Intervention de Riccardo Petrella

Réunion du jeudi 11 mars 2021 à 9h00
Commission d'enquête relative à la mainmise sur la ressource en eau par les intérêts privés et ses conséquences

Riccardo Petrella, professeur émérite de l'université catholique de Louvain, fondateur du comité international pour un contrat mondial de l'eau :

Je vous remercie de l'honneur que vous me faites de participer à cette audition sur un thème fondamental de l'organisation de nos sociétés. On m'a demandé de revenir sur la mainmise sur l'eau par des intérêts privés et ses conséquences dans une perspective plutôt internationale et planétaire en ligne avec les travaux réalisés avec beaucoup de personne depuis 25 ans avec le Manifeste pour l'eau et le contrat mondial de l'eau. Je vais essayer de structurer mon propos autour de trois parties. La première partie sera de donner des faits sur le processus et les modalités de cette mainmise. La deuxième partie portera sur les conséquences. La dernière partie se limitera à énoncer et exprimer des propositions.

Les faits sont évidents et la mainmise sur la ressource en eau par les intérêts privés résulte d'une série de processus délibérément voulus par nos sociétés occidentales, et en particulier par la France.

La marchandisation de l'eau est le premier de ces processus. Nos sociétés ont adhéré à l'idée que l'eau est une marchandise, celle-ci pouvant devenir une propriété privée et être commercialisée, de même que les services associés. Par conséquent, le service hydrique est également concerné par le processus de marchandisation.

Dans les années 1950, l'économiste Paul Samuelson a théorisé le principe de la marchandisation, en affirmant qu'un bien économique se caractérise par deux éléments, à savoir la rivalité et l'exclusion. L'eau est donc objet de concurrence, soumise à des pressions conflictuelles. Dès lors, les mécanismes du marché permettent d'optimiser les relations commerciales rivales. L'eau est non seulement l'objet d'intérêts et nécessités économiques, mais aussi l'objet de rivalités. A cet égard, elle ne peut ni être un bien commun, ni un bien social.

En conséquence, des processus de libéralisation de l'eau et des services hydriques se sont imposés. Ainsi, dans les années 1970, la Banque mondiale a accordé des prêts aux pays pauvres qui souhaitaient développer un système hydrique selon le principe de la conditionnalité. Autrement dit, la Banque mondiale a imposé l'accès à des prêts supposément publics pour accéder à de l'argent public, à condition qu'ils libéralisent l'eau et les services hydriques, les dérégulent et en fassent une marchandise. Voilà qui illustre la transmission de la mainmise sur la ressource en eau à des acteurs privés, notamment à l'échelle mondiale et notamment en défaveur de pays considérés comme sous-développés. Par conséquent, l'État ne doit plus intervenir que pour fixer le cadre général et laisse le marché réguler la gestion optimale de ce bien économique.

Inévitablement, la dérégulation est ensuite devenue privatisation. Dans les années 1990, le système bancaire s'est approprié l'eau, sous prétexte de préserver la ressource naturelle. La bancarisation permettrait effectivement de protéger l'eau et de l'assainir, mais les bénéfices des services hydriques reviennent ensuite aux investisseurs. La financiarisation a atteint son point culminant le 7 décembre 2020, lorsque la bourse des matières premières de Chicago a ouvert, pour la première fois dans l'histoire, la possibilité d'investir dans des produits financiers dérivés, par nature spéculatifs, c'est-à-dire dans des contrats à terme sur l'eau.

Tous ces phénomènes se sont répercutés au niveau de pratiques économiques, notamment l'agriculture intensive à haute intensité chimique et technologique. Ainsi, l'agriculture intensive répond à une logique de maximisation des capitaux investis dans l'irrigation ou tout autre activité ou service agricoles. Aujourd'hui, 80 % du prélèvement d'eau dans le monde est destiné à l'agriculture, particulièrement à l'agriculture de grande intensité chimique, dont les produits, qui présentent un maximum de rentabilité, sont exportés sur les marchés mondiaux. Un produit est considéré comme économiquement intéressant s'il affiche un rendement moyen de 16 % à l'échelle mondiale. Toute production industrielle ou commerciale dont le rendement est inférieur à la moyenne mondiale de retour sur investissement ( return on investment – ROI) n'a pas sa place, ce qui est une logique de la mainmise. Cette mainmise sur la ressource en eau s'est donc installée, de manière à répondre aux critères de rendement financier de l'eau.

Toutes les pratiques industrielles ont des conséquences néfastes sur la qualité de l'eau. D'ailleurs, depuis trente ans, les parlements se battent pour déterminer des indicateurs corrects d'évaluation de la toxicité des produits chimiques utilisés dans le cadre des activités économiques, sans y parvenir. Beaucoup de produits chimiques, dangereux pour la santé humaine et pour l'environnement, restent autorisés. Ces pratiques industrielles, auto-régulée, est un exemple de mainmise sur la ressource en eau.

De même, la construction de grands barrages, c'est-à-dire de plus de quinze mètres de hauteur, a modifié la donne de l'eau sur la planète. La Banque mondiale a récemment publié un rapport indiquant que 19 000 des 28 000 grands barrages existants dans le monde sont anciens et menacent de rompre. Ceux-ci doivent être réparés ou détruits, au risque d'entraîner des conséquences désastreuses. Or le coût de la réparation de ces barrages est estimé à 50 milliards de dollars, une somme qui n'a pas encore été trouvée sur les marchés financiers.

Par ailleurs, nous assistons à un phénomène d'accaparement des terres en Afrique, en Amérique latine ou en Asie, par des sociétés privées, occidentales ou chinoises. En achetant ces terres, les sociétés privées deviennent également propriétaires de l'eau qu'elles renferment. Bien souvent, ces terres ne sont d'ailleurs pas acquises pour être utilisées, mais pour avoir accès à l'eau. Les systèmes financiers, à travers les banques, contribuent à l'accaparement des terres. La mainmise sur la ressource en eau est ici très importante.

Enfin, la mainmise atteint des proportions considérables, voire dangereuses, s'agissant des pratiques industrielles minières et extractives. La mainmise atteint alors des proportions considérables et dangereuses. Par exemple, en Colombie, El Cerrejón, la plus grande mine de charbon à ciel ouvert, a été à l'origine de la déviation de trois grands fleuves ces vingt dernières années. Le système de deux bassins fluviaux a été particulièrement modifié, ce qui n'est pas sans conséquence pour les populations locales.

Si les conséquences de cette situation sont essentiellement de nature économique, elles sont aussi sociales, politiques et humaines. D'abord, la ressource en eau s'épuise. L'eau disponible dans le monde est de plus en plus rare. Selon l'ONU, 40 % des besoins en eau ne seront pas satisfaits à l'horizon 2050 dans son rapport sur l'eau de l'année passée. Un tel phénomène de raréfaction quantitative est déterminant, puisque l'eau est essentielle à la vie. Cette essentialité de la vie ne sera pas satisfaite pour 40 % de la population mondiale.

S'y ajoute un phénomène de raréfaction qualitative, plus significatif encore. Un tiers des nappes phréatiques de la planète n'est plus utilisable, car trop pollué. Tel est notamment le cas aux États-Unis, en Chine, en Russie et en Inde. De plus, la qualité de l'eau de plus de cent de fleuves et de lacs est inacceptable pour répondre aux besoins humains, quand ceux-ci n'ont pas purement disparu. La nouvelle génération de substances toxiques a des conséquences très graves sur la contamination des jeunes générations. En Italie, nous avons découvert que de nombreux jeunes de moins de 14 ans étaient malades, à la suite d'une contamination du sang.

La pénurie de l'eau est perçue comme inévitable et naturelle, mais tel n'est pas le cas. En situation de pénurie, les premiers à souffrir seront ceux qui n'auront pas les moyens financiers ou technologiques d'accéder à l'eau. Malgré des décennies de propagande autour de la politique de l'eau, 2,2 milliards de personnes ne savent pas, aujourd'hui, ce qu'est l'eau potable et 4,2 milliards de personnes n'ont pas accès à des installations hygiéniques dignes de ce nom. Plus d'un tiers des nappes phréatiques est pollué. Les inégalités sont terribles. Le droit à l'eau n'existe pas et n'est pas garanti. D'ailleurs, nous ne parlons plus de droit à l'eau, mais d'accès à l'eau. Mais l'accès à l'eau est différent du droit. Il est dit que l'accès à l'eau doit être équitable et son prix abordable. Étrangement, le droit se paye, au motif que des coûts y sont associés. Cependant, les coûts peuvent être pris en charge par la collectivité. Par exemple, la défense nationale française est assurée par l'argent public.

Pour conclure, notre vision de la vie a changé. La vie n'est plus la vie. La source de la vie, c'est-à-dire l'eau, est devenue une marchandise. Ma première proposition consisterait donc à re-sacraliser la vie, en re-sacralisant l'eau. Il s'agirait d'un principe républicain. C'est la res publica.

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