Lorsque l'expérience de régulation de Facebook a été lancée, l'une des questions brûlantes qui se posait était : qui, de l'ARCEP ou du CSA, doit réguler ? Nous avons officieusement demandé à ne pas être saisis de cette question ; ancien directeur général de l'ARCEP, j'étais flanqué d'un rapporteur issu de l'ARCEP et d'un autre issu du CSA afin de garantir la neutralité de notre approche à cet égard. Mais, en cours d'expérience, nous avons tous pris conscience du fait que l'enjeu était l'intégrité de nos espaces informationnels – là où les idées s'échangent, où l'opinion publique se forme, c'est-à-dire le cœur du fonctionnement démocratique de nos sociétés. Or l'action du CSA – qui n'est en effet pas n'importe quelle autorité administrative indépendante, madame Kuster – possède une dimension politique dont celle de l'ARCEP est dépourvue, et il est apparu évident à la lecture de notre rapport, sans que nous ayons eu besoin d'en parler, que c'est à lui que la régulation devait être confiée, et non à l'ARCEP. Sébastien Soriano, alors président de l'ARCEP, l'avait d'ailleurs reconnu.
La transformation numérique de nos sociétés modifie considérablement la manière dont nous nous informons, donc la façon dont nous formons notre opinion. C'était le cas avant même l'apparition des réseaux sociaux, du seul fait de l'existence de moteurs de recherche et de la possibilité d'accéder aux sites web des entreprises. Comme beaucoup d'entre vous, j'ai grandi dans un monde où les communiqués de presse étaient destinés aux seuls journalistes, le public n'ayant accès qu'aux articles que ceux-ci en tiraient. Internet a totalement modifié cette dynamique. Dans un contexte où la quantité d'informations brouille l'information, il incombe au CSA, pour permettre la confiance, d'être le garant de l'intégrité de l'écosystème informationnel et des conditions du débat public. C'est la seule institution à pouvoir veiller à ce que les gens comprennent comment l'information se forme et circule, et puissent la juger. L'ARCEP, elle, est un régulateur d'infrastructures ; c'est un autre registre.
Aurais-je été plus utile chez Google ? C'est ce que je pensais quand je suis allé trouver l'entreprise… Lors de mon recrutement, nous avons discuté de la difficulté d'un échange fructueux entre la puissance publique et des acteurs privés, qui plus est étrangers dans un contexte européen, mais la personne qui m'a recruté a conclu en m'avertissant que les combats internes étaient beaucoup plus violents que les combats externes. De fait – comme, sans doute, chez Facebook –, si une partie de l'entreprise est convaincue qu'il faut œuvrer avec les pouvoirs publics, une autre, très cynique, ne se préoccupe que des profits du trimestre à venir. À défaut de savoir où je serais le plus utile, je sais donc pourquoi j'ai quitté Google. Mon éventuelle valeur est due au fait d'y avoir travaillé quelques mois ; ce type d'expérience devrait être encouragé.
L'un des sujets auxquels il va falloir réfléchir est celui des équipements – téléviseurs connectés, enceintes connectées – par l'intermédiaire desquels il est possible d'orienter l'utilisateur vers tel ou tel média. Cette question, tous les pays européens se la posent ; c'est donc à l'échelle européenne qu'il va falloir agir, en définissant pour l'ensemble du grand marché unique européen de nouveaux standards d'ouverture et de neutralité des équipements, au nom de l'exigence de pluralisme dans l'expression des opinions.
Je n'avais pas mentionné la HADOPI dans mon propos liminaire et vous prie de m'en excuser, mais j'ai bien conscience du fait que, dans le cadre du projet de loi relatif à l'audiovisuel, et dans l'hypothèse où il retrouverait une place dans l'ordre du jour parlementaire malgré la crise sanitaire, votre commission a manifesté à maintes reprises son soutien à la fusion entre le CSA et la HADOPI. Celle-ci me semble une évidence dans la mesure où les deux instances travaillent sur le même écosystème, celui de l'audiovisuel et de la création de contenus. Pour qu'un régulateur soit efficace, il faut lui fixer des objectifs globaux très clairs et lui attribuer une palette d'outils. De ce point de vue, l'outillage et le savoir-faire de la HADOPI compléteraient très bien ceux du CSA. Le CSA s'occupe du financement de la production et de la création, la HADOPI lutte contre le piratage ; dans les deux cas, il s'agit du modèle économique de nos industries culturelles. Leur réunion permettrait un gain énorme. Cela a été souligné par leurs présidents respectifs devant votre commission en décembre ; je suis totalement d'accord avec tout ce qu'ils en ont dit.
En ce qui concerne la réactivité, toute politique publique comprend un volet répressif et un volet préventif ; c'est ce dernier rôle que le CSA doit jouer. Paradoxalement, on trouve toujours que les régulateurs sectoriels sanctionnent peu. C'est que beaucoup de modèles de régulation appliqués en Europe nous viennent des Anglais, qui se sont saisis les premiers du sujet, dès le début des années 1980. Après avoir créé l'Ofwat, le régulateur des distributeurs d'eau, qui avaient été privatisés avant toute vague européenne en ce sens, ils ont dressé un bilan de son action, fidèles à leur culture pragmatique de l'évaluation. Constatant que l'Ofwat avait mis des amendes à tout le monde mais que la qualité de l'eau n'en avait pas été améliorée et que son prix n'avait pas baissé, ils en ont tiré un modèle qui a été repris partout en Europe et selon lequel l'objectif des régulateurs doit être d'obtenir un comportement vertueux, non de sanctionner. C'est ainsi qu'a été conçu le CSA qui, comme l'ARCEP, procède d'abord à des mises en demeure, ne sanctionnant qu'en cas de récidive.
De son côté, la justice est chargée de la répression ; face à ce qui n'est pas une opinion mais un délit, c'est à elle d'intervenir. Le juge judiciaire est le meilleur garant du bon équilibre entre la liberté d'expression et la nécessité de la limiter.
La force que donne aux régulateurs cette absence de sanction systématique est la relation que cela induit avec ceux qu'ils régulent – et qui peut être mobilisée très rapidement – et l'autorité morale que cela leur confère. Fort de ses trente ans d'histoire, le CSA a su établir une telle relation avec les médias traditionnels et saura, s'il devient compétent s'agissant des réseaux sociaux, faire de même avec ces derniers pour susciter une réaction rapide et faire modifier les comportements dérangeants : il agira comme le font les services de l'État, en asseyant les acteurs autour d'une table au nom de l'intérêt général, dans un cadre non juridique, pour traiter une situation d'urgence. Il dialogue d'ores et déjà avec les médias pour traiter les difficultés qui s'y posent en cette période de crise sanitaire et a annoncé un futur retour d'expérience associant tous les médias afin de permettre un progrès collectif, comme après les attentats à propos du traitement délicat de l'information dans les jours qui avaient suivi ces derniers.
De même, après un accident aérien, deux processus s'enclenchent : au niveau judiciaire, la recherche des responsabilités civiles et pénales ; au niveau du Bureau d'enquêtes et d'analyses pour la sécurité de l'aviation civile (BEA), l'enquête destinée à déterminer s'il faut modifier la conception des avions, la formation des pilotes, et à tirer les conséquences de l'accident sans attendre la fin de la procédure judiciaire.
S'agissant du rôle du CSA en matière de contenus haineux, quand une masse de tels contenus apparaît, plusieurs questions se posent : sont-ils retirés, si oui, dans quel délai, et est‑ce à bon escient ? L'enjeu est d'abord la fonction de modération : est-elle mise en œuvre réellement, de façon non discriminatoire ; est-elle parfois excessive ? Tout un travail peut alors être entrepris sous l'égide des régulateurs pour forcer les réseaux sociaux à mieux structurer leurs politiques, à les expliquer, à en rendre compte de manière crédible et à permettre qu'elles fassent l'objet d'un débat public afin de parvenir à un équilibre. Car il n'appartient pas au seul régulateur de décider : il doit organiser ce débat, mais y associer la société civile, pour garantir l'acceptation de la solution qui sera trouvée.
Cela suppose la transparence : les acteurs doivent être poussés à rendre des comptes pour que l'on sache ce qu'ils font, avec quels moyens, à quelle fréquence. Il s'agit de demander aux entreprises à la fois de révéler des informations qu'elles détiennent – c'est la « transparence sortante » – et de laisser des tiers révéler des informations dont elles ne disposent pas elles-mêmes – c'est la « transparence entrante ». En effet, les algorithmes sur lesquelles elles s'appuient peuvent être biaisés – de même que nous sommes nous-mêmes victimes de biais cognitifs, comme les préjugés – et un informaticien pourtant neutre peut concevoir un tel algorithme au détriment d'une catégorie socioprofessionnelle ou au profit des hommes, par exemple. Il faut pouvoir les révéler. Cela implique un énorme travail destiné à permettre aux chercheurs d'accéder aux informations et de mettre en évidence ces biais souvent non intentionnels, le tout dans le respect du règlement général sur la protection des données (RGPD) – on ne peut pas se permettre un deuxième Cambridge Analytica, d'où la nécessité d'un autre travail, d'interrégulation, entre la CNIL et le CSA, qui n'implique pas, lui, de fusion.
En ce qui concerne les moyens, il faudrait déjà – j'enfonce une porte ouverte – bien utiliser ceux dont nous disposons. De ce point de vue, nous aurions intérêt à mener à son terme dès que possible l'évolution, actuellement suspendue, vers la fusion entre la HADOPI et le CSA : celle-ci nous fera gagner en moyens sans hausse du coût budgétaire, alors que son absence coûterait cher aux deux instances. Par ailleurs, je n'ai jamais vu un régulateur refuser qu'on lui donne un peu plus de moyens pour assumer les missions que le Parlement lui confie, surtout quand il est chargé des secteurs de notre société où l'activité est la plus bouillonnante.
Je suis convaincu que le pluralisme et la manière dont les médias reflètent notre société sont des enjeux stratégiques. Y veiller est une mission ancienne du CSA, dans laquelle il parvient à des résultats, comme on le voit chaque année. Il travaille avec l'ensemble des médias à améliorer la représentation équilibrée des femmes et des hommes – la sous‑représentation des femmes expertes est l'un de ses nouveaux chantiers ; les médias en ont pris conscience, la prochaine étape consistera à obtenir d'eux qu'ils s'engagent à y remédier –, la représentation de la diversité des Français, la visibilité des outre-mer. J'aspire à participer à cette démarche.
Monsieur le président, vous m'avez demandé d'emblée de quels sujets je souhaiterais m'occuper au CSA. Tout le monde s'y occupe de tous les domaines : des portefeuilles sont attribués, mais ils sont redistribués tous les deux ans. Je suis un esprit curieux, je me sens ouvert et j'aspire à travailler avec mes futurs collègues, conscient de demander à rejoindre une instance où la collégialité est particulièrement poussée et réputée plus fructueuse que dans toute autre autorité publique indépendante. Si votre commission veut bien confirmer ma nomination, le collège devra d'ailleurs choisir comment réallouer les portefeuilles en conséquence du renouvellement de deux de ses membres.
S'agissant du sport féminin, permettez-moi de mentionner le travail de Nathalie Sonnac, qui a abouti à de premiers résultats. Mais il y a encore beaucoup à faire et j'aurai plaisir à m'engager dans ce domaine également.
À propos de la publicité et le recul des premières parties de soirée, m'autorisez-vous un joker ? Pour vous répondre, j'aurai besoin de l'expertise de mes futurs collègues… En la matière, nous marchons sur des œufs : la publicité est aussi le nerf de la guerre dans une industrie qui est, notamment du fait de la crise sanitaire, sous tension. Il y a un équilibre à trouver en la matière.