Intervention de Jacques Tcheng

Réunion du jeudi 25 mars 2021 à 12h00
Commission d'enquête relative à la mainmise sur la ressource en eau par les intérêts privés et ses conséquences

Jacques Tcheng :

Je vous remercie pour votre invitation. J'ai débuté ma carrière au ministère de l'Équipement et du logement, où j'ai rejoint l'inspection générale. J'ai ensuite occupé un poste de commissaire du gouvernement et j'ai été amené à traiter un certain nombre de dossiers, dont l'affaire des fausses factures du sud-est à Grenoble. J'y ai ensuite pris la direction générale de l'office local d'habitation à loyer modéré (HLM). Le maire qui a succédé à M. Alain Carignon m'a alors demandé de prendre en charge le complexe dossier de l'eau. Dans ce cadre, j'ai eu l'occasion d'expérimenter différents statuts.

En premier lieu, nous avons utilisé durant deux ans un statut de société d'économie mixte (SEM) afin de sortir de la délégation de service public sans devoir verser de colossales indemnités de rupture de contrat à la Lyonnaise des eaux. J'ai occupé la direction générale de cette SEM, qui était en réalité une structure très légère, puisque l'essentiel du personnel restait logé dans la Société grenobloise d'eau et d'assainissement (SGEA) une filiale de la Lyonnaise des eaux. Cette situation a duré six mois, le temps d'organiser la fusion absorption le cette filiale par la SEM.

Enfin, en janvier 2001, à l'initiative de Raymond Avrillier, nous avons transformé la SEM en SEM à majorité absolue, contrôlée à 66 % plus une voix par la ville de Grenoble, puis en régie à personnalité morale. Enfin, en 2014, avec la création de la métropole, en application du second volet de la loi n° 2015-991 du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République, dite « loi NOTRe », nous avons créé une société publique locale (SPL), qui a fusionné en janvier 2015 avec la SPL créée par le Syndicat intercommunal des eaux de la région grenobloise (SIERG), qui regroupait trente-trois communes, pour créer la SPL Eaux de Grenoble.

La création de cette structure a permis de disposer d'une plate-forme technique unique et de mieux mutualiser nos moyens. Cette structure a attiré dans les six mois suivant sa création de nombreuses petites communes confrontées à des difficultés. Au final, la SPL a regroupé soixante-trois communes.

J'apprécie le titre de votre commission d'enquête, qui constitue à la fois un constat et une question. Ce titre démontre la complexité politique, économique, écologique et sociétale de ce secteur, mais pose également la question de son organisation. En effet, si le modèle économique de l'eau est désormais connu, la réalité du terrain se caractérise par une grande diversité. Les acteurs institutionnels, ainsi que les 33 000 communautés organisatrices, agissent en effet dans un cadre réglementaire complexe, mais en l'absence d'une véritable régulation.

De ce fait, les usagers observent de multiples typologies de tarification. Une quarantaine d'autorités organisatrices ont ainsi pu expérimenter une tarification sociale, dont les résultats sont plus ou moins satisfaisants. En particulier, certains opérateurs privés ont fortement communiqué sur des dispositifs qui, transposés à Grenoble, auraient abouti à majorer les prix appliqués aux consommateurs les plus pauvres.

Par ailleurs, les 33 000 tarifs de l'eau différents appliqués en France se caractérisent par un écart compris entre un et dix selon l'Union fédérale des consommateurs (UFC) – Que Choisir mais sans doute plus important dans la réalité. Or la loi NOTRe incitait les métropoles qui étaient créée à harmoniser leur prix de l'eau dans un délai de cinq ans, renouvelable une fois. Cette règle ne concernait cependant pas la métropole du Grand Paris, ce qui traduit une conception étonnante du principe d'égalité des usagers devant le service public.

Le principe selon lequel l'eau paie l'eau connaît également des contradictions, puisque le budget des agences de l'eau est depuis 2015 ponctionné chaque année par l'État à hauteur de 500 millions d'euros. De la même manière, malgré le principe du pollueur payeur, les industriels et les agriculteurs paient à peine 15 % du montant des redevances collectées par les agences de l'eau. Ces éléments posent la question de la régulation du secteur.

Les intérêts privés sont en réalité présents à tous les niveaux. Concernant les points de captage à fin privé, la situation des producteurs d'eau minérale est spécifique. En revanche, l'intervention des intérêts privés en matière d'alimentation en eau potable est plus surprenante, puisque les collectivités organisatrices ont pour mission de porter l'intérêt général. En la matière, les rapports d'inspection successifs des chambres régionales des comptes et de la Cour des comptes pointent systématiquement des situations anormales, souvent reprises dans la presse, mais restent souvent sans effet.

Par ailleurs, les industriels formulent parfois des demandes particulières en matière d'usage de l'eau. Ainsi, en 1996, dans la vallée du Grésivaudan, la Silicon Valley française, les industriels ont demandé le doublement d'une conduite sur 30 kilomètres, un projet dont le coût était estimé à 30 millions d'euros. Le commissaire enquêteur avait formulé un avis favorable, expliquant qu'en l'absence d'un tel équipement, un industriel ne pourrait pas installer une seconde unité de production. Pour ma part, je considérais que les volumes mentionnés étaient surestimés et j'avais présenté un devis limité à 20 millions d'euros pour le même aménagement. Sur la base de mes arguments, le conseil général a refusé de se porter caution à l'emprunt nécessaire à la réalisation du projet. Ce dernier a été abandonné, et il est possible de se féliciter d'une telle économie, car il apparaît avec le recul qu'il a été possible à l'industriel de construire et de faire fonctionner sa seconde unité sans difficulté.

Cet exemple démontre combien les autorités organisatrices doivent être attentives. À ce titre, il me semble que les élus devraient bénéficier d'une formation spécifique, notamment en début de mandat, afin de se voir rappeler leurs responsabilités en matière de préservation de l'intérêt général et de modération de la facture des usagers. En effet, les intérêts privés se manifestent en effet autant dans le cadre d'une gestion directe que dans le cadre d'une gestion déléguée ou mixte.

À titre personnel, je milite pour la gestion directe, qui permet d'éviter les intermédiaires entre les élus et les usagers. Au contraire, la gestion déléguée ou mixte conduit à ériger deux paravents entre ces derniers. Le premier correspond aux équipes de l'opérateur privé. Le second correspond au contrat, un élément déterminant pour permettre au délégataire de créer de la valeur, mais aussi pour maîtriser les savoir-faire des équipes intervenant sur le terrain.

Enfin, je pense que la séance de questions-réponses me permettra d'évoquer les changements qu'il me semble nécessaire d'apporter au modèle économique général de l'eau en France.

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