COMMISSION D'ENQUÊTE relative à la mainmise sur la ressource en eau par les intÉRÊts privés et ses conséquences
Jeudi 1er avril 2021
La séance est ouverte à quatorze heures.
(Présidence de Mme Mathilde Panot, présidente de la commission)
La commission d'enquête relative à la mainmise sur la ressource en eau par les intérêts privés et ses conséquences, procède à la Table ronde sur le thème de la gestion de l'eau réunissant M. Bernard Drobenko, professeur émérite de l'université du Littoral – Côte d'Opale, M. Jamal El Khattabi, maître de conférences à l'université de Lille, membre du Laboratoire de génie civil et géo-environnement, et Mme Tsanga Tabi, ingénieur de recherche au sein de l'unité mixte de recherche Gestion territoriale de l'eau et de l'environnement – École nationale du génie de l'eau et de l'environnement de Strasbourg et Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement.
Mes chers collègues, nous continuons nos auditions par une table ronde sur le thème de la gestion de l'eau, réunissant M. Bernard Drobenko, professeur émérite de l'université du Littoral-Côte d'Opale, M. Jamal El Khattabi, maître de conférences à l'université de Lille, et Mme Tsanga Tabi, ingénieur de recherche à l'École nationale du génie de l'eau et de l'environnement de Strasbourg, membre de l'unité mixte de recherche Gestion territoriale de l'eau et de l'environnement.
Madame, Messieurs, je vous souhaite la bienvenue et je vous remercie de prendre le temps de répondre à notre invitation.
Je vais vous passer la parole pour une intervention liminaire de cinq minutes, qui précédera notre échange sous forme de questions et réponses. Cette commission d'enquête s'intéresse à la mainmise des intérêts privés sur la ressource en eau et ses conséquences. Dans vos interventions liminaires, Madame Tsanga Tabi, vous pouvez présenter le modèle de tarification solidaire multi-objectifs (TSMO), cela intéresserait notre commission ; Monsieur Drobenko, vous qui avez travaillé sur le droit à l'eau, vous pourriez nous parler du dérèglement climatique et nous expliquer s'il vous inquiète pour l'accès à l'eau pour toutes et tous, et comment le mode de gestion affecte le droit à l'eau et à l'assainissement des usagers ; Monsieur El Khattabi, vous avez travaillé sur l'impact des activités humaines sur le grand cycle de l'eau, pourriez-vous insister sur la question de l'infiltration de l'eau dans le sol et dans les nappes, ainsi que sur les problèmes que posent l'artificialisation et l'imperméabilisation des sols au regard du changement climatique ?
Je vous remercie également de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.
Auparavant, je vous rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
Je vous invite donc, Madame, Messieurs, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
Madame Tabi et Messieurs Drobenko et El Khattabi prêtent serment.
Je vous remercie, je donne la parole au premier intervenant .
C'est un honneur pour moi d'être invité par la représentation nationale, vous qui établissez la norme juridique, à l'aune de l'intérêt général, qui constitue la pierre angulaire de l'action publique, détermine sa finalité et fonde sa légitimité. Mais nous savons qu'il n'est en aucune façon l'addition des intérêts particuliers. Cette exigence est au cœur du sujet qui nous préoccupe. Membre du Comité national de l'eau il y a quelques années, j'ai posé la question à son président. Je n'ai pas obtenu de réponse. Vous allez sans doute nous préciser ce que signifie la mainmise de l'eau sur les intérêts privés. Des organismes, comme la Cour des comptes, ont rendu des rapports éclairants sur la gestion de l'eau. Des organisations non gouvernementales (ONG), comme Transparency International ou Anticor, ont aussi présenté des éléments qui permettent de comprendre les enjeux. En tant que juriste de droit public, je peux identifier des évolutions du droit de l'eau, notamment à l'exigence des traités européens et du bloc de constitutionnalité, notamment sur les principes environnementaux et de santé publique dont il est tant question en ce moment. Les questions de l'eau, autant douce que salée, imposent une approche à la fois internationale, régionale et locale, quelles que soient les questions considérées.
À ce titre, nous Français, disposons d'un cadre international certes limité, mais la France est engagée par un ensemble de traités, conventions, résolutions de l'Organisation des Nations unies (ONU) notamment. Nous sommes membre de l'Union européenne (UE) et, à ce titre, nos gouvernements successifs, comme les diverses législatures, ont accepté et transposé un ensemble significatif de traités, de politiques, de directives, de règlements, voire de recommandations. Le droit européen de l'eau est plus riche que la directive-cadre 2000/60/CE du 23 octobre 2000 sur l'eau à laquelle il est fait souvent référence. Il est indissociable du droit de l'environnement, mais aussi de la santé et de la consommation. Il est substantiel. La France a construit un modèle de gestion de l'eau avec la loi n° 64-1245 du 16 décembre 1964 sur le régime et la répartition des eaux et la lutte contre la pollution, renforcée par la loi n° 92-3 du 3 janvier 1992 sur l'eau. L'Union européenne s'en est inspirée. La France n'a pas respecté l'objectif fixé de « bon état des eaux » en 2015. Elle aura du mal à respecter celui de 2027 et elle s'en éloigne chaque jour davantage. Le droit constitue un révélateur de ce qu'est une société à un temps donné, considérant ces éléments comme prioritaires, essentiels, déterminants, substantiels. Il caractérise cet intérêt général. Comme dans beaucoup de domaines, la communication, le marketing politique, laisse entendre que l'essentiel est traité. Les pratiques, le contenu et l'évolution des textes révèlent une autre réalité qui suscite au moins quelques interrogations que je voudrais partager avec vous.
La France connaît des problèmes liés à l'eau qui sont autant quantitatifs que qualitatifs, mais les sujets qui permettent de répondre aux problématiques intéressent au moins les thèmes figurant dans le questionnaire qui nous a été transmis. D'autres pourraient y figurer. Souvent, une approche globale conduit à traiter d'une part du grand cycle de l'eau (les écosystèmes, les bassins et les sous-bassins) et du petit cycle de l'eau (les services publics, l'eau potable, l'assainissement, eau pluviale). En fait, ces éléments doivent être conjugués. Pour des raisons dites de simplification, de rationalisation, même d'accélération de l'action publique, nous pouvons constater des évolutions qui interpellent pour nourrir votre réflexion, quelques pistes et autant d'interrogations. D'un point de vue institutionnel, l'intégration de l'Office national de l'eau et des milieux aquatiques (Onema) par l'Agence française pour la biodiversité (AFB), devenue l'Office français de la biodiversité (OFB), a brouillé quelque peu le paysage d'un référentiel majeur dans la gestion de l'eau, bien au-delà des aspects financiers. Le prélèvement budgétaire sur les agences de l'eau se poursuit de manière caractérisée alors que la gestion au quotidien, la police ou la mise en œuvre des projets exige des moyens significatifs. Sur quel fondement d'intérêt général sont réalisées ces ponctions ? À qui bénéficient ces orientations ? Faut-il privilégier la qualité des eaux, la biodiversité ou la gratuité du permis de chasser qui a été instauré par votre honorable assemblée ? Quel intérêt général sous-tend ces évolutions ? Le principe d'une gestion par bassin et sous-bassin, un modèle que la France a exporté, répond parfaitement aux défis de l'eau, notamment dans le cadre du dérèglement climatique et de la perte drastique de la biodiversité. Pourtant, il est possible d'interpeler les orientations engagées ces dernières années avec une certaine dilution des compétences, avec des institutions créées dont l'utilité interpelle, comme les établissements publics d'aménagement et de gestion de l'eau (EPAGE). Peuvent aussi intervenir désormais les conseils régionaux, les conseils départementaux et les établissements de coopération intercommunale (EPCI), notamment dans le cadre de la compétence « Gestion des milieux aquatiques et prévetion des inondations » (GEMAPI). Le millefeuille s'enrichit toujours, mais pour quelle efficacité ? Les projets de gestion territoriale de l'eau, mise en œuvre ces dernières années, révèlent des pratiques marginales, peu démocratiques et l'abandon des objectifs des économies de l'eau contrairement aux instructions et au discours. Où est la rationalité ? Qui bénéficie de ces évolutions ?
Concomitamment, au-delà du constat d'artificialisation des milieux aquatiques, les données révèlent l'augmentation de la consommation des « -icides ». Les pollutions de l'eau et des milieux aquatiques augmentent globalement sur de nombreux bassins. Pourtant un constat est établi. Les seuils de contrôle des activités polluantes sont relevés. Les préfets sont dotés de pouvoir de dérogation. De plus, l'évaluation environnementale a été allégée et la participation réduite, comme par la loi n° 2020-1525 du 7 décembre 2020 d'accélération et de simplification de l'action publique, dite « loi ASAP ». Le contentieux de l'urbanisme impacte des opérations d'aménagement sur les zones humides et autres sites protégés a été vidé par le législateur de sa substance. Quand les contrôles administratifs préalables et a posteriori sont ainsi réduits de manière significative, à qui bénéficient ces allégements successifs ? Les sanctions en vigueur dans le droit de l'eau ne sont pas appliquées. Le contentieux révèle des interventions marginales des juridictions. Quels objectifs d'intérêt général sont ainsi poursuivis ?
La définition des cours d'eau a été stabilisée. L'ensemble des acteurs s'accordaient sur une approche enfin cohérente. Nous, les juristes, étions globalement satisfaits. La volonté de cartographier tous les cours d'eau a conduit entre 2017 et 2020 à des pratiques de concertation portées par les préfets centrés sur le domaine agricole. Résultat : ont été exclus selon les départements entre 15 et 30 % des cours d'eau existants. Avec ce volet, ce sont les usages, les polices et les objectifs essentiels qui sont visés. À qui bénéficient ces exclusions ? Sans doute pas à la préservation de l'eau et des milieux aquatiques, notamment en tête de bassin.
Je constate que, dans les projets normatifs, il y a une remise en cause des continuités écologiques qui sont portées tant par la directive-cadre 2000/60/CE du 23 octobre 2000 sur l'eau que par les lois successives et le code de l'environnement aujourd'hui. Les associations de protection de l'environnement constituent l'un des derniers remparts à la lutte contre les pollutions. Le ministère de l'Intérieur a créé en octobre 2019 la cellule nationale de suivi des atteintes au monde agricole Déméter. Quels fondements législatifs, quels moyens budgétaires ? La cellule vise entre autres à lutter contre des actions de nature idéologique. Que sont ces natures idéologiques ? Et pour la mise en œuvre de ces objectifs, une convention est signée entre le ministère et la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles. En 2020, de nombreux acteurs associatifs ont été convoqués par la gendarmerie, auditionnés par des juges, alors qu'ils informaient le public ou avaient engagé des actions pour lutter contre les pollutions caractérisées. À qui profitent ces pratiques ?
La fiscalité dans le domaine de l'eau, comme le financement par les agences de l'eau fait l'objet d'analyses pertinentes. Les ménages paient plus de 90 % des contributions financières à la lutte contre les pollutions, et bien sûr, celles relatives aux prélèvements. Les redevances pollution augmentent pour les ménages. Quelles sont les raisons d'intérêt général qui déterminent le fait que l'article 9 de la directive-cadre du 23 octobre 2000 sur l'eau ne soit pas appliqué, qu'une inégalité substantielle des contributions soit pérennisée, que les prélèvements ne soient pas systématiquement contrôlés, que des autorisations collectives soient accordées ? Et malgré les graves crises de sécheresse, les engagements relatifs à la baisse des consommations ne sont pas respectés. À qui bénéficient ces dérives ? La question de service public d'eau potable et d'assainissement est essentielle pour chacune et chacun d'entre nous. Ces services publics doivent être équilibrés. Qui contribue à l'équilibre et comment ? Quels usagers sont concernés ? Par exemple, la fiscalité sur l'assainissement des eaux usées non domestiques n'est que marginalement appliquée. Autre interrogation : qui contrôle réellement les pratiques des gestionnaires, des concessionnaires ? Quelles sanctions sont appliquées en cas de non-respect des engagements ? Par exemple : l'entretien des réseaux que paye pourtant le consommateur final avec sa facture. Malgré un corpus significatif, à qui bénéficient ces approches, ces manquements ?
La production de l'hydroélectricité a été développée en France de manière significative. Les barrages représentent un enjeu à la fois stratégique et de sécurité publique. La France, avec les gouvernements et législatures successives, a accepté les directives européennes de libéralisation du marché de l'électricité et l'attribution des contrats de concession. Y a-t-il un intérêt général du marché de l'électricité à faire évoluer ce secteur stratégique ? Le juriste ne peut que constater le développement d'une logique volontairement accompagnée. Dans quel intérêt ?
Les pollutions non maîtrisées, notamment d'origine agricole, génèrent des effets majeurs sur l'environnement et la santé. Il en résulte que dans certaines parties du territoire, les activités touristiques sont menacées, notamment les zones littorales, que le traitement des eaux potabilisables devient exorbitant dans ces secteurs et que des captages sont fermés (en moyenne, en France, on ferme entre 400 et 500 captages d'eau potable). Le cas du chlordécone aux Caraïbes est caricatural. Concernant les nitrates, avec les condamnations de la France par la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), le dossier est révélateur de l'état des lieux. Nous constatons pourtant que cette logique implacable de gestion se poursuit avec des conséquences très précisément identifiées : coûts des programmes de réduction des pollutions qui se succèdent depuis les années 1990, coût du ramassage et du traitement des algues en littoral, coût pour la santé, surcoût pour le surtraitement des eaux, manque à gagner du fait de la réduction des activités touristiques. Cela représente à peu près un milliard d'euros par an. En revanche des exceptions, voire même des limitations des usages domestiques de l'eau, sont instaurées pour favoriser l'eau commercialisée. Le cas Vittel n'est pas isolé.
Mesdames et Messieurs, tous les rapports, y compris parlementaires, font apparaître que les ménages supportent toujours davantage. Ils payent avec des redevances eau et avec leurs impôts. Sur quel fondement d'intérêt général, la représentation nationale fait-elle perdurer ces situations ? Onze ans après la résolution des Nations Unies du 28 juillet 2010 sur la reconnaissance du droit à l'eau et à l'assainissement, la France n'a toujours pas reconnu ce droit, qui est pourtant droit de l'homme garanti par l'État et alors même que la France l'a soutenu lors de l'Assemblée générale de l'ONU. Sur ce sujet, il est urgent d'apprendre ce qu'est ce droit fondamental, ce qui le caractérise et comment il peut être mis en œuvre. Plusieurs propositions législatives avaient été présentées. J'avais été sollicité par deux députés pour accompagner un processus de rédaction de proposition qui n'a malheureusement pas abouti en février 2017.
Non, en France, l'eau n'est pas un bien commun ou en commun. Vous le savez mesdames et messieurs les députés, l'affirmation que l'eau est le patrimoine commun de la Nation signifie simplement que comme le territoire en urbanisme, comme les forêts, c'est une politique publique qui justifie votre intervention, en raison des enjeux sous-jacents. Vous êtes les représentants de la Nation et donc naturellement détachés des intérêts particuliers y compris ceux d'une circonscription. L'eau constitue un enjeu majeur pour la représentation nationale. Il permet d'en révéler la hauteur d'approche au regard des fondements d'intérêt général. Dans le temps qui nous est imparti, il sera impossible de répondre à tous les questionnements présentés, d'autant que l'approche proposée conduit inéluctablement à élargir les investigations au financement, à la fiscalité, à la répartition des usages effective, à la protection effective de l'eau et des milieux aquatiques, aux captations par des usages privatifs, aux sanctions, au contrôle, aux conditions d'exploitation des services publics et bien sûr à la reconnaissance du droit à l'eau par la France. Des propositions de juristes, voire d'ONG, de la société civile sont régulièrement avancées pour répondre aux défis du moment. Autant qu'il me sera possible, je répondrai donc à vos interrogations. Mme la présidente, mesdames et messieurs les députés, je vous remercie pour votre attention.
Pouvez-vous me communiquer la source concernant le chiffre de l'exclusion de la cartographie de 15 à 30 % des circuits chevelus des cours d'eau ?
Cette cartographie résulte de la collecte des informations par un ensemble d'associations qui ont constaté les manquements dans le processus de concertation et dans l'identification des cours d'eau tels qu'ils existaient avec notamment les cartes de Cassini et le processus géographique mis en place au cours des différentes années. Force est de constater que le Conseil d'État avait stabilisé la notion de cours d'eau avec des critères précis et le législateur avait entériné ce processus. Nous constatons que le fait que cette cartographie ait été voulue à un moment donné et rénové a conduit à une exclusion d'un ensemble de cours d'eau. Dans certains départements, cela dépasse les 30 %.
Cette question de l'eau est stratégique et fondamentale. De nombreux États finiront par se doter de ministères de l'eau, comme dans les pays en voie de développement. La question de l'eau est sujette à diverses pressions qui peuvent être d'ordre naturel. L'eau est polluée de façon permanente. La carence en eau se ressentira chaque année. Dans le Nord, nous avons connu quatre années de sécheresse qui ont donné lieu à des arrêtés de la préfecture. Le second enjeu est la diminution de la pluviométrie. Il faut ajouter à la liste des problèmes l'artificialisation des sols croissante qui empêche l'infiltration des eaux de pluie. Par ailleurs, nous perdons énormément d'eau également par la défaillance de nos réseaux qui ne sont pas suffisamment renouvelés. Des études de l'Office national de l'eau et des milieux aquatiques ont montré en 2014 qu'il faudrait 140 ans pour renouveler tout le réseau, alors que la durée moyenne d'un réseau est de 80 ans.
Les acteurs se mobilisent autour de l'eau, mais chacun de leur côté. Les services de l'État – agences régionales de santé (ARS), police de l'eau, etc. – gagneraient à être centralisés face aux problèmes auxquels nous sommes confrontés et l'aggravation de la carence des précipitations.
Concernant l'imperméabilisation, la logique globale veut que tout soit ramené à la station d'épuration. Elles ont une grande capacité, mais un coût de fonctionnement énergétique et chimique énorme. Il serait nécessaire d'éviter cela et de trouver des solutions.
La pollution chronique urbaine s'ajoute à la liste des problèmes. Il faut dorénavant infiltrer le plus proche du point de chute. Pour cela, des techniques alternatives sont mises en place. Ces techniques mettent de la verdure en milieu urbain, luttent contre les foyers de chaleur, mais jouent un rôle d'infiltration des eaux qui tombent dans des endroits où d'habitude, elles sont envoyées vers les stations d'épuration. Ces techniques doivent être encore développées. Il est urgent de tirer la sonnette d'alarme sur les besoins de recharger les nappes. En France, nous devons désormais raisonner comme si nous étions au Niger. Il faut infiltrer au maximum en passant par les techniques alternatives. Les choses n'évoluent pas assez vite, compte tenu de l'urgence. Ces techniques alternatives font l'objet de recherche. Moi-même, je travaille sur des solutions d'utilisation de systèmes écologiques (lombrics, etc.).
Merci monsieur El Khattabi. Je passe la parole à Madame TsangaTabi, sur la tarification solidaire et un bilan sur la précarité de l'eau et l'application de la loi n° 2013-312 du 15 avril 2013 visant à préparer la transition vers un système énergétique sobre et portant diverses dispositions sur la tarification de l'eau et sur les éoliennes, dite « loi Brottes ».
Merci de m'avoir invitée à contribuer à ces réflexions. Je travaille sur ces questions d'accès social à l'eau, mais je me suis aussi intéressée aux questions de management de la chose publique par les services. Différents partenariats avec des collectivités locales qui gèrent des opérateurs me permettent de vous apporter un retour du terrain par le bas.
Des changements assez inédits du paysage de la gestion de l'eau apparaissent depuis quelques années, notamment en termes de mode de gestion. Le Conseil constitutionnel a consacré un accès permanent à l'eau des ménages, quand il a validé l'interdiction de couper l'eau des ménages qui sont connectés au réseau dans sa décision n° 2015-470 QPC du 25 mai 2015. La question de la montée sociale est analysée au travers de l'expérimentation volontaire de 40 collectivités et ses dispositifs d'accès à l'eau pour les ménages pauvres. Il faut aussi noter les négociations de contrats de délégations de service public dans les grosses collectivités, qui sont de plus en plus maîtrisées avec l'affirmation dans ces collectivités d'une nouvelle expertise sur le plan juridique, économique et financier pour mieux maîtriser et contrôler ces contrats. Ajoutons à cela des batailles citoyennes en faveur du droit à l'eau qui ont été remportées sur un plan juridique et l'anticipation des débats sur la notion de l'eau bien commun. Ce nouveau paysage est à prendre en compte.
L'eau est un secteur qualifié de citadelle technique, car la conformité réglementaire est le premier enjeu à satisfaire. La règle du service public à caractère industriel et commercial l'emporte sur tout le reste. Nous sommes dans un modèle industriel et marchand. Il faut maintenir la pérennité de ces systèmes techniques d'eau et d'assainissement. Le fonctionnement est très cloisonné au sein des services publics, cloisonnement des responsabilités entre l'administratif et technicien, entre les ménages et ceux qui gèrent les services. Très souvent, les personnes les plus concernées ne sont pas associées à l'élaboration des solutions. Je pense notamment à tous ces problèmes d'accès social à l'eau où les ménages vulnérables ou ceux exclus du réseau n'ont pas été invités à participer au débat.
Les expériences sont diversifiées d'un territoire à l'autre, du fait que la gestion de l'eau est locale en France. Cela provoque des rapports de force déséquilibrés au sein de certaines collectivités locales. Certains élus responsables politiques en viennent à être dépossédés de leur rôle politique et n'arrivent pas à jouer leur rôle de garant de l'intérêt général. Dans un contexte où l'eau est un monopole naturel, nous avons constaté les limites de laisser au local le soin de se réguler tout seul, sur le plan économique et financier. Nous avons besoin d'un cadrage et d'un régulateur. Nous sommes face à une asymétrie de l'information lors de la renégociation des contrats, un défaut de transparence des comptes, un déficit d'informations comptables, ou des produits financiers qui n'apparaissent pas dans le reporting économique. C'est un modèle organisationnel de gestion qui ne répond pas à la question du juste coût et de son évaluation. Cela reste un enjeu de fond, que l'on soit en gestion publique ou privée.
La question du partage de la rente de monopole est absente du débat. Aujourd'hui la plus-value, issue de la gestion de l'eau, part soit du côté de la collectivité locale (la plus-value est réinjectée pour autofinancer les investissements) soit du côté des actionnaires. La question du juste profit raisonnable, social est aussi une question à débattre. À aucun moment la question est posée de savoir si une partie de cette plus-value peut être captée par l'usager. Il serait possible d'imaginer que cette plus-value issue de la gestion de l'eau, pourrait servir à financer des projets qui servent davantage l'intérêt général. Le social reste en chantier.
La gestion de l'eau comme bien commun reste à préciser, à cadrer, à définir collectivement sur un plan local et pratique. Le sujet est souvent abordé du point de vue théorique. Mais concrètement, comment gérer le bien commun quand on est gestionnaire, comment cela est défini dans les objectifs, quelle est la place des rapports de pouvoir dans la construction et l'opérationnalisation du bien commun ? Ce sont des éléments structurants qu'il faudrait mettre en avant. Le bien commun a été pensé jusqu'à maintenant dans le moule de la pensée dominante qui est ce modèle industriel et marchand de l'eau.
Concernant la tarification sociale de l'eau, nous avons développé un outil de « tarification solidaire et multi-objectif » de l'eau (TSMO). Ce travail a démarré il y a quelques années lors d'un projet sur la durabilité des services d'eau. Notre équipe était chargée de réfléchir à la question de durabilité sociale. Cet outil est né de ces réflexions. Nous avions observé jusque-là que la mise en place d'un tarif couvrait les coûts y compris les coûts environnementaux qui incitent à économiser l'eau. L'enjeu social de l'accès à l'eau et notamment des populations vulnérables n'avait jamais été pris en compte. Cela était considéré comme une conséquence extérieure à la tarification. Des collectivités ont mis en place des tarifications sociales. Un tarif social est un tarif qui cible les populations vulnérables. Or certaines tarifications ne ciblaient pas les ménages pauvres. Certains services l'appelaient tarification sociale en raison des mécanismes et des tranches tarifaires mis en œuvre, mais elle ne ciblait pas les ménages pauvres en particulier.
La loi Brottes, expérimentée par une quarantaine de collectivités locales, a été intéressante, car elle a mis en avant non seulement le contexte, les conditions favorables pour mettre en place des tarifs sociaux, mais également toutes les difficultés possibles. Notre outil défend l'idée que les services d'eau sont capables de réfléchir à des tarifs qui intègrent le volet social. Nous mettons en évidence dans ce modèle d'analyse de la tarification, que la logique économique, environnementale et sociale sont liées entre elles. Ce sont des logiques complètement différentes qui ne poursuivent pas les mêmes buts. Si le prix de l'eau est trop élevé, les catégories sociales les plus défavorisées sont impactées et une situation de pauvreté en eau s'installe. Ce concept a émergé chez les Anglais quand l'eau a été privatisée en Angleterre et qu'un ensemble de personnes ont été déconnectées du réseau, complètement submergées par des impayés. C'est comme cela que cette idée de pauvreté en eau est née. Elle devait mesurer la part des ménages dont la facture d'eau est supérieure à 3 % de leurs revenus disponibles. Ce 3 % qui est devenu une convention dans toutes les études sur le concept de pauvreté en eau est une convention. Toutefois, un débat s'élève sur ce seuil. Est-il vraiment représentatif de la notion de pauvreté en eau ? Est-on pauvre en eau en deçà de ces seuils ? En France, la part moyenne de la facture d'eau représente 1 % des revenus. Si le seuil de pauvreté en eau est établi à 3 %, comment régler cette inégalité entre les revenus les plus riches (qui finalement consacrent peu de leurs revenus pour payer l'eau) et ceux qui doivent consacrer de plus en plus de leurs revenus pour payer leurs factures d'eau ? Ce seuil de 3 % est intéressant, car il met en valeur les inégalités d'accès à l'eau. Avec cet outil de tarification, nous élaborons des scénarios tarifaires qui permettent d'évaluer les impacts sur le plan économique, environnemental et social des tarifs et qui permettent aussi de mettre en évidence les transferts de distributifs qui s'opèrent entre les catégories d'usagers lors de la mise en place de nouveaux tarifs. Les collectivités ont besoin d'un nouvel outil pour évaluer les effets de leurs tarifs sociaux et trouver la formule de tarification la plus juste qui permet de prendre en compte les trois volets de la durabilité déjà évoqués.
Selon vous, Madame Tabi, quelle serait la formule la plus juste de la tarification sociale ?
La tarification sociale la plus juste est celle qui permet de couvrir les coûts. Il n'est pas souhaitable de constater un déséquilibre économique, mais ce tarif doit permettre de minimiser la pauvreté en eau. Notre indicateur social comme élément d'évaluation est celui de la pauvreté en eau. Nous souhaitons également une tarification sociale qui puisse minimiser et rendre optimal les transferts de distributifs. Je vous donne un exemple pour que cela soit parlant, car ce transfert de distributifs est l'élément de connaissance manquant des collectivités lors de la mise en place des tarifs. La région belge de Flandre avait mis en place en 1993 un tarif social, qui donnait accès à 15 mètres cubes d'eau gratuits par personne de manière universelle, sans cibler les ménages pauvres. C'était une première tranche gratuite universelle pour l'ensemble des ménages de la région. Au final, ils ont constaté que ceux qui avaient été bénéficiaires de cette tarification n'étaient pas forcément les ménages les plus pauvres, mais des ménages riches de taille importante. Les ménages pauvres étaient eux dans une taille de consommation d'eau qui faisait qu'une fois qu'ils avaient consommé leurs 15 mètres cubes chacun, ils passaient à la tranche dont l'accès était plus élevé. C'est une chose d'être bien intentionné, c'en est une autre de connaître les effets et les bénéficiaires pour être dans une tarification sociale optimale.
Vous nous avez dit ce qu'il ne faudrait pas faire, mais que faudrait-il faire pour avoir une tarification sociale optimale ?
Quand une collectivité veut construire un tarif social optimal, il faut des éléments de connaissance en amont. Si je veux mettre en place une tarification progressive, quel est le volume de tranche que je vais appliquer ? La première collectivité à mettre en place ce type de tarif a été Dunkerque avec la définition d'une première tranche de 80 mètres cubes par foyer, dite essentielle, puis une deuxième tranche utile et une troisième, dite la tranche de confort. Le passage des tranches est progressif, à prix croissant. Pour atteindre et garantir le volume essentiel d'accès à l'eau, ils ont défini 80 mètres cubes en se fondant sur la consommation moyenne du territoire. La première information est le volume d'eau minimum qui correspond au volume d'eau vital à garantir et à assurer aux populations. Cette information est variable selon les territoires. Lors de l'élaboration de son scénario tarifaire, il faut évaluer les impacts en termes d'épargne de gestion, de pauvreté en eau et de consommation.
Je voulais aussi préciser des éléments liminaires qui me paraissent importants pour comprendre le contexte. Dans le code de l'environnement et dans celui de la santé, des dispositions précisent l'accès à l'eau en France. Dans le même temps, le dispositif et la résolution des Nations unies du 28 juillet 2010 sur la reconnaissance d'un droit à l'eau et à l'assainissement, visent à reconnaître le droit à l'eau et satisfaire les besoins fondamentaux. L'accès à l'eau est la possibilité pour toute personne, publique ou privée, quel que soit son lieu de résidence, de pouvoir bénéficier d'un point d'eau.
La reconnaissance du droit à l'eau et à l'assainissement qui résulte de la résolution du 28 juillet 2010, vise à satisfaire les besoins fondamentaux de tout être humain, en termes d'eau potable et d'assainissement. Pour répondre aux besoins fondamentaux de l'être humain, en fonction de sa situation géographique, la consommation varie entre 30 et 60 litres d'eau par jour, selon les estimations de l'Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture (Unesco) ou de l'Organisation mondiale de la santé (OMS). Dès lors qu'un État reconnaît le droit à l'eau, il a l'obligation de satisfaire chaque être humain de son territoire de ces quantités d'eau répondant à ses besoins fondamentaux. La France n'ayant pas reconnu ce droit à l'eau et donc ne pouvant satisfaire de manière générale ces besoins fondamentaux, il a été instauré des dispositions pour accompagner les personnes en difficulté, soit par des aides, soit par des tarifications instaurées, soit par les conventions entre collectivités et opérateurs concessionnaires, soit en régie. Nous sommes là dans une approche sociale de la gestion de l'eau à l'intérieur d'un même service public. D'où les interrogations qui naissent sur le financement et le niveau de tarification. Certaines collectivités considèrent que la gratuité des premiers mètres cubes et la tarification progressive permettent de compenser. D'autres s'orientent vers d'autres dispositifs, notamment les fonds sociaux. C'est moins le niveau de cette tarification que la nécessité pour les pouvoirs publics de satisfaire aux besoins fondamentaux d'une population. Nous avons vu ces dernières années fleurir des hypothèses qu'en l'absence de paiement d'une facture d'eau, les opérateurs coupaient l'eau aux ménages. Cette pratique a été condamnée de manière récurrente par les tribunaux, tout comme la réduction du débit.
Quand on évoque la tarification sociale, il va de soi qu'elle est concomitante à la reconnaissance du droit à l'eau. Seule une reconnaissance effective du droit à l'eau tel que je l'ai évoquée précédemment permet de répondre à cet objectif humain qui est de disposer d'une quantité d'eau suffisante.
Admettons que la France reconnaisse ce droit fondamental à l'eau, comment le traduire concrètement en tarification sociale pour l'usager ?
Nous sommes dans le petit cycle de l'eau, c'est-à-dire le service public d'eau potable. Selon la sociologie de la commune, des transferts de charges vont aller des ménages les plus pauvres vers les ménages les moins riches ou « moyens ». Ce sont les ménages moyens en général qui vont supporter le maximum de charges. Si vous prenez la commune de Cagnes-sur-Mer ou celle de Neuilly-sur-Seine, il va de soi que la sociologie de la population fait que la satisfaction des besoins fondamentaux dans le cadre du petit cycle de l'eau ne coûtera pas cher aux populations moyennes et supérieures. Si nous prenons une commune comme Saint-Denis, la charge sera absolument énorme. C'est la raison pour laquelle, dans la mise en œuvre du droit à l'eau, qui relève de la responsabilité de l'État, ce n'est plus dans le petit cycle de l'eau qu'il faut compenser les éléments nécessaires à la fourniture de cette eau, mais au plan national. Cela veut dire que, dans le petit cycle de l'eau, les personnes identifiées comme ne pouvant pas payer, il est très aisé de collecter l'ensemble des dus à ce service public et de transférer d'un fonds national vers ce service public les éléments compensatoires permettant de satisfaire à l'équilibre de ce service public. Dans la proposition de loi visant à la mise en oeuvre effective du droit à l'eau potable et à l'assainissement, adoptée en première lecture à l'Assemblée nationale en 2016 avait été proposée la création d'un fonds national pour l'eau potable alimenté par exemple par une taxe d'un centime par litre sur l'eau emballée. En France il se consomme plus de 9 milliards de litres d'eau emballée. La solution peut être très peu coûteuse. Raisonner dans le petit cycle de l'eau génère des difficultés. En revanche, identifier ce que va coûter la non-satisfaction des besoins fondamentaux est une autre question. La question du cycle est absolument fondamentale. Si vous raisonnez uniquement dans le petit cycle de l'eau, les charges sont transférées vers d'autres consommateurs qui vont nécessairement supporter la charge, alors même que le droit à l'eau engendre une solidarité garantie par l'État qui est plutôt nationale.
Vous suggérez donc un centime de taxe sur l'eau en bouteille pour aider les plus nécessiteux. Comment définissez-vous les plus nécessiteux ?
En fonction du niveau de revenus des populations, de leur patrimoine, nous savons quelles sont les populations en difficulté. Les services d'action sociale, comme les gestionnaires de service public, connaissent très bien leurs populations et savent identifier celles qui sont effectivement en difficulté. Il suffit de croiser les données de quelques fichiers sociaux pour identifier les personnes réellement en difficulté.
Il faudrait créer une base générale des revenus et des patrimoines pour la facturation de l'eau.
Je n'ai pas dit cela. J'ai dit que des personnes sont en difficulté du fait soit de leur absence de revenus, soit du fait de leur situation sociale temporaire ou durable. Les services d'action sociale et les assistantes sociales connaissent bien ces populations. Je parle de populations fragilisées, que ce soit temporairement ou durablement.
Les populations qui n'ont plus de revenus, car elles ont perdu leur emploi. Ou des personnes qui n'ont pas de revenu du tout parce qu'elles ne savent même pas qu'elles peuvent avoir accès au revenu de solidarité active (RSA). Si vous vivez sur un territoire, vous connaissez les populations qui sont réellement en difficulté.
Par exemple, un individu perd son emploi, ne pouvant plus payer son loyer, l'eau ou l'électricité. Cela entraîne des difficultés dans le ménage, des difficultés matérielles. Soit la situation est temporaire et la personne arrive à retrouver sa dignité et une situation sociale digne d'un être humain, soit progressivement, elle se retrouve marginalisée.
Il me semble que la déclaration de revenus n'est pas le seul indicateur de la situation de difficulté d'une personne.
Peut-on aujourd'hui parler de prédation sur la ressource en eau par des groupes privés dans le cas de délégation de service public notamment ?
À titre personnel, dans mon propos liminaire, j'ai indiqué plusieurs hypothèses qui me paraissent devenir des dérives. Elles peuvent être considérées comme des anachronismes ou des situations répondant peu à l'intérêt général. J'ai évoqué la question des barrages ou de certains acteurs économiques comme les agriculteurs dans leur rapport à l'utilisation de leur ressource en eau. Il est possible d'évoquer également la situation de certains acteurs économiques dans le secteur de l'eau potable et de l'assainissement, dans leur rapport aux élus locaux. Des rapports parlementaires ont été réalisés, la Cour des comptes s'est interrogée, Transparency International également. Plusieurs vecteurs de cette nature démontrent des glissements vers une forme de privatisation de la ressource en eau. J'ai cité la question de Vittel. Cette société qui est une multinationale prélève de l'eau dans les nappes phréatiques pour la commercialiser. Elle est autorisée pour ce faire, mais l'expansion de son exploitation conduit à priver certains acteurs locaux d'eau potable. Certaines sources sont taries et des communes qui veulent alimenter en eau potable leur population, sont démunies face à ces prélèvements très importants. Il en résulte des conflits locaux et les acteurs locaux de l'eau à travers l'agence de l'eau, à travers les établissements publics et coopérations intercommunales s'efforcent de trouver des solutions sans toutefois préjuger de la capacité de ces industriels à continuer à prélever des quantités significatives d'eau. Le cas de Vittel n'est pas un cas isolé.
Ce que je n'aime pas dans la prédation, c'est la question du marketing caché derrière. L'eau en bouteille est présentée comme meilleure que l'eau du robinet avec une différence de prix énorme. En conséquence, l'eau en bouteille nous coûte beaucoup en eau et en déchet. Le marketing fait que les gens achètent énormément d'eau en bouteille. C'est valable à l'échelle mondiale et même dans les pays en voie de développement. L'idée prévaut que ce qui est commercialisé serait meilleur que ce qui arrive au robinet. Ce fait n'est pas avéré. L'eau du robinet est mieux contrôlée.
Elle est identique. C'est de l'eau pompée au niveau de la nappe qui a été filtrée. Cela dépend des processus. Mais elle n'est ni meilleure ni de moindre qualité. Une eau est définie en fonction de sa minéralisation, en fonction de l'état de santé des individus. Une personne ayant des problèmes rénaux doit boire une eau moins minéralisée, par exemple. Toutes les eaux du robinet ne sont pas identiques non plus. Cela dépend des nappes exploitées.
La seconde erreur consiste à dire que l'expertise des groupes est meilleure que celle des communes. Certes, ils ont de l'expertise, mais cela ne veut pas dire que le service public en est dénué. Je n'aime pas l'idée selon laquelle le privé ferait mieux que le public, car elle n'est pas vérifiée. La population choisit sur des considérations inexactes.
Les faits que vous venez de décrire sont-ils la conséquence de la nature de la gestion privée ou du contrôle défaillant exercé sur la gestion privée ?
Sur les deux éléments que je vous ai donnés, je pense que le marketing qui impose l'idée que l'eau en bouteille est meilleure que celle du robinet révèle un manque de contrôle.
Sur l'aspect technique, je travaille avec des groupes privés. Certes, ils ont des expertises et des besoins de se développer pour des objectifs précis, mais si les services de l'État étaient dans la même logique, ils feraient aussi bien et peut-être mieux. En tout cas, aucune différence n'existe.
La police de l'eau est-elle correctement exercée en France ? Dans le grand cycle de l'eau et dans le petit cycle de l'eau ?
Pour finir sur les derniers propos, je vous invite à vous interroger sur la protection des captages des eaux emballées destinées à la consommation et la protection des captages publics destinés à la consommation humaine, sachant que j'ai évoqué tout à l'heure la fermeture de 400 à 500 captages d'eau.
Pour revenir à votre question, aujourd'hui les polices de l'eau et de l'environnement sont absolument défaillantes. Entre le dispositif juridique théorique qui figure dans le code de l'environnement et qui globalement me paraît cohérent, et la mise en œuvre, il existe un abîme que plusieurs rapports ont souligné. Malgré la réunification des pouvoirs de police, les agents sur le terrain sont moins nombreux. Une fois que les infractions sont identifiées, nous ne sommes qu'au début du processus. En effet, pour être poursuivi, il faut qu'un parquet puisse déterminer les conditions de cette poursuite. Il faut instaurer la transaction entre l'administration et le pollueur. Le paradoxe est que le législateur a précisé que la sanction, l'indemnité de compensation due par le pollueur, est inférieure à ce qu'il aurait dû verser s'il avait été poursuivi au tribunal. Sur les transactions, nous avons très peu d'informations. Ni le public ni les associations n'ont connaissance des conditions dans lesquelles se réalisent ces transactions. Il serait opportun de constituer des banques de données qui permettraient à chacun d'en avoir connaissance. Par ailleurs, les magistrats sont très peu formés aux questions d'environnement et d'eau et quand ils s'intéressent à la question, généralement leurs préconisations ne sont pas suivies d'effet. L'organisation administrative et judiciaire ne permet pas des poursuites répondant aux défis qui sont posés par les pollutions de l'eau.
Par ailleurs, les seuls acteurs qui sont en capacité d'informer, de former et d'alerter, à savoir les associations, sont très malmenées depuis quelques années et la réduction du processus participatif dans les différentes procédures, diminue encore davantage leurs capacités d'action. J'ai souligné dans mon propos introductif le fait que la constitution d'une cellule Déméter au ministère de l'Intérieur conduisait à poursuivre des représentants de ces associations parce qu'ils interviennent sur tel ou tel dossier.
Les polices de l'eau sont défaillantes et le contexte juridictionnel ne favorise pas des poursuites à la hauteur des enjeux.
Je ne connais pas l'état des effectifs et des moyens de la police de l'eau, mais il faut préciser tout de même que, sur le terrain, la tâche est immense.
M. El Kahttabi, vous évoquiez les dangers qui pèsent sur la ressource en eau, avec un éventuel ministère de l'eau qu'il faudrait créer à moyenne échéance. Quel danger fait peser le dérèglement climatique sur l'eau ? J'aimerais que vous détailliez les pollutions liées à la baisse des nappes phréatiques.
Effectivement, l'absence de l'eau dans les nappes engendre une concentration de pollution. Nous en avons un exemple dans le Nord, avec la mise en place d'arrêtés. Les perchlorates sont se sont diffusés dans le sous-sol suite à l'usage de munitions utilisées lors de la Première Guerre mondiale. Lors de chaque épisode de sécheresse avec des nappes basses, les concentrations augmentent et des arrêtés proposent le recours de l'eau en bouteille, notamment pour les bébés. Cette pollution est diverse. Le nitrate est également un problème en France depuis des années, pourtant ils persistent. Conscient des dangers, dans de nombreux champs captants, le principe de dilution est adopté. Une eau moins nitratée est mélangée à l'eau pour baisser ce taux en dessous des 50 mg/l. Le défi est de moins diffuser, d'utiliser moins de nitrates et de pesticides. La nappe est soumise à une agression continuelle et une chute de la pluviométrie. Nous conjuguons deux problèmes à la fois : la pollution en continu et la carence de pluie. Le silicium constitue également une contamination naturelle.
Le dérèglement climatique a des effets tant sur la gestion quantitative que la gestion qualitative de l'eau. L'agenda 21 adopté à Rio en 1992 évoque, en introduction du chapitre 17, l'idée qu'il faut adapter les activités humaines à la capacité limite des milieux. Or, avec le dérèglement climatique, nous avons des zones du territoire qui sont soumises à des périodes de sécheresse drastiques. Nous avons vu l'année dernière la majorité des départements français placés en alerte. Le dérèglement climatique génère aussi des conséquences sur la quantité d'eau, des pluviométries très importantes qui conduisent à des inondations ou des submersions marines significatives. Suivant la zone géographique concernée, suivant la configuration du territoire, les problèmes quantitatifs se posent de manière diversifiée quant à la gestion de l'eau. Pour l'utilisation par l'homme de l'eau, le code de l'environnement comporte un article sur la gestion équilibrée qui vise à répartir les usages en ayant des priorités. La première étant l'usage pour l'humain. Ce qui signifie que, par application du principe de gestion par bassin et sous-bassin, en cas de concertations cohérentes, cette répartition obligerait certains acteurs à s'interroger sur leur pratique pour réussir à s'adapter aux difficultés rencontrées.
Concernant le qualitatif, plus les niveaux d'eau baissent, plus les concentrations en polluants sont significatives. Pour pallier ces inconvénients, il faut appliquer aussi les règles en vigueur sur notre territoire, à savoir le principe de prévention et le principe de pollueur payeur (l'obligation pour un acteur d'intégrer dans sa démarche les effets de son activité sur cette eau et de réparer toutes les atteintes à l'eau). La responsabilité de tous les opérateurs est d'assurer les conséquences des effets de leurs activités sur l'eau et les milieux aquatiques.
J'habite dans une région rurale où les conflits d'usage de l'eau se multiplient. De plus en plus de personnes creusent elles-mêmes, sondent elles-mêmes et privent finalement leurs voisins d'eau. Cela engendre une multitude de petits conflits qui vont s'étendre dans les années à venir avec le chacun pour soi qui est extrêmement difficile à contrôler. La police de l'eau est difficile à mettre en place dans ce cas.
C'est un problème de société nouveau en France et pour lequel l'intervention de l'État sera nécessaire pour régler les conflits. Si l'eau est insuffisante et que de plus elle est polluée, les problèmes s'aggraveront. C'est pour cela que j'évoquais un ministère de l'eau. Quand une question devient fondamentale dans une société, du point de vue de gouvernance, la seule solution est de centraliser.
J'avais commencé mon propos par les considérations d'intérêt général qui fondent les politiques publiques. Il me semble que dans le domaine de l'eau, il est urgent d'identifier les conditions du vivre ensemble, quel est cet objectif d'intérêt général que nous poursuivons au regard de la gestion de l'eau. J'ai évoqué également la gestion par bassin ou sous-bassin. C'est le modèle que la France a construit dans les années 1960 et c'est le modèle le plus adapté à une situation donnée, notamment lors de tensions sur la gestion et la répartition des eaux. À mon sens, aucun acteur ne peut être dispensé des règles communes. Quand la ressource diminue quantitativement, les acteurs doivent s'interroger sur leurs pratiques, sur leur mode de vie, sur les orientations de leurs activités. Nous voyons des modes d'agriculture, d'élevage, qui intègrent le fait que la ressource en eau est en voie de difficulté, qu'il faudra insister sur les modalités de sa répartition et donc remettre en cause leurs modèles plutôt productivistes et qu'ils s'engagent sur des voies plus adaptées, plus en phase avec les exigences des écosystèmes. N'oublions pas que, sur un cours d'eau, un bassin ou un sous-bassin, sont présentes des habitations, des activités économiques, de l'agriculture, des activités de loisirs et sans conciliation entre les usages, et sans répartition équilibrée de ces usages, nécessairement des conflits naîtront. Dans un arrêt rendu par la Cour de justice de l'Union européenne en 2020, la question a été posée de la nécessité de s'interroger sur cette répartition : La Cour de justice a mis en exergue que la directive-cadre sur l'eau mis en exergue la nécessité de défendre le patrimoine commun de l'eau et des milieux aquatiques et en conséquence condamné les opérateurs économiques qui asséchaient des cours d'eau. L'État a été mis en demeure de faire en sorte que les acteurs d'un bassin puissent développer leurs activités, mais en préservant l'eau, la biodiversité de l'eau et les milieux aquatiques.
Je souhaite revenir sur ces derniers propos et cette notion de conciliation entre les acteurs. La gestion du bien commun s'organise par des règles, mais aussi par des accords coopératifs. Ces derniers touchent le comportement des acteurs, de l'ensemble des parties prenantes. La journée mondiale de l'eau de 2021 portait sur l'idée des valeurs partagées. Si ces valeurs ne sont pas définies et partagées par les acteurs, il sera difficile d'arriver à des accords coopératifs qui permettent de pouvoir gérer ce bien commun. Ce débat est très large et couvre des enjeux juridiques. Il est nécessaire de légiférer et de poser un cadre. Sur le terrain, comment mettre en place un mode de gouvernance du bien commun qui ne passe pas forcément par les approches conventionnelles et traditionnelles, mais qui va solliciter les comportements des acteurs ? Cette notion de valeurs partagées définies par les acteurs serait l'un des points qui pourraient faire évoluer positivement cette gestion du bien commun.
Je vous remercie tous pour vos réponses précises et vous invite à compléter nos échanges en répondant par écrit au questionnaire qui vous a été envoyé il y a quelques jours pour préparer cette audition.
L'audition s'achève à dix-sept heures.