus en avance en matière de transformation numérique. J'ai donc rejoint Google France, en qualité de directeur des relations institutionnelles et des politiques publiques. J'avais la conviction que les plateformes devaient être régulées, qu'elles devaient s'y préparer et qu'un acteur comme Google devait jouer un rôle proactif dans son rapport aux pouvoirs publics. C'est ce pourquoi j'avais été recruté. J'y suis resté neuf mois, ce qui est bref, car j'ai assez vite pris conscience que Google ne voulait pas être un acteur proactif d'une telle régulation. Par ailleurs, j'ai découvert que le modèle d'autorégulation de l'entreprise manquait de crédibilité, ce que ses responsables refusaient de voir.

Il n'en reste pas moins que je n'ai jamais autant appris en neuf mois. Connaître cette entreprise de l'intérieur est particulièrement intéressant. Cela permet de comprendre ses modèles économiques, sa culture d'entreprise et son rapport à la puissance publique, auprès de laquelle elle était alors incapable de s'engager. Hier, un dirigeant de Google a publié une tribune à ce sujet, qu'il faut lire comme la timide expression du souhait que le législateur dise à Google quoi faire. À défaut d'un engagement clair à mener un dialogue actif avec la puissance publique, il s'agit d'un premier pas en avant.

J'ai donc rejoint l'administration, en qualité d'inspecteur général de l'INSEE. Dans ce cadre dédié à l'émission de conseils, j'ai régulièrement participé à des missions interministérielles consacrées à la transformation numérique, notamment pour la préparation du projet de loi relatif à la croissance et la transformation des entreprises (PACTE) en 2018. J'ai aussi pris part, en 2019, à une mission très atypique consistant à mener une expérience de régulation de Facebook, Mark Zuckerberg ayant accédé à la demande du Président de la République de faire jouer les cobayes à son entreprise. Pendant quelques mois, une équipe constituée d'experts de très haut niveau issus de plusieurs administrations a donc joué le rôle d'un régulateur : une juriste du ministère de l'intérieur affectée à la plateforme PHAROS, un commandant de gendarmerie et un juge spécialisés dans la lutte contre la cybercriminalité, le directeur général des médias et des industries culturelles, Jean-Baptiste Gourdin, le préfet délégué interministériel à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH) et un membre du collège de l'ARCEP spécialisé dans l'intelligence artificielle. Les travaux de la mission étaient organisés par trois rapporteurs, deux experts respectivement issus du CSA et de l'ARCEP, et moi-même. L'expérience consistait à jouer le rôle d'un régulateur de Facebook pour lutter contre la haine en ligne. Facebook a joué le jeu, alimentant le dialogue, détaillant ses actions en la matière et répondant à nos questions. Nous en avons tiré, dans un bref rapport, plusieurs conclusions édifiantes.

Tout d'abord, nous avons pris conscience de la puissance de cette entreprise au sein de nos écosystèmes informationnels, de cet endroit où l'on discute et où l'opinion publique se forme, tel un avatar du forum des Romains. Cette puissance ne tient pas uniquement à sa fonction de modérateur des débats, à la façon dont elle y intervient en choisissant de supprimer ou de ne pas supprimer certains contenus. Elle est bien plus vaste, car l'entreprise exerce en sus trois fonctions stratégiques. Les comptes que vous créez, sur Twitter, Facebook ou YouTube, vous proposent chaque soir des centaines de contenus préalablement ordonnés, parmi lesquels vous ne lirez que les premiers, et presque jamais les derniers. Leurs algorithmes ont déterminé l'ordonnancement de ces contenus, ce qui permet d'enterrer certaines idées et d'en mettre d'autres en valeur, selon la façon dont on les élabore. Outre cette fonction de sélection des contenus, ces plateformes ont une fonction de ciblage : elles mettent en avant des contenus que vous n'avez pas choisis, mais pour lesquels vous avez été ciblés, pour leur propre compte ou pour le compte de tiers. La publicité ciblée constitue un pouvoir puissant, d'autant plus qu'il s'exerce à l'échelle de l'individu, ce qui emporte de nombreuses conséquences. La troisième fonction des plateformes est de vous suggérer des liens de sociabilité, par exemple sous forme de groupes, ce qui leur offre une capacité inégalée d'influencer nos dynamiques sociales.

Ces trois fonctions tout à fait importantes ne sont pourtant pas observables. C'est ce qui est ressorti de notre mission. Nous en avons conclu que malgré les longs échanges que nous avions eus avec les responsables de Facebook, nous ne pouvions répondre à la question qui nous était posée qu'en disant si nous les croyions ou non, ce qui est une façon contestable d'initier une politique publique en France. Tout ce que nous savions, nous le tenions de Facebook. De fait, on ne peut pas observer la réalité de son comportement. J'observe mon Facebook et vous observez le vôtre, que je ne vois pas. Chaque compte Facebook a été individualisé en fonction de son utilisateur, par le biais de traitements de données de masse. L'individualisation des contenus rend inobservable l'effet global de l'action de Facebook.

Nous avons donc conclu notre mission sur ce paradoxe : ces gens détiennent une puissance phénoménale sur nos démocraties, mais nous ne sommes pas en mesure de les observer par-delà leurs déclarations unilatérales. Nous vivons donc dans un système d'autorégulation reposant sur une transparence autoproclamée, qui n'est soumise à aucun contrôle. Certes, si je consomme un produit bio, je me fie à une déclaration qui le proclame tel, mais cette déclaration obéit à un cahier des charges public et est soumise le plus souvent à l'audit d'un tiers. Lorsque les grandes plateformes publient un rapport attestant de leur transparence, nul ne sait à quel cahier des charges elles se sont conformées pour le rédiger, et celui-ci n'a pas été soumis à l'audit d'un tiers. Nous dépendons d'elles pour connaître la réalité de ce qu'elles font.

Pour répondre à l'une de vos questions, monsieur le président, il me semble que la première mesure à prendre pour la régulation des réseaux sociaux serait de les enfermer dans le carcan d'une obligation de transparence juridiquement opposable. Le premier ingrédient d'une telle évolution est sans doute la création d'un régulateur, non pas des réseaux sociaux mais de leur transparence, doté de la capacité de vérifier et d'attester la réalité des déclarations des opérateurs, et de sanctionner ceux-ci s'il s'avérait qu'ils ont menti. À l'heure actuelle, le dialogue avec ces entreprises – les auditions de leurs responsables par les parlements nationaux le démontrent – repose sur une base assez malsaine : elles font des déclarations, et chacun se demande si elles mentent partiellement ou par omission.

Notre deuxième conclusion s'est également imposée comme une évidence : l'enjeu est d'amener ces entreprises à devenir des partenaires de nos sociétés, dont elles sont pour l'heure des passagers clandestins qui réussissent économiquement. Il ne s'agit pas uniquement de fiscalité ; il s'agit de faire en sorte qu'elles s'engagent au profit de l'intérêt général. La lutte contre les contenus haineux, qui ne sont pas apparus avec les réseaux sociaux, est ancienne. La question est de savoir comment responsabiliser les plateformes et comment les engager dans un dialogue politique avec la société civile, les parlements et les gouvernements. Cela suppose d'instaurer un acteur tiers, le régulateur, auquel son expertise confère la capacité de certifier que ces entreprises font ce qu'elles disent et disent ce qu'elles font. Il s'agit sans doute du point principal. Il faut aussi obtenir d'elles qu'elles se conforment à un devoir de diligence, à une obligation de participer à la vie publique. Nous avons présenté notre rapport dans de nombreux pays européens. Partout, le discours était le même : les plateformes donnent l'impression de s'asseoir à la table des négociations par politesse. Tel était notamment le cas en Allemagne, dont le législateur a franchi le Rubicon en adoptant la loi NetzDG.

Notre troisième conclusion portait sur le problème de l'échelle géographique. Les troubles informationnels tels que la manipulation de l'information, la désinformation, la diffusion d'un discours de haine et l'apologie du terrorisme causent des dommages à nos écosystèmes informationnels et à la cohésion de nos sociétés. En Europe, ces dommages sont appréhendés sur une base nationale, en raison des différences linguistiques et culturelles entre les pays. L'espace médiatique français est cantonné à la France. S'il se mélange parfois un peu avec les espaces médiatiques belge et suisse, il est bien plus étanche vis-à-vis de l'espace médiatique allemand. Il faut donc disposer des capacités d'agir à l'échelle de chaque État. Or le rapport de forces dans lequel nous sommes avec les plateformes impose de travailler à l'échelle européenne. Il faut donc concevoir un modèle de régulation à l'échelle européenne, dont la mise en œuvre serait assurée par un réseau de régulateurs nationaux. Chaque pays européen doit disposer d'un régulateur capable de décrypter le comportement des plateformes au profit de la société civile et des autorités, tout en s'insérant dans un réseau permettant de peser sur elles et d'éviter la fragmentation de leur régulation.

L'autre problème posé par une régulation exclusivement nationale est économique. La France a ouvert la voie en adoptant la loi relative à la lutte contre la manipulation de l'information ; l'Allemagne l'a suivie en adoptant la loi NetzDG. Depuis lors, la France a repris l'initiative. Or l'édification de régulations exclusivement nationales élève la barrière à l'entrée sur le marché pour ces entreprises. Certaines d'entre elles sont prêtes à l'admettre, considérant que 100 millions d'euros par an, ce n'est pas cher payé pour éradiquer toute concurrence et empêcher l'émergence de nouveaux acteurs, notamment européens, des réseaux sociaux. Si nous ne voulons pas renoncer à nos ambitions européennes, nous devons concevoir la régulation des plateformes à l'échelle européenne, afin de ne pas élever les barrières à l'entrée, tout en assurant sa mise en œuvre par des régulateurs nationaux proches des populations et agissant de façon concertée.

Telles sont les diverses expériences qui me laissent penser que j'ai des compétences à apporter au CSA, dont le champ est de plus en plus vaste. Outre l'audiovisuel, le Parlement est en train d'étendre ses compétences au nouveau secteur des plateformes numériques et des réseaux sociaux. Médias audiovisuels et réseaux sociaux forment, finalement, un même espace informationnel et toute politique de lutte contre la désinformation doit agir sur l'ensemble du spectre. Les missions traditionnelles du CSA, liées au pluralisme d'expression, restent pertinentes sur ces nouveaux vecteurs d'accélération des contenus dans nos espaces informationnels. J'espère apprendre des trente années d'expérience du CSA, et décliner cette expérience auprès de nouveaux acteurs, qui n'ont pas de fonction éditoriale, mais une fonction nouvelle, algorithmique. Elle impose de définir « sur mesure » un nouveau mode pour les responsabiliser, comme le CSA a su le faire pour responsabiliser les médias audiovisuels.

Un autre aspect à prendre en compte est que les acteurs de l'audiovisuel traditionnel évoluent, et doivent continuer à le faire. Nous devons les accompagner : eux aussi sont soumis à cette transformation numérique.

La coopération entre l'ARCEP et le CSA est nécessaire et naturelle. Je doute de la possibilité de nommer des membres communs, car siéger dans ces collèges est un travail à plein temps. Il faudrait trouver le surhomme ou la surfemme capable de participer activement dans les deux collèges. D'autres mécanismes existent : avec les saisines croisées, le CSA demande l'avis de l'ARCEP quand il intervient sur un secteur lié aux télécommunications – et réciproquement. Depuis un an, un programme de travail commun a été créé, car les deux autorités s'interrogent sur le rôle joué par les terminaux, tant dans les services de médias audiovisuels que sur les réseaux de communication électronique.

Pour l'ARCEP, la transformation numérique est une évidence. Elle constate à quel point les réseaux transforment, montent en puissance et deviennent toujours plus accessibles. Lorsque les autres régulateurs font ce constat dans leur domaine, ils cherchent des compétences et s'adressent à l'ARCEP. Le CSA a souhaité se rapprocher de l'ARCEP, mais c'est aussi le cas de l'autorité de régulation des transports. Il est évident que le véhicule du futur sera autonome et connecté, il faut donc rapprocher le régulateur des transports du régulateur des télécommunications. En poussant cette logique, à terme, tous les régulateurs seraient ainsi regroupés, ce qui poserait un problème démocratique. Ce régulateur serait une « Commission européenne à la française », et je ne pense pas que ce soit pertinent. Il y a parfois des désaccords entre régulateurs, il faut faire des choix politiques entre les télécommunications et l'audiovisuel, comme ce fut le cas pour les attributions de fréquences. Je trouve très sain que chaque régulateur instruise le sujet du point de vue de son industrie, fournisse ce travail au Parlement et au Gouvernement, qui peuvent prendre les décisions de nature politique. J'aurais trouvé surprenant que cette décision soit laissée à un régulateur, qui n'a pas la légitimité suffisante pour le faire.

S'agissant de la TNT, il doit être possible de retrouver des déclarations de ma part lorsque j'étais directeur général de l'ARCEP. Il est de bonne guerre, en tant que régulateur des télécoms, d'expliquer que ce secteur ferait un meilleur usage des fréquences. D'un autre point de vue, la crise que nous traversons a montré à quel point il n'est pas imaginable de ne pas avoir de médias nationaux diffusés par voie hertzienne et accessibles à tous. Aujourd'hui, 20 % de la population n'accède pas à la télévision autrement que par la TNT. Un jour, je n'en doute pas, la TNT devra cesser de diffuser, mais ce jour n'est pas arrivé et n'arrivera pas au cours des six années du mandat pour lequel je candidate.

La décision des réseaux sociaux américains de suspendre les comptes de Donald Trump a interpellé le monde entier. Comme tout le monde, nous nous sommes demandé comment on a pu arriver à une situation dans laquelle des acteurs privés, sans cadre juridique, décident seuls que le président des États-Unis ne peut plus intervenir sur les réseaux sociaux. D'autant que nous ne savions pas pour combien de temps cette décision avait été prise. Cela a achevé de convaincre les derniers réticents qu'il était urgent d'encadrer juridiquement le pouvoir que les réseaux sociaux peuvent détenir, pour que leurs décisions soient contestables, objectives et transparentes.

Mais il ne s'agit que de la partie émergée de l'iceberg. Les réseaux sociaux peuvent choisir d'influencer l'ordre de présentation des contenus, d'enterrer la parole d'un homme politique ou de la mettre en exergue. Les médias traditionnels ont ce même pouvoir, mais on le voit. Sur les réseaux sociaux, on ne le voit pas. Tout le monde a réagi à la suspension des comptes de Donald Trump car on a vu que les réseaux sociaux ont fait usage du pouvoir extrême consistant à couper l'accès de Donald Trump. Toutefois, ils conservent une palette d'interventions tout aussi puissantes, mais invisibles. J'en conclus qu'il est urgent d'avancer.

Nous avons largement présenté les résultats de l'expérimentation Facebook en Europe, et nous avons reçu un accueil passionné de la part des pays rencontrés et de la Commission européenne. Dans son projet de règlement des services numériques, on retrouve d'ailleurs nos idées, notamment sur l'importance de la transparence. Ce projet de règlement, connu sous son acronyme anglais « DSA », comporte, selon moi, deux éléments saillants.

L'un est l'obligation de transparence, qui va permettre à tout le monde de monter en compétence. La transparence est due non pas uniquement au régulateur, qui est simplement garant de sa bonne mise en œuvre, mais à toutes nos sociétés. Tout le monde a besoin de voir ce que font les réseaux sociaux et d'en analyser les conséquences. C'est un rôle essentiel pour les chercheurs dans le monde universitaire, dans les instituts d'études politiques et les départements de sciences de l'information. Or ils ne peuvent pas travailler aujourd'hui, car ils n'ont pas accès à suffisamment d'informations. Le régulateur doit se mettre à leur service et au service de la société civile. C'est l'intérêt de la transparence : permettre à tout le monde de participer à l'exercice démocratique afin de maîtriser la puissance des réseaux sociaux.

L'autre élément essentiel du DSA est la mise en place d'un réseau de régulateurs et de son board. Comment ces régulateurs vont-ils travailler ensemble ? Cette régulation européenne devra s'ancrer sur les régulateurs nationaux pour concevoir au niveau européen, mais agir au niveau des États membres, au service des sociétés de ces États.

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