C'est un honneur pour moi d'être invité par la représentation nationale, vous qui établissez la norme juridique, à l'aune de l'intérêt général, qui constitue la pierre angulaire de l'action publique, détermine sa finalité et fonde sa légitimité. Mais nous savons qu'il n'est en aucune façon l'addition des intérêts particuliers. Cette exigence est au cœur du sujet qui nous préoccupe. Membre du Comité national de l'eau il y a quelques années, j'ai posé la question à son président. Je n'ai pas obtenu de réponse. Vous allez sans doute nous préciser ce que signifie la mainmise de l'eau sur les intérêts privés. Des organismes, comme la Cour des comptes, ont rendu des rapports éclairants sur la gestion de l'eau. Des organisations non gouvernementales (ONG), comme Transparency International ou Anticor, ont aussi présenté des éléments qui permettent de comprendre les enjeux. En tant que juriste de droit public, je peux identifier des évolutions du droit de l'eau, notamment à l'exigence des traités européens et du bloc de constitutionnalité, notamment sur les principes environnementaux et de santé publique dont il est tant question en ce moment. Les questions de l'eau, autant douce que salée, imposent une approche à la fois internationale, régionale et locale, quelles que soient les questions considérées.
À ce titre, nous Français, disposons d'un cadre international certes limité, mais la France est engagée par un ensemble de traités, conventions, résolutions de l'Organisation des Nations unies (ONU) notamment. Nous sommes membre de l'Union européenne (UE) et, à ce titre, nos gouvernements successifs, comme les diverses législatures, ont accepté et transposé un ensemble significatif de traités, de politiques, de directives, de règlements, voire de recommandations. Le droit européen de l'eau est plus riche que la directive-cadre 2000/60/CE du 23 octobre 2000 sur l'eau à laquelle il est fait souvent référence. Il est indissociable du droit de l'environnement, mais aussi de la santé et de la consommation. Il est substantiel. La France a construit un modèle de gestion de l'eau avec la loi n° 64-1245 du 16 décembre 1964 sur le régime et la répartition des eaux et la lutte contre la pollution, renforcée par la loi n° 92-3 du 3 janvier 1992 sur l'eau. L'Union européenne s'en est inspirée. La France n'a pas respecté l'objectif fixé de « bon état des eaux » en 2015. Elle aura du mal à respecter celui de 2027 et elle s'en éloigne chaque jour davantage. Le droit constitue un révélateur de ce qu'est une société à un temps donné, considérant ces éléments comme prioritaires, essentiels, déterminants, substantiels. Il caractérise cet intérêt général. Comme dans beaucoup de domaines, la communication, le marketing politique, laisse entendre que l'essentiel est traité. Les pratiques, le contenu et l'évolution des textes révèlent une autre réalité qui suscite au moins quelques interrogations que je voudrais partager avec vous.
La France connaît des problèmes liés à l'eau qui sont autant quantitatifs que qualitatifs, mais les sujets qui permettent de répondre aux problématiques intéressent au moins les thèmes figurant dans le questionnaire qui nous a été transmis. D'autres pourraient y figurer. Souvent, une approche globale conduit à traiter d'une part du grand cycle de l'eau (les écosystèmes, les bassins et les sous-bassins) et du petit cycle de l'eau (les services publics, l'eau potable, l'assainissement, eau pluviale). En fait, ces éléments doivent être conjugués. Pour des raisons dites de simplification, de rationalisation, même d'accélération de l'action publique, nous pouvons constater des évolutions qui interpellent pour nourrir votre réflexion, quelques pistes et autant d'interrogations. D'un point de vue institutionnel, l'intégration de l'Office national de l'eau et des milieux aquatiques (Onema) par l'Agence française pour la biodiversité (AFB), devenue l'Office français de la biodiversité (OFB), a brouillé quelque peu le paysage d'un référentiel majeur dans la gestion de l'eau, bien au-delà des aspects financiers. Le prélèvement budgétaire sur les agences de l'eau se poursuit de manière caractérisée alors que la gestion au quotidien, la police ou la mise en œuvre des projets exige des moyens significatifs. Sur quel fondement d'intérêt général sont réalisées ces ponctions ? À qui bénéficient ces orientations ? Faut-il privilégier la qualité des eaux, la biodiversité ou la gratuité du permis de chasser qui a été instauré par votre honorable assemblée ? Quel intérêt général sous-tend ces évolutions ? Le principe d'une gestion par bassin et sous-bassin, un modèle que la France a exporté, répond parfaitement aux défis de l'eau, notamment dans le cadre du dérèglement climatique et de la perte drastique de la biodiversité. Pourtant, il est possible d'interpeler les orientations engagées ces dernières années avec une certaine dilution des compétences, avec des institutions créées dont l'utilité interpelle, comme les établissements publics d'aménagement et de gestion de l'eau (EPAGE). Peuvent aussi intervenir désormais les conseils régionaux, les conseils départementaux et les établissements de coopération intercommunale (EPCI), notamment dans le cadre de la compétence « Gestion des milieux aquatiques et prévetion des inondations » (GEMAPI). Le millefeuille s'enrichit toujours, mais pour quelle efficacité ? Les projets de gestion territoriale de l'eau, mise en œuvre ces dernières années, révèlent des pratiques marginales, peu démocratiques et l'abandon des objectifs des économies de l'eau contrairement aux instructions et au discours. Où est la rationalité ? Qui bénéficie de ces évolutions ?
Concomitamment, au-delà du constat d'artificialisation des milieux aquatiques, les données révèlent l'augmentation de la consommation des « -icides ». Les pollutions de l'eau et des milieux aquatiques augmentent globalement sur de nombreux bassins. Pourtant un constat est établi. Les seuils de contrôle des activités polluantes sont relevés. Les préfets sont dotés de pouvoir de dérogation. De plus, l'évaluation environnementale a été allégée et la participation réduite, comme par la loi n° 2020-1525 du 7 décembre 2020 d'accélération et de simplification de l'action publique, dite « loi ASAP ». Le contentieux de l'urbanisme impacte des opérations d'aménagement sur les zones humides et autres sites protégés a été vidé par le législateur de sa substance. Quand les contrôles administratifs préalables et a posteriori sont ainsi réduits de manière significative, à qui bénéficient ces allégements successifs ? Les sanctions en vigueur dans le droit de l'eau ne sont pas appliquées. Le contentieux révèle des interventions marginales des juridictions. Quels objectifs d'intérêt général sont ainsi poursuivis ?
La définition des cours d'eau a été stabilisée. L'ensemble des acteurs s'accordaient sur une approche enfin cohérente. Nous, les juristes, étions globalement satisfaits. La volonté de cartographier tous les cours d'eau a conduit entre 2017 et 2020 à des pratiques de concertation portées par les préfets centrés sur le domaine agricole. Résultat : ont été exclus selon les départements entre 15 et 30 % des cours d'eau existants. Avec ce volet, ce sont les usages, les polices et les objectifs essentiels qui sont visés. À qui bénéficient ces exclusions ? Sans doute pas à la préservation de l'eau et des milieux aquatiques, notamment en tête de bassin.
Je constate que, dans les projets normatifs, il y a une remise en cause des continuités écologiques qui sont portées tant par la directive-cadre 2000/60/CE du 23 octobre 2000 sur l'eau que par les lois successives et le code de l'environnement aujourd'hui. Les associations de protection de l'environnement constituent l'un des derniers remparts à la lutte contre les pollutions. Le ministère de l'Intérieur a créé en octobre 2019 la cellule nationale de suivi des atteintes au monde agricole Déméter. Quels fondements législatifs, quels moyens budgétaires ? La cellule vise entre autres à lutter contre des actions de nature idéologique. Que sont ces natures idéologiques ? Et pour la mise en œuvre de ces objectifs, une convention est signée entre le ministère et la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles. En 2020, de nombreux acteurs associatifs ont été convoqués par la gendarmerie, auditionnés par des juges, alors qu'ils informaient le public ou avaient engagé des actions pour lutter contre les pollutions caractérisées. À qui profitent ces pratiques ?
La fiscalité dans le domaine de l'eau, comme le financement par les agences de l'eau fait l'objet d'analyses pertinentes. Les ménages paient plus de 90 % des contributions financières à la lutte contre les pollutions, et bien sûr, celles relatives aux prélèvements. Les redevances pollution augmentent pour les ménages. Quelles sont les raisons d'intérêt général qui déterminent le fait que l'article 9 de la directive-cadre du 23 octobre 2000 sur l'eau ne soit pas appliqué, qu'une inégalité substantielle des contributions soit pérennisée, que les prélèvements ne soient pas systématiquement contrôlés, que des autorisations collectives soient accordées ? Et malgré les graves crises de sécheresse, les engagements relatifs à la baisse des consommations ne sont pas respectés. À qui bénéficient ces dérives ? La question de service public d'eau potable et d'assainissement est essentielle pour chacune et chacun d'entre nous. Ces services publics doivent être équilibrés. Qui contribue à l'équilibre et comment ? Quels usagers sont concernés ? Par exemple, la fiscalité sur l'assainissement des eaux usées non domestiques n'est que marginalement appliquée. Autre interrogation : qui contrôle réellement les pratiques des gestionnaires, des concessionnaires ? Quelles sanctions sont appliquées en cas de non-respect des engagements ? Par exemple : l'entretien des réseaux que paye pourtant le consommateur final avec sa facture. Malgré un corpus significatif, à qui bénéficient ces approches, ces manquements ?
La production de l'hydroélectricité a été développée en France de manière significative. Les barrages représentent un enjeu à la fois stratégique et de sécurité publique. La France, avec les gouvernements et législatures successives, a accepté les directives européennes de libéralisation du marché de l'électricité et l'attribution des contrats de concession. Y a-t-il un intérêt général du marché de l'électricité à faire évoluer ce secteur stratégique ? Le juriste ne peut que constater le développement d'une logique volontairement accompagnée. Dans quel intérêt ?
Les pollutions non maîtrisées, notamment d'origine agricole, génèrent des effets majeurs sur l'environnement et la santé. Il en résulte que dans certaines parties du territoire, les activités touristiques sont menacées, notamment les zones littorales, que le traitement des eaux potabilisables devient exorbitant dans ces secteurs et que des captages sont fermés (en moyenne, en France, on ferme entre 400 et 500 captages d'eau potable). Le cas du chlordécone aux Caraïbes est caricatural. Concernant les nitrates, avec les condamnations de la France par la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), le dossier est révélateur de l'état des lieux. Nous constatons pourtant que cette logique implacable de gestion se poursuit avec des conséquences très précisément identifiées : coûts des programmes de réduction des pollutions qui se succèdent depuis les années 1990, coût du ramassage et du traitement des algues en littoral, coût pour la santé, surcoût pour le surtraitement des eaux, manque à gagner du fait de la réduction des activités touristiques. Cela représente à peu près un milliard d'euros par an. En revanche des exceptions, voire même des limitations des usages domestiques de l'eau, sont instaurées pour favoriser l'eau commercialisée. Le cas Vittel n'est pas isolé.
Mesdames et Messieurs, tous les rapports, y compris parlementaires, font apparaître que les ménages supportent toujours davantage. Ils payent avec des redevances eau et avec leurs impôts. Sur quel fondement d'intérêt général, la représentation nationale fait-elle perdurer ces situations ? Onze ans après la résolution des Nations Unies du 28 juillet 2010 sur la reconnaissance du droit à l'eau et à l'assainissement, la France n'a toujours pas reconnu ce droit, qui est pourtant droit de l'homme garanti par l'État et alors même que la France l'a soutenu lors de l'Assemblée générale de l'ONU. Sur ce sujet, il est urgent d'apprendre ce qu'est ce droit fondamental, ce qui le caractérise et comment il peut être mis en œuvre. Plusieurs propositions législatives avaient été présentées. J'avais été sollicité par deux députés pour accompagner un processus de rédaction de proposition qui n'a malheureusement pas abouti en février 2017.
Non, en France, l'eau n'est pas un bien commun ou en commun. Vous le savez mesdames et messieurs les députés, l'affirmation que l'eau est le patrimoine commun de la Nation signifie simplement que comme le territoire en urbanisme, comme les forêts, c'est une politique publique qui justifie votre intervention, en raison des enjeux sous-jacents. Vous êtes les représentants de la Nation et donc naturellement détachés des intérêts particuliers y compris ceux d'une circonscription. L'eau constitue un enjeu majeur pour la représentation nationale. Il permet d'en révéler la hauteur d'approche au regard des fondements d'intérêt général. Dans le temps qui nous est imparti, il sera impossible de répondre à tous les questionnements présentés, d'autant que l'approche proposée conduit inéluctablement à élargir les investigations au financement, à la fiscalité, à la répartition des usages effective, à la protection effective de l'eau et des milieux aquatiques, aux captations par des usages privatifs, aux sanctions, au contrôle, aux conditions d'exploitation des services publics et bien sûr à la reconnaissance du droit à l'eau par la France. Des propositions de juristes, voire d'ONG, de la société civile sont régulièrement avancées pour répondre aux défis du moment. Autant qu'il me sera possible, je répondrai donc à vos interrogations. Mme la présidente, mesdames et messieurs les députés, je vous remercie pour votre attention.