Je vous remercie de m'accueillir au sein de votre commission d'enquête. En premier lieu, je tiens à souligner que mes propos ne pourront que témoigner de mon expérience passée au sein d'une agence de l'eau, puis au ministère chargé de l'environnement jusqu'en 2014.
Bien essentiel à la vie, l'eau est également un élément de salubrité et de confort des logements, mais aussi un élément de dignité humaine. Vous avez évoqué dans vos travaux l'importance de l'accès à l'eau dans les pays émergents. En mettant fin à la corvée d'eau, il s'agit également dans ces pays d'une contribution à l'émancipation des femmes, à leurs droits et à leur liberté d'entreprendre, mais aussi à l'éducation des plus jeunes. Les programmes solidarité eau y sont essentiels pour le développement humain.
Dans notre pays, la ressource que constituent les eaux courantes est ce que le code civil désigne depuis 1803 : « des choses qui n'appartiennent à personne et dont l'usage est commun à tous ». La ressource en eau est parfois qualifiée par des juristes de chose commune dont l'usage est encadré par la puissance publique. Prélever de l'eau, la traiter, l'enfermer dans des tuyaux pour l'apporter dans chaque logement, c'est le service de l'eau. Le prix du service de l'eau, ce sont des coûts d'investissements et des frais de fonctionnement qui impliquent un prix pour l'usager domestique ou économique. Ce service va imposer la construction de réseaux en domaine public, ce qui sera à l'origine de la compétence des communes dans l'organisation des services d'eau et d'assainissement.
Il n'est pas possible d'examiner l'organisation des services de l'eau sans analyse du temps long. Il convient à cet égard de signaler deux ouvrages. Tout d'abord, La conquête de l'eau, de Jean-Pierre Goubert. Plus récemment, la thèse de Christiane Bezon au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), qui explique que, durant les trente glorieuses, pour contourner l'insuffisance de la coopération intercommunale et équiper rapidement le territoire, les services d'ingénierie de l'État ont fait la promotion de la délégation de service pour constituer des pôles territoriaux d'exploitation regroupant les personnels et les moyens spécialisés pour un secteur géographique incluant de nombreux syndicats ou collectivités pouvant tous conserver leur autonomie.
Cette solution la plus immédiate à l'époque peut impliquer des difficultés lors de la remise en concurrence des contrats. En effet, un nouvel entrant devra mettre en place des équipes et du matériel sans avoir nécessairement l'assiette suffisante. Par ailleurs, la zone géographique du centre de gestion du délégataire en place peut devenir trop grande, avec trop peu de contrats.
Si la distribution d'eau fut à l'initiative des communes, la gestion des services fut considérée au XIXe siècle comme devant être une activité privée, car présentant des risques financiers. Ce ne fut qu'à la fin du XIXe siècle que les retards d'investissement par le privé, couplé aux objectifs sanitaires, rendirent incontournable la création de régies.
Cette distinction entre l'entité organisatrice publique et le gestionnaire – public ou privé – est un élément fondamental et spécifique du modèle français de gestion de l'eau. Elle a constitué un point de débat entre différents pays lors de la transposition en normes internationales de l'Organisation internationale de normalisation (ISO) des normes de l'Agence française de normalisation (AFNOR) de qualité de service à l'usager.
Entité organisatrice, la commune est de fait l'autorité de régulation du service. L'organisation de services d'eau et d'assainissement en France est une compétence décentralisée des communes, sans régulateur national. Et le principe constitutionnel de libre organisation des communes conduit à être plus que circonspect quant à l'hypothèse d'un régulateur national ayant pouvoir d'injonction, d'autant que des systèmes de contrôle existent.
Dans un système en réseau en situation de monopole naturel, l'usager n'a pas le choix du fournisseur et a même l'obligation de se raccorder pour l'assainissement. Cette mission de régulation est essentielle.
La commune passe un contrat d'affermage pour quelques décennies. Ce fût pour vingt, trente, voire cinquante ans, avant la limitation de cette durée à vingt ans par la loi Barnier. Face à elle, un major gère plusieurs milliers de contrats, dispose de services juridiques et techniques, de bases de données sur les prix et les caractéristiques des services. Face à cette dissymétrie d'informations, des dérives ont inévitablement eu lieu. Des exploitants ont facturé des provisions sans pleinement les utiliser et en s'appropriant les excédents en fin de contrat.
Mais il ne faut pas passer sous silence les dérives liées à des demandes de collectivités organisatrices, parfois suggérées, il est vrai. Ce fut la demande de versement d'un droit d'entrée, qui est bien entendu était couvert par un prêt remboursé par les abonnés du service avec taux majoré par la maison-mère pour ses frais de gestion. Après l'interdiction de ce droit d'entrée par la loi n° 95-101 du 2 février 1995 relative au renforcement de la protection de l'environnement, dite « loi Barnier », les communes trouvèrent le biais d'appliquer des redevances d'occupation du domaine public d'un montant disproportionné par rapport aux autres services en réseau.
La loi n° 2006-1772 du 30 décembre 2006 sur l'eau et les milieux aquatiques demandait à l'Office national de l'eau et des milieux aquatiques (ONEMA), aujourd'hui partie de l'Office français de la biodiversité (OFB), de construire un réseau de données sur les services d'eau et d'assainissement, point de départ d'une régulation comparative par la performance. Ceci implique des moyens humains et financiers pour les services régionaux et nationaux. Mais je crains que cette mission essentielle pour la maîtrise du prix et de la qualité des services soit de plus en plus soluble dans la biodiversité. Cet observatoire rendrait service aux collectivités d'usagers consommateurs, mais également aux délégataires. Il constituerait un outil exportable confortant la crédibilité et l'équilibre du système français de gestion de l'eau.
La loi du 30 décembre 2006 sur l'eau et les milieux aquatiques introduit également dans son article 1er le droit à l'eau pour chaque personne physique, pour son alimentation et son hygiène, dans des conditions économiquement acceptables par tous. Ce n'est donc pas un droit à la desserte de tous par un réseau public. Le raccordement d'un habitat éloigné du réseau est financièrement très onéreux, mais également techniquement critiquable. Les normes de potabilité au robinet ne pouvant pas être garanties, compte tenu des temps de séjour de l'eau dans les réseaux.
Le service ayant un coût, l'introduction du droit à l'eau impliquait une intervention en faveur des personnes en situation de précarité. La loi n° 2013-312 du 15 avril 2013 visant à préparer la transition vers un système énergétique sobre et portant diverses dispositions sur la tarification de l'eau et sur les éoliennes, dite « loi Brottes », a permis d'engager une expérimentation. Je pense que nous y reviendrons lors des échanges.
Dans vos questions, vous évoquez des différences de prix entre gestion privée et gestion publique. Il faut être très prudent à cet égard. Rien n'est plus facile que d'avoir un prix de l'eau plus bas en abdiquant une capacité d'autofinancement, et donc de renouvellement des ouvrages, ou en reportant des travaux d'épuration. On peut également rappeler que des délégataires ont mis en place des structures d'appui en cas d'accident majeur et de catastrophes naturelles, avec des unités de traitement mobiles, des unités d'embouteillage et des groupes électrogènes mobiles. Il conviendrait ici que les régies se regroupent et investissent pour disposer de moyens de secours mutualisés pour un maillage du territoire complétant les moyens de la sécurité civile.
Une autre explication de la différence de prix correspond à la qualité de la ressource et à sa dégradation en raison des pollutions diffuses. C'est le principe pollueur payeur : payeur pour traiter davantage la ressource ou pour aller parfois la chercher à des dizaines de kilomètres, payeur des plans successifs de réduction des usages de produits phytosanitaires, payeur pour reconstituer des milieux aquatiques et de la biodiversité abîmés par des pratiques excessives de remembrement et d'assèchement de terres dans des aires d'alimentation des captages.
S'il est normal que les redevances des agences de l'eau dues par les pollueurs et les préleveurs couvrent les coûts de connaissance et d'administration de la ressource, donc de la police de l'eau, on ne peut que se poser la question des limites de financement par le buveur d'eau de la biodiversité et de l'amélioration des pratiques agricoles. La directive-cadre 2000/60/CE du 23 octobre 2000 établissant un cadre pour une politique communautaire dans le domaine de l'eau demande d'ailleurs sur ce point de publier pour chaque grand bassin hydrographique les coûts supportés par chaque catégorie d'usagers. Elle demande de rendre compte de l'application du principe pollueur-payeur pour la récupération sur les pollueurs des coûts des dégradations de la ressource dont ils sont à l'origine. Ce sont des éléments essentiels de transparence de la politique de l'eau et d'évaluation de son efficacité, mais également d'aménagement des territoires. J'aurais pu inviter votre commission à consulter les évaluations réalisées par les bassins pour la mise à jour des schémas directeurs d'aménagement et de gestion des eaux (SDAGE) et des synthèses de l'OFB.
À ce jour, en métropole, l'équipement de desserte du territoire en eau et en assainissement collectif est pratiquement achevé. Il s'agit d'un élément important de l'attractivité et de la compétitivité des territoires. Si le service rendu était très perceptible par l'usager lors de l'arrivée de l'eau au robinet ou lors du raccordement au réseau d'égouts, le service va aujourd'hui de soi. Une large proportion des consommateurs usagers ignorent les équipements techniques et les moyens humains nécessaires. Ceci porte en germe le risque d'une remise en cause du financement de ces infrastructures par des usagers qui n'en connaissent ni le fonctionnement, ni les coûts, ni les besoins de financement. Or le maintien de la qualité du service dépendra de plus en plus de l'entretien et du renouvellement des infrastructures. La construction des liens entre le service et les consommateurs est un enjeu majeur pour les services locaux.
Cet enjeu est d'autant plus important que le changement climatique imposera des investissements significatifs en cas d'intrusion d'eau salée en zone littorale ou d'étiage plus prononcé des cours d'eau. C'est aujourd'hui qu'il faut définir les risques, car ce sont des investissements, mais aussi des modifications dans les utilisations de l'eau, qu'il nous faut définir, programmer et assurer dans les deux prochaines décennies. Les projets de SDAGE actuellement soumis à la consultation du public doivent constituer les premiers jalons de cette nécessaire adaptation au changement climatique.