Intervention de Tsanga Tabi

Réunion du jeudi 1er avril 2021 à 15h30
Commission d'enquête relative à la mainmise sur la ressource en eau par les intérêts privés et ses conséquences

Tsanga Tabi, ingénieur de recherche au sein de l'unité mixte de recherche Gestion territoriale de l'eau et de l'environnement :

Merci de m'avoir invitée à contribuer à ces réflexions. Je travaille sur ces questions d'accès social à l'eau, mais je me suis aussi intéressée aux questions de management de la chose publique par les services. Différents partenariats avec des collectivités locales qui gèrent des opérateurs me permettent de vous apporter un retour du terrain par le bas.

Des changements assez inédits du paysage de la gestion de l'eau apparaissent depuis quelques années, notamment en termes de mode de gestion. Le Conseil constitutionnel a consacré un accès permanent à l'eau des ménages, quand il a validé l'interdiction de couper l'eau des ménages qui sont connectés au réseau dans sa décision n° 2015-470 QPC du 25 mai 2015. La question de la montée sociale est analysée au travers de l'expérimentation volontaire de 40 collectivités et ses dispositifs d'accès à l'eau pour les ménages pauvres. Il faut aussi noter les négociations de contrats de délégations de service public dans les grosses collectivités, qui sont de plus en plus maîtrisées avec l'affirmation dans ces collectivités d'une nouvelle expertise sur le plan juridique, économique et financier pour mieux maîtriser et contrôler ces contrats. Ajoutons à cela des batailles citoyennes en faveur du droit à l'eau qui ont été remportées sur un plan juridique et l'anticipation des débats sur la notion de l'eau bien commun. Ce nouveau paysage est à prendre en compte.

L'eau est un secteur qualifié de citadelle technique, car la conformité réglementaire est le premier enjeu à satisfaire. La règle du service public à caractère industriel et commercial l'emporte sur tout le reste. Nous sommes dans un modèle industriel et marchand. Il faut maintenir la pérennité de ces systèmes techniques d'eau et d'assainissement. Le fonctionnement est très cloisonné au sein des services publics, cloisonnement des responsabilités entre l'administratif et technicien, entre les ménages et ceux qui gèrent les services. Très souvent, les personnes les plus concernées ne sont pas associées à l'élaboration des solutions. Je pense notamment à tous ces problèmes d'accès social à l'eau où les ménages vulnérables ou ceux exclus du réseau n'ont pas été invités à participer au débat.

Les expériences sont diversifiées d'un territoire à l'autre, du fait que la gestion de l'eau est locale en France. Cela provoque des rapports de force déséquilibrés au sein de certaines collectivités locales. Certains élus responsables politiques en viennent à être dépossédés de leur rôle politique et n'arrivent pas à jouer leur rôle de garant de l'intérêt général. Dans un contexte où l'eau est un monopole naturel, nous avons constaté les limites de laisser au local le soin de se réguler tout seul, sur le plan économique et financier. Nous avons besoin d'un cadrage et d'un régulateur. Nous sommes face à une asymétrie de l'information lors de la renégociation des contrats, un défaut de transparence des comptes, un déficit d'informations comptables, ou des produits financiers qui n'apparaissent pas dans le reporting économique. C'est un modèle organisationnel de gestion qui ne répond pas à la question du juste coût et de son évaluation. Cela reste un enjeu de fond, que l'on soit en gestion publique ou privée.

La question du partage de la rente de monopole est absente du débat. Aujourd'hui la plus-value, issue de la gestion de l'eau, part soit du côté de la collectivité locale (la plus-value est réinjectée pour autofinancer les investissements) soit du côté des actionnaires. La question du juste profit raisonnable, social est aussi une question à débattre. À aucun moment la question est posée de savoir si une partie de cette plus-value peut être captée par l'usager. Il serait possible d'imaginer que cette plus-value issue de la gestion de l'eau, pourrait servir à financer des projets qui servent davantage l'intérêt général. Le social reste en chantier.

La gestion de l'eau comme bien commun reste à préciser, à cadrer, à définir collectivement sur un plan local et pratique. Le sujet est souvent abordé du point de vue théorique. Mais concrètement, comment gérer le bien commun quand on est gestionnaire, comment cela est défini dans les objectifs, quelle est la place des rapports de pouvoir dans la construction et l'opérationnalisation du bien commun ? Ce sont des éléments structurants qu'il faudrait mettre en avant. Le bien commun a été pensé jusqu'à maintenant dans le moule de la pensée dominante qui est ce modèle industriel et marchand de l'eau.

Concernant la tarification sociale de l'eau, nous avons développé un outil de « tarification solidaire et multi-objectif » de l'eau (TSMO). Ce travail a démarré il y a quelques années lors d'un projet sur la durabilité des services d'eau. Notre équipe était chargée de réfléchir à la question de durabilité sociale. Cet outil est né de ces réflexions. Nous avions observé jusque-là que la mise en place d'un tarif couvrait les coûts y compris les coûts environnementaux qui incitent à économiser l'eau. L'enjeu social de l'accès à l'eau et notamment des populations vulnérables n'avait jamais été pris en compte. Cela était considéré comme une conséquence extérieure à la tarification. Des collectivités ont mis en place des tarifications sociales. Un tarif social est un tarif qui cible les populations vulnérables. Or certaines tarifications ne ciblaient pas les ménages pauvres. Certains services l'appelaient tarification sociale en raison des mécanismes et des tranches tarifaires mis en œuvre, mais elle ne ciblait pas les ménages pauvres en particulier.

La loi Brottes, expérimentée par une quarantaine de collectivités locales, a été intéressante, car elle a mis en avant non seulement le contexte, les conditions favorables pour mettre en place des tarifs sociaux, mais également toutes les difficultés possibles. Notre outil défend l'idée que les services d'eau sont capables de réfléchir à des tarifs qui intègrent le volet social. Nous mettons en évidence dans ce modèle d'analyse de la tarification, que la logique économique, environnementale et sociale sont liées entre elles. Ce sont des logiques complètement différentes qui ne poursuivent pas les mêmes buts. Si le prix de l'eau est trop élevé, les catégories sociales les plus défavorisées sont impactées et une situation de pauvreté en eau s'installe. Ce concept a émergé chez les Anglais quand l'eau a été privatisée en Angleterre et qu'un ensemble de personnes ont été déconnectées du réseau, complètement submergées par des impayés. C'est comme cela que cette idée de pauvreté en eau est née. Elle devait mesurer la part des ménages dont la facture d'eau est supérieure à 3 % de leurs revenus disponibles. Ce 3 % qui est devenu une convention dans toutes les études sur le concept de pauvreté en eau est une convention. Toutefois, un débat s'élève sur ce seuil. Est-il vraiment représentatif de la notion de pauvreté en eau ? Est-on pauvre en eau en deçà de ces seuils ? En France, la part moyenne de la facture d'eau représente 1 % des revenus. Si le seuil de pauvreté en eau est établi à 3 %, comment régler cette inégalité entre les revenus les plus riches (qui finalement consacrent peu de leurs revenus pour payer l'eau) et ceux qui doivent consacrer de plus en plus de leurs revenus pour payer leurs factures d'eau ? Ce seuil de 3 % est intéressant, car il met en valeur les inégalités d'accès à l'eau. Avec cet outil de tarification, nous élaborons des scénarios tarifaires qui permettent d'évaluer les impacts sur le plan économique, environnemental et social des tarifs et qui permettent aussi de mettre en évidence les transferts de distributifs qui s'opèrent entre les catégories d'usagers lors de la mise en place de nouveaux tarifs. Les collectivités ont besoin d'un nouvel outil pour évaluer les effets de leurs tarifs sociaux et trouver la formule de tarification la plus juste qui permet de prendre en compte les trois volets de la durabilité déjà évoqués.

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