COMMISSION D'ENQUÊTE relative à la mainmise sur la ressource en eau par les intÉRÊts privés et ses conséquences
Jeudi 11 mars 2021
La séance est ouverte à neuf heures.
(Présidence de Mme Mathilde Panot, présidente de la commission)
La commission d'enquête relative à la mainmise sur la ressource en eau par les intérêts privés et ses conséquences, procède à l'audition de M. Riccardo Petrella, professeur émérite de l'université catholique de Louvain, fondateur du comité international pour un contrat mondial de l'eau .
La commission d'enquête relative à la mainmise sur la ressource en eau par les intérêts privés et ses conséquences entame aujourd'hui le cycle de ses auditions. Nous accueillons ainsi M. Riccardo Petrella, politologue et économiste italien, professeur émérite de l'université catholique de Louvain. Il a également présidé l'Association internationale des amis du Monde diplomatique et a été candidat aux élections européennes de 2014, pour le Parti de la gauche européenne. Nous l'entendons aujourd'hui en tant que fondateur du comité international pour un contrat mondial de l'eau et initiateur du Manifeste de l'eau, bien commun de l'humanité.
Monsieur le professeur, je vous remercie d'avoir pris le temps de répondre à notre invitation. Je vais vous passer la parole pour une intervention liminaire d'une dizaine de minutes qui précèdera notre échange sous forme de questions – réponses. Je vous remercie également de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.
Auparavant, je vous rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, Monsieur le professeur, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
M. Riccardo Petrella prête serment.
Je vous remercie et vous laisse donc la parole pour une dizaine de minutes d'introduction liminaire.
Je vous remercie de l'honneur que vous me faites de participer à cette audition sur un thème fondamental de l'organisation de nos sociétés. On m'a demandé de revenir sur la mainmise sur l'eau par des intérêts privés et ses conséquences dans une perspective plutôt internationale et planétaire en ligne avec les travaux réalisés avec beaucoup de personne depuis 25 ans avec le Manifeste pour l'eau et le contrat mondial de l'eau. Je vais essayer de structurer mon propos autour de trois parties. La première partie sera de donner des faits sur le processus et les modalités de cette mainmise. La deuxième partie portera sur les conséquences. La dernière partie se limitera à énoncer et exprimer des propositions.
Les faits sont évidents et la mainmise sur la ressource en eau par les intérêts privés résulte d'une série de processus délibérément voulus par nos sociétés occidentales, et en particulier par la France.
La marchandisation de l'eau est le premier de ces processus. Nos sociétés ont adhéré à l'idée que l'eau est une marchandise, celle-ci pouvant devenir une propriété privée et être commercialisée, de même que les services associés. Par conséquent, le service hydrique est également concerné par le processus de marchandisation.
Dans les années 1950, l'économiste Paul Samuelson a théorisé le principe de la marchandisation, en affirmant qu'un bien économique se caractérise par deux éléments, à savoir la rivalité et l'exclusion. L'eau est donc objet de concurrence, soumise à des pressions conflictuelles. Dès lors, les mécanismes du marché permettent d'optimiser les relations commerciales rivales. L'eau est non seulement l'objet d'intérêts et nécessités économiques, mais aussi l'objet de rivalités. A cet égard, elle ne peut ni être un bien commun, ni un bien social.
En conséquence, des processus de libéralisation de l'eau et des services hydriques se sont imposés. Ainsi, dans les années 1970, la Banque mondiale a accordé des prêts aux pays pauvres qui souhaitaient développer un système hydrique selon le principe de la conditionnalité. Autrement dit, la Banque mondiale a imposé l'accès à des prêts supposément publics pour accéder à de l'argent public, à condition qu'ils libéralisent l'eau et les services hydriques, les dérégulent et en fassent une marchandise. Voilà qui illustre la transmission de la mainmise sur la ressource en eau à des acteurs privés, notamment à l'échelle mondiale et notamment en défaveur de pays considérés comme sous-développés. Par conséquent, l'État ne doit plus intervenir que pour fixer le cadre général et laisse le marché réguler la gestion optimale de ce bien économique.
Inévitablement, la dérégulation est ensuite devenue privatisation. Dans les années 1990, le système bancaire s'est approprié l'eau, sous prétexte de préserver la ressource naturelle. La bancarisation permettrait effectivement de protéger l'eau et de l'assainir, mais les bénéfices des services hydriques reviennent ensuite aux investisseurs. La financiarisation a atteint son point culminant le 7 décembre 2020, lorsque la bourse des matières premières de Chicago a ouvert, pour la première fois dans l'histoire, la possibilité d'investir dans des produits financiers dérivés, par nature spéculatifs, c'est-à-dire dans des contrats à terme sur l'eau.
Tous ces phénomènes se sont répercutés au niveau de pratiques économiques, notamment l'agriculture intensive à haute intensité chimique et technologique. Ainsi, l'agriculture intensive répond à une logique de maximisation des capitaux investis dans l'irrigation ou tout autre activité ou service agricoles. Aujourd'hui, 80 % du prélèvement d'eau dans le monde est destiné à l'agriculture, particulièrement à l'agriculture de grande intensité chimique, dont les produits, qui présentent un maximum de rentabilité, sont exportés sur les marchés mondiaux. Un produit est considéré comme économiquement intéressant s'il affiche un rendement moyen de 16 % à l'échelle mondiale. Toute production industrielle ou commerciale dont le rendement est inférieur à la moyenne mondiale de retour sur investissement ( return on investment – ROI) n'a pas sa place, ce qui est une logique de la mainmise. Cette mainmise sur la ressource en eau s'est donc installée, de manière à répondre aux critères de rendement financier de l'eau.
Toutes les pratiques industrielles ont des conséquences néfastes sur la qualité de l'eau. D'ailleurs, depuis trente ans, les parlements se battent pour déterminer des indicateurs corrects d'évaluation de la toxicité des produits chimiques utilisés dans le cadre des activités économiques, sans y parvenir. Beaucoup de produits chimiques, dangereux pour la santé humaine et pour l'environnement, restent autorisés. Ces pratiques industrielles, auto-régulée, est un exemple de mainmise sur la ressource en eau.
De même, la construction de grands barrages, c'est-à-dire de plus de quinze mètres de hauteur, a modifié la donne de l'eau sur la planète. La Banque mondiale a récemment publié un rapport indiquant que 19 000 des 28 000 grands barrages existants dans le monde sont anciens et menacent de rompre. Ceux-ci doivent être réparés ou détruits, au risque d'entraîner des conséquences désastreuses. Or le coût de la réparation de ces barrages est estimé à 50 milliards de dollars, une somme qui n'a pas encore été trouvée sur les marchés financiers.
Par ailleurs, nous assistons à un phénomène d'accaparement des terres en Afrique, en Amérique latine ou en Asie, par des sociétés privées, occidentales ou chinoises. En achetant ces terres, les sociétés privées deviennent également propriétaires de l'eau qu'elles renferment. Bien souvent, ces terres ne sont d'ailleurs pas acquises pour être utilisées, mais pour avoir accès à l'eau. Les systèmes financiers, à travers les banques, contribuent à l'accaparement des terres. La mainmise sur la ressource en eau est ici très importante.
Enfin, la mainmise atteint des proportions considérables, voire dangereuses, s'agissant des pratiques industrielles minières et extractives. La mainmise atteint alors des proportions considérables et dangereuses. Par exemple, en Colombie, El Cerrejón, la plus grande mine de charbon à ciel ouvert, a été à l'origine de la déviation de trois grands fleuves ces vingt dernières années. Le système de deux bassins fluviaux a été particulièrement modifié, ce qui n'est pas sans conséquence pour les populations locales.
Si les conséquences de cette situation sont essentiellement de nature économique, elles sont aussi sociales, politiques et humaines. D'abord, la ressource en eau s'épuise. L'eau disponible dans le monde est de plus en plus rare. Selon l'ONU, 40 % des besoins en eau ne seront pas satisfaits à l'horizon 2050 dans son rapport sur l'eau de l'année passée. Un tel phénomène de raréfaction quantitative est déterminant, puisque l'eau est essentielle à la vie. Cette essentialité de la vie ne sera pas satisfaite pour 40 % de la population mondiale.
S'y ajoute un phénomène de raréfaction qualitative, plus significatif encore. Un tiers des nappes phréatiques de la planète n'est plus utilisable, car trop pollué. Tel est notamment le cas aux États-Unis, en Chine, en Russie et en Inde. De plus, la qualité de l'eau de plus de cent de fleuves et de lacs est inacceptable pour répondre aux besoins humains, quand ceux-ci n'ont pas purement disparu. La nouvelle génération de substances toxiques a des conséquences très graves sur la contamination des jeunes générations. En Italie, nous avons découvert que de nombreux jeunes de moins de 14 ans étaient malades, à la suite d'une contamination du sang.
La pénurie de l'eau est perçue comme inévitable et naturelle, mais tel n'est pas le cas. En situation de pénurie, les premiers à souffrir seront ceux qui n'auront pas les moyens financiers ou technologiques d'accéder à l'eau. Malgré des décennies de propagande autour de la politique de l'eau, 2,2 milliards de personnes ne savent pas, aujourd'hui, ce qu'est l'eau potable et 4,2 milliards de personnes n'ont pas accès à des installations hygiéniques dignes de ce nom. Plus d'un tiers des nappes phréatiques est pollué. Les inégalités sont terribles. Le droit à l'eau n'existe pas et n'est pas garanti. D'ailleurs, nous ne parlons plus de droit à l'eau, mais d'accès à l'eau. Mais l'accès à l'eau est différent du droit. Il est dit que l'accès à l'eau doit être équitable et son prix abordable. Étrangement, le droit se paye, au motif que des coûts y sont associés. Cependant, les coûts peuvent être pris en charge par la collectivité. Par exemple, la défense nationale française est assurée par l'argent public.
Pour conclure, notre vision de la vie a changé. La vie n'est plus la vie. La source de la vie, c'est-à-dire l'eau, est devenue une marchandise. Ma première proposition consisterait donc à re-sacraliser la vie, en re-sacralisant l'eau. Il s'agirait d'un principe républicain. C'est la res publica.
Vous avez fondé en 1997 le comité international pour un contrat mondial de l'eau, puis publié le Manifeste de l'eau en 1998. Quels principes devraient, selon vous, figurer dans ce contrat ? Par ailleurs, que faudrait-il faire, tant au niveau international que national, en termes de règles et de lois, pour que le droit humain à l'eau soit effectif ?
Le contrat mondial de l'eau, tel que nous avons imaginé avec Mário Soares, ancien président de la République portugaise, propose quelques principes fondamentaux. Premièrement, l'eau est l'expression d'une civilisation qui se fonde sur la concrétisation du droit universel à la vie. L'eau doit être reconnue comme l'instrument de base du droit à la vie.
Deuxièmement, l'eau doit être considérée comme un bien commun public. Elle ne doit pas seulement être un bien commun, c'est-à-dire un bien d'intérêt général accessible à tous, mais un bien commun public, relevant de la responsabilité de la collectivité. Celle-ci doit assumer la gouvernance de l'eau, dans toutes ses dimensions. Elle ne peut pas déléguer à d'autres la responsabilité de garantir une bonne qualité de l'eau. Il s'agirait d'une trahison de nos sociétés organisées.
Enfin, le financement de l'eau doit être public. Les coûts liés à l'eau sont réels et considérables (sauvegarder la ressource et la qualité de l'eau, la rendre potable, la distribuer, etc.), mais ils relèvent de la responsabilité de la collectivité. Le financement par la fiscalité graduelle et progressive, est un système qui a très bien fonctionné à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, y compris en France. Grâce à ce système de taxation juste et redistributif, l'eau est financée par la collectivité. Or les processus de mainmise ont renversé ce principe, considérant que les utilisateurs de l'eau, qui deviennent alors des clients, doivent la financer. Dans une logique de consommation et dans une perspective individualiste et utilitariste, la responsabilité du financement a été déplacée, tout comme la responsabilité de la politique de l'eau.
Par conséquent, il convient aujourd'hui de mener un travail de déconstruction législative. Le rôle des parlements est fondamental, même si ceux-ci se trouvent en difficulté depuis 40 ans pour exercer leur rôle primaire de législateur, puisque les législateurs sont considérés comme des consommateurs et des porteurs d'intérêts. Les citoyens sont alors moins importants que les consommateurs et les porteurs d'intérêts. Il faut réinventer la res publica, y compris du point de vue de la capacité législative.
Le 28 juillet 2010, l'assemblée générale de l'ONU a adopté une résolution reconnaissant que l'eau est un droit universel, mais celle-ci n'est pas respectée. Il est rare désormais que nous fassions référence au droit. Il est davantage question de l'accès à l'eau, un accès équitable, plutôt que juste, à un prix abordable. Or l'équité n'est pas la justice.
Les dépenses militaires de nos pays sont financées par le budget public, donc par la fiscalité. Pourquoi la fiscalité pourrait-elle être utilisée pour financer l'armement, mais pas le droit à l'eau ?
La législation doit être modifiée, même si cela soulève un problème de rapport de force politique. De nombreuses propositions intéressantes ont été exprimées ces quarante dernières années, mais les rapports de forces politiques n'ont pas permis de les mettre en œuvre. J'appelle donc les parlements sensibles à certains principes républicains à essayer de récupérer leur capacité législative, afin de fixer les règles permettant de garantir le principe fondamental selon lequel l'eau est la source de la vie.
Les terrains d'expression sont nombreux, au-delà de la législation relative aux produits chimiques et aux exigences environnementales. En effet, nous avons pris conscience de nouveaux droits, à savoir les droits de la nature, un vaste champ que l'ingéniosité et l'innovation humaine et sociale pourraient investir. Reconnaître les droits de la nature revient à reconnaître le droit des humains à la vie.
Dans votre Manifeste, vous réclamez une gouvernance citoyenne pour la gestion de l'eau. Qui doit mettre en œuvre la distribution de l'eau, selon vous : l'État, l'autorité municipale, un échelon plus local ? Pourrions-nous imaginer, au sein d'une métropole de plusieurs millions d'habitants, confier aux citoyens la distribution de l'eau ?
Par ailleurs, comment considérez-vous l'évolution de la situation mondiale entre 1997 et 2021 et la situation en France, où la part de la gestion privée de l'eau potable a tendance à diminuer ?
L'eau est une réalité locale et mondiale à la fois. La collectivité locale est la première responsable et la plus apte à organiser l'ensemble des activités liées à l'eau, dans l'objectif de satisfaire le droit à l'eau et à la vie de manière correcte et juste. Les remunicipalisations répondent à cet objectif. Nous n'avons pas besoin de grandes entreprises organisées à l'échelle mondiale pour gouverner l'eau, mais de communautés qui organisent l'eau, en coopération avec les autres communautés et non pas en rivalité. En effet, la gestion locale de l'eau s'inscrit dans la gestion du bassin hydrographique, bassin pouvant même être transnational. Les rapports entre le niveau local, national et international soulèvent des problèmes, mais le principe de coopération et de solidarité peut s'appliquer entre les différents niveaux de communauté, sous réserve que l'eau ne soit pas considérée comme un motif de rivalité et ne donne pas lieu à une concurrence sur les marchés. Auquel cas, il est impossible de mettre en œuvre une bonne organisation. D'ailleurs, force est de constater que l'eau n'est pas bien gérée à travers le monde.
Le sixième objectif de développement durable de l'Agenda 2030 de l'ONU, auquel vous êtes opposé, vise un accès universel et équitable à l'eau potable, à un coût abordable. Vous considérez en effet qu'il s'agit d'une manière détournée de privatiser l'eau et d'en imposer un coût. Est-il possible de bien gérer l'eau sans reconnaître que cela a un coût ?
Le principe de l'accès à des biens et services essentiels pour la vie de manière équitable et à un prix abordable est une forme de privatisation. En effet, dès lors que la responsabilité financière de la collectivité n'est pas engagée et que le financement se fait par des mécanismes d'achat et de vente, c'est-à-dire des mécanismes marchands, les relations de droit n'ont plus cours et des relations marchandes s'y substituent. La démocratie et la justice sociale laissent la place aux relations compétitives et concurrentielles, qui font que celui qui offrira le meilleur prix gagnera. L'Agenda 2030 indique expressément que toutes ces politiques doivent être guidées par le principe de l'équité à un prix abordable. De la même manière, nous entendons actuellement au sujet des vaccins que la santé doit être accessible de manière équitable et à un prix abordable pour tous.
Que pensez-vous d'instaurer une tarification sociale de l'eau, c'est-à-dire une tarification progressive ? Sur quels critères une telle tarification pourrait-elle reposer : revenus, situation de famille, etc. ?
Le principe de la tarification sociale est une solution par défaut, puisqu'il revient à reconnaître que certaines personnes n'ont pas accès à l'eau en quantité et en qualité suffisante, en raison de leur manque de ressources financières. La tarification sociale est une façon de faire l'aumône. Parallèlement, la loi fait en sorte d'interdire les coupures d'eau, en espérant que les tribunaux soient ensuite favorables à condamner les interruptions de service. La tarification sociale permet de fournir un certain nombre de litres d'eau quotidiennement aux personnes les plus pauvres, tandis que les personnes qui ont les moyens de payer l'eau doivent le faire. La tarification sociale est une solution par défaut, qui ne modifie pas les facteurs institutionnels et structurels. En cela, la société reconnaît qu'elle ne garantit pas le droit universel à l'eau à tous ses membres. Bien entendu, la tarification sociale est préférable à une dérégulation totale, mais elle n'est pas la solution.
Sur quels critères recommanderiez-vous qu'une tarification sociale s'appuie, aussi imparfait ce système soit-il ?
Voilà huit ans, le rapporteur spécial de l'ONU sur le droit à l'eau a établi un rapport sur la tarification sociale dans le monde. Il s'avère que, même si les modalités de tarification sociale existent et diffèrent selon les pays, l'accès universel n'est pas garanti.
En France, quels exemples de marchandisation et de privatisation de la gestion de l'eau vous semblent-ils problématiques pour les usagers et l'environnement ?
Le principe de la délégation de service public est un exemple significatif. Un service public, qui concerne un bien essentiel à la vie, doit faire en sorte que le principe de régénération soit maintenu. Pour ce faire, il importe de réduire l'empreinte hydrique de nos activités. Or la délégation de service public à des sujets privés par les collectivités suppose que les intérêts privés soient servis, tout en respectant la finalité globale du service public. En réalité, les intérêts privés des prestataires de services ont tendance à prévaloir sur la finalité sociale de la politique voulue par la collectivité concernant la sauvegarde de l'environnement et de la qualité de l'eau. Lorsque des problèmes de contamination chimique sont mis en évidence, les débats pour déterminer si un produit est nocif ou pas durent des années. Selon moi, la délégation d'un service public tel que la gestion de l'eau à des acteurs privés concourt à une gestion insuffisante de l'environnement.
Le principe de la délégation de la gestion de l'eau à un opérateur privé est-il intrinsèquement problématique ? Ne pourrions-nous pas imaginer exercer un contrôle citoyen sur les opérateurs privés de l'eau ?
La question sémantique est intéressante sur le sujet de l'eau. Une communauté de citoyens devrait, en principe, respecter la finalité publique de la vie et des droits. Certains tendent à penser qu'un groupement de citoyens pourrait devenir gestionnaire de l'eau, comme d'une zone de pêche ou d'une forêt, et qu'il serait le plus susceptible de bien la gérer, car il y verrait un intérêt personnel, étant donné que l'eau est essentielle à sa vie. Comme je l'ai dit, je pense que la communauté locale de citoyens doit être la première responsable de la gestion de l'eau, mais elle ne peut pas le faire uniquement pour gérer ses propres intérêts.
La communauté locale citoyenne ne doit pas établir de distorsion entre les usages prioritaires pour la collectivité locale, au détriment d'autres usages. L'eau ne doit pas être divisible, bien qu'elle puisse être de manière économique, en prenant par exemple en compte le volume d'eau.
Seriez-vous favorable à l'utilisation d'eau grise ou résiduelle à Paris, pour les sanitaires ? Depuis Haussmann, il existe à Paris un réseau d'eau de Seine, non potable, dont le coût est jugé important.
Il est possible d'utiliser intelligemment les eaux résiduelles. Il suffit de se doter d'une bonne politique de recyclage de l'eau. Sans aller jusqu'à recycler l'eau, il serait suffisant de récupérer l'eau de pluie qui ruisselle des toits et dans les rues, pour alimenter les toilettes. Il convient de déterminer quelle solution serait la moins difficile à mettre en œuvre et aurait le moins de conséquences sur le plan de la qualité de l'eau.
Plutôt qu'une tarification sociale, ne pourrions-nous pas envisager une tarification en fonction de la sobriété d'usage ? Un malus pourrait être appliqué en cas d'usage exagéré et un bonus octroyé lorsque les usagers prennent soin d'économiser l'eau.
Par ailleurs, le fait de récupérer l'eau de pluie ne risque-t-il pas de poser problème, dans la mesure où cela empêcherait l'eau de rejoindre les sous-sols ?
Je pense qu'il est possible de mettre en place une tarification de l'eau reposant sur le caractère vertueux des comportements. 50 litres d'eau par personne et par jour permettraient de concrétiser le droit universel à l'eau. À ce titre, cette quantité d'eau devrait être prise en charge par la collectivité, par l'intermédiaire du système fiscal.
Entre 50 et 250 litres consommés par jour et par personne, nous considérons que le droit n'inspire plus l'usage. Il s'agit là de satisfaire un besoin de nature privé, qui n'est pas nécessairement essentiel. Dès lors, il faudrait appliquer une tarification progressive, de manière à ce que chaque personne contribue en fonction de son usage. Par ailleurs, il semble que consommer 250 litres d'eau par jour et par personne induit des processus nuisibles à l'environnement. Je propose donc qu'il soit interdit de consommer plus de 250 litres d'eau par jour.
Je suis favorable à une tarification qui dépendrait de la sobriété des usages, de manière à encadrer l'utilisation que chacun fait de l'eau. Il est aberrant d'utiliser de l'eau potable pour alimenter les toilettes. L'usage domestique de l'eau n'est pas véritablement raisonnable (30 % pour les toilettes, 30 % pour l'hygiène). Au Canada, l'utilisation de l'eau potable pour laver les voitures par temps de pluie a été interdite.
Quelle part de la consommation d'eau les activités industrielles représentent-elles ? Par ailleurs, la consommation d'eau est vouée à augmenter, puisque la population mondiale atteindra 10 milliards de personnes à l'horizon 2050. Parallèlement, la production d'hydrogène, amenée à se développer, requiert beaucoup d'eau. Comment pourrons-nous faire face à la hausse de la demande en eau ?
15 à 20 % des prélèvements d'eau sont destinés aux activités industrielles. Cependant, l'usage de l'eau dans le cadre de la production énergétique s'accroît fortement depuis vingt ou trente ans. Nous assistons actuellement à une évolution de la hiérarchie des usages prioritaires de l'eau. Jadis, l'eau devait d'abord être utilisée pour la consommation d'eau potable, puis pour l'agriculture, l'industrie et les activités touristiques. Aujourd'hui, dans un certain nombre de pays et dans un contexte de pénurie, la priorité est donnée à l'usage industriel, de manière directe ou indirecte. Cette modification de la hiérarchie des usages, notamment en faveur des usages énergétiques, est très préoccupante. De nombreuses personnes s'en inquiètent. Cette situation mériterait peut-être une intervention législative. Par habitude, en cas de pénurie, l'eau a d'abord vocation à être bue, mais cela n'est, aujourd'hui, plus aussi évident que par le passé. L'usage énergétique prend une place de plus en plus importante par rapport aux autres usages.
Sachant que vous avez travaillé sur le dessalement, que pensez-vous de l'osmose inverse basse pression, mise en avant par certaines multinationales ?
Pendant des années, le débat sur le dessalement par osmose inverse a porté sur la question du prix. Le monde industriel considérait alors que le jour ou le mètre cube d'eau par dessalement serait moins cher que le mètre cube par extraction ou par recyclage des eaux usées, le dessalement serait plébiscité. Le prix du mètre cube d'eau dessalée est aujourd'hui inférieur à un dollar, ce qui peut sembler compétitif. Cependant, nous prenons désormais conscience que le dessalement a des conséquences négatives. D'ailleurs, les autorités chinoises, qui avaient l'ambition, à l'horizon 2050, de fournir de l'eau potable dessalée à 50 % de leur population, sont en passe de revoir leur stratégie, car les conséquences du dessalement à une vaste échelle peuvent être particulièrement graves. Le rôle attribué au dessalement est en train d'évoluer dans le but de fournir de l'eau à la population mondiale. Cela n'empêche pas certaines formes d'écologie avancée de redonner de l'importance et de l'utilité au dessalement. Néanmoins, les expériences de Barcelone ou d'autres centrales de dessalement sur le pourtour méditerranéen montrent qu'il convient de se montrer très prudent.
La séance s'achève à dix heures.