Intervention de Géraldine Bannier

Réunion du mercredi 29 septembre 2021 à 9h30
Commission des affaires culturelles et de l'éducation

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaGéraldine Bannier, rapporteure :

Voilà un peu plus de quarante ans, l'Assemblée nationale examinait un texte adopté préalablement par le Sénat sur le prix du livre. Au-delà des similitudes de procédure parlementaire, c'est la similitude de situation qui, présentement, saute aux yeux. J'en veux pour preuve ces propos que Jack Lang a tenus en séance publique, à l'Assemblée, alors qu'il était ministre de la culture : « La diffusion du livre connaît depuis quelques années une mutation commerciale dont les conséquences sont loin d'être neutres sur le plan culturel. En effet, longtemps assurée par un réseau de commerçants spécialisés – les libraires –, la vente du livre a vu apparaître et se développer peu à peu de nouvelles formes de distribution, lesquelles ont engendré une concurrence très vive ». En 1981, les hypermarchés cassaient littéralement les prix des livres qui se vendaient facilement, privant ainsi les libraires de ressources financières pourtant indispensables à la promotion d'ouvrages réputés plus difficiles.

La situation actuelle n'est pas loin d'être analogue, si ce n'est qu'Amazon a remplacé Leclerc et pratique des frais de port hors de portée des librairies indépendantes. Les moins importantes d'entre elles se trouvent de fait exclues de la vente en ligne. Telle est la situation malgré la loi sur le prix unique. Un livre de poche neuf, Candide par exemple, est actuellement vendu, réception comprise, entre 3,06 euros et 10,95 euros selon les détaillants. L'explication est simple : les petites librairies font face à des coûts très éloignés de ceux des grandes entreprises, en raison des frais facturés par les transporteurs et des frais de préparation auxquels cette logistique nouvelle les expose. Dès lors, soit elles répercutent les coûts réels sur leurs clients au risque, dans un grand nombre de cas, de les perdre, soit elles prennent tout ou partie de ces coûts à leur charge mais, alors, elles sacrifient leur marge. Les frais de port à un centime d'euro pratiqués par les grands détaillants les placent de facto devant un choix cornélien.

Pour remédier à cette situation, la proposition de loi déposée par Mme la sénatrice Laure Darcos entend permettre aux ministres chargés de la culture et de l'économie, en lien avec l'ARCEP (Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse), de déterminer un tarif minimal applicable aux frais de port facturés pour la livraison d'un livre. Ainsi, la situation financière des libraires qui pratiquent la vente en ligne sera mécaniquement améliorée, toutes choses égales par ailleurs. On peut même imaginer que des librairies de taille moyenne qui parviendraient à internaliser une partie des coûts puissent s'aligner sur ce tarif minimal et deviennent dès lors compétitives par rapport à Amazon, la FNAC, Leclerc ou Gibert, en proposant le même tarif à leurs clients. Plus encore, une telle mesure pourrait inciter certains lecteurs à se déplacer en point de vente physique pour éviter ce surcoût. Cela serait pleinement en adéquation avec le soutien et le retour au commerce physique de proximité dont le contexte sanitaire a salutairement mis en évidence la nécessité. Nous savons aussi qu'un passage en magasin peut encourager des achats imprévus, dits « d'impulsion ».

L'idée est donc théoriquement séduisante. En effet, comme l'ont indiqué plusieurs personnes que j'ai entendues dans le cadre de mes auditions – et dont on ne peut pas dire qu'elles avaient toutes un parti pris –, il est également possible que cette mesure entraîne une diminution des ventes ou des reports vers d'autres marchés. Ils sont peu probables, sans doute, vers le livre numérique mais plus envisageables vers le livre d'occasion, d'autres biens culturels, voire d'autres loisirs qui ne financeront, hélas, ni les auteurs ni les éditeurs à un niveau équivalent.

En l'absence d'étude préalable, il est très difficile de savoir quelles seront les conséquences réelles de cette disposition, lesquelles dépendront aussi, bien sûr, du tarif qui sera déterminé par le pouvoir réglementaire : un tarif trop faible n'aiderait pas les libraires et ne modifierait probablement pas le marché ; un tarif trop élevé, a contrario, assurerait davantage un report sur le marché physique mais au prix, probablement, d'une perte sèche pour l'ensemble de la filière. Entre les deux, nous sommes amenés à faire un véritable pari, notamment parce que cette disposition pourrait être contournée d'une façon ou d'une autre – nous le savons, l'imagination des GAFA excède le domaine fiscal…

Néanmoins, cette mesure pourrait peut-être faire évoluer les pratiques vers le « cliqué-retiré » et faire prendre davantage conscience au public des conséquences, pour l'activité locale et l'environnement, de sa façon de consommer, prise de conscience qui s'est d'ailleurs développée dans le contexte du confinement et que l'on ne peut qu'encourager. Peut-être devons-nous saisir ce moment, ce kairos.

Compte tenu des réserves qui ont été formulées et que je viens de rappeler, il me paraît indispensable de prévoir une évaluation périodique du dispositif par le Gouvernement et le Parlement afin, s'il le faut, d'ajuster le tarif voire d'abandonner la mesure si ses effets devaient être délétères.

Les territoires ruraux, notamment – à tout le moins ceux qui comptent le moins de détaillants –, pourraient pâtir d'un renchérissement du prix du livre en ligne et auront peut‑être besoin que l'on imagine un dépôt gratuit de livres, par exemple dans une maison France Services. Je pense également à nos compatriotes les plus défavorisés, en particulier parmi les jeunes et les étudiants, possiblement à la recherche d'ouvrages rares et pour qui une telle mesure pourrait avoir des conséquences négatives.

Par ailleurs, même si cela n'est pas du ressort du Parlement, il faudra réfléchir à des mesures complémentaires, notamment pour attirer les lecteurs – ou non-lecteurs, d'ailleurs ! – dans les points de vente physique. Je pense en particulier aux jeunes qui, grâce à l'opération « Tous en librairie » et au Pass culture, peuvent accéder plus facilement aux librairies, ou encore aux librairies ambulantes, salons locaux ou boîtes à livres qui sont d'excellents vecteurs, à la fois géographiquement et psychologiquement, pour aller au-devant de lecteurs potentiels. Je crois en effet qu'il ne faut pas négliger l'obstacle psychologique que constitue, pour certains, l'idée d'entrer dans une librairie. Dans ces cas-là, les professionnels de l'enfance et de l'éducation, les bibliothécaires et les libraires sont des acteurs essentiels pour promouvoir le livre et la lecture.

Plus prosaïquement, je crois qu'il faut aussi améliorer la communication autour de la loi sur le prix unique du livre. Un quart des personnes qui font leurs achats en dehors des librairies pensent que les livres y sont plus chers qu'ailleurs. En outre, qui sait qu'on a le droit de demander à son libraire de commander n'importe quel ouvrage ? Ce sont là des arguments importants à faire valoir pour attirer le public dans les librairies.

Un chantier de modernisation doit également s'ouvrir pour les libraires indépendants et l'ensemble de la filière de distribution. La proposition de loi tend à rendre moins vive la concurrence par les prix mais encore faut-il que les librairies deviennent plus compétitives s'agissant des autres éléments qui entrent en ligne de compte dans l'acte d'achat en ligne, comme la praticité de la commande et la rapidité de la mise à disposition, afin de gagner des parts de marché et de remporter ce pari.

Je n'entre pas davantage dans le détail car je suis certaine que nous y reviendrons au cours de nos débats. Il me paraît en revanche important de souligner que le texte comporte d'autres dispositions tout aussi essentielles, si ce n'est plus.

Je pense ainsi, à l'article 1er, à l'interdiction de soldes partiels faite aux éditeurs, lesquels ne sauraient solder leurs ouvrages, notamment en ligne, au détriment de leurs détaillants, et à l'exigence d'une distinction dénuée de toute ambiguïté en ce qui concerne la vente de livres neufs et d'occasion, notamment sur les places de marché qui se sont développées récemment sur internet.

Ensuite, à l'article 2, nous offrirons aux communes la possibilité de verser des subventions aux petites et moyennes librairies indépendantes. Les outils, principalement fiscaux, qui sont aujourd'hui à leur disposition ne permettent pas de gérer les situations au cas par cas et ne correspondent pas nécessairement aux besoins, à l'instant « T », des entreprises. Nous mettrons à leur disposition un outil budgétaire plus souple, qui doit aussi permettre de financer le fonctionnement des structures, alors que les crédits publics ne soutiennent généralement que l'investissement.

L'article 3 me semble d'une importance cruciale pour les auteurs. Un accord a été signé en 2017 avec le Syndicat national de l'édition (SNE) afin d'encadrer ces deux pratiques contractuelles très dommageables que sont la compensation intertitres et la provision pour retours d'exemplaires invendus. C'est une avancée notable, mais elle ne concerne aujourd'hui que les adhérents au SNE. L'article 3 permettra au ministre de la culture de l'étendre à l'ensemble des éditeurs. Cet article améliorera aussi de façon notable la situation des auteurs en cas de cessation d'activité, volontaire ou judiciaire, de leur maison d'édition, ce qui, dans le contexte actuel, n'est pas inutile.

Enfin, l'article 5 apporte des modifications indispensables et attendues au dispositif du dépôt légal numérique. Avec le développement de services en ligne de plus en plus sophistiqués, un nombre croissant d'œuvres et de documents échappe à la collecte automatisée de l'Institut national de l'audiovisuel (INA) et de la Bibliothèque nationale de France (BNF), tandis que le Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC) est confronté à des fichiers numériques cryptés qu'il lui est impossible de lire et de copier à des fins de conservation. Par le biais d'accords avec les déposants, l'article 5 permettra de faciliter grandement la tâche des organismes dépositaires. Il est donc salutaire pour la conservation du patrimoine numérique et multimédia.

Voilà quelques points, loin d'être mineurs, que je souhaitais aborder. Nos débats se concentreront sans doute sur la mesure prévue à l'alinéa 2 de l'article 1er, qui est certainement la plus sujette à controverse.

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