Intervention de Jean-Luc Touly

Réunion du mardi 8 juin 2021 à 14h00
Commission d'enquête relative à la mainmise sur la ressource en eau par les intérêts privés et ses conséquences

Jean-Luc Touly, président du Front républicain d'intervention contre la corruption (FRICC) :

Mon association et la fondation Danielle Mitterrand, où j'ai été responsable de l'eau durant une dizaine d'années, attendions la création d'une commission d'enquête sur la gestion de l'eau en France et, en particulier, en Martinique et en Guadeloupe. J'ai travaillé pendant une quarantaine d'années pour Veolia, qui m'a licencié à deux reprises. Cette entreprise a donné la preuve de son incurie en Guadeloupe, avec la complicité d'élus ignorants, ou pire encore.

J'ai assumé le rôle de délégué syndical chez Veolia, où les syndicats se montrent curieusement proches du patronat. J'ai créé, avec Danielle Mitterrand, l'association pour un contrat mondial de l'eau. J'ai été conseiller régional en Île-de-France. J'ai appartenu au comité national de l'eau, où j'ai côtoyé des élus guadeloupéens, peu diserts sur la gestion de l'eau dans leur département. J'ai co-écrit L'eau des multinationales : les vérités inavouables, et participé au documentaire Water Makes Money, qui en dit long sur la situation en France et en Europe. Enfin, j'ai déposé, avec les associations locales, 3 plaintes pénales en Martinique contre la société martiniquaise des eaux, émanation de Suez, et contre la Générale des eaux. Je suis à présent délégué du Syndicat des eaux d'Ile-de-France (SEDIF) qui, depuis 1923, collabore avec Veolia.

Le SEDIF a récemment reconduit la délégation de service public (DSP) en fixant à 1,30 euro le prix du mètre cube d'eau hors taxe. Ce prix s'avère deux à trois fois plus élevé en Martinique. Bien que je préfère le système de la régie, ces chiffres laissent penser que le contrôle de la gestion de l'eau par les élus permet d'éviter certaines disparités invraisemblables.

Les cabinets d'audit sollicités par les fermiers ou les concessionnaires sont souvent des filiales de ces grands groupes, comme le montre l'exemple de la société anonyme française d'études de gestion et d'entreprises (Safège), filiale de Suez. Depuis 2010, Suez, que Veolia s'apprête à racheter, a la mainmise sur la gestion de l'eau dans toute l'Outre-mer, à l'exception de la Guadeloupe. Nous en revenons donc toujours aux mêmes acteurs.

Depuis le départ de la Générale des eaux Guadeloupe, donc de Veolia, en 2017, la société Karukér'Ô a tenté, avec l'aval de certains élus et du préfet, de réparer les fuites du réseau. Cette société appartient au groupe Suez. Il convient donc de rester vigilant.

La responsabilité de la situation actuelle revient d'abord à la Générale des eaux, et dans une moindre mesure, au groupe Saur et à Suez, à travers la Nantaise des eaux. Il appartenait aux élus de contrôler leurs performances, or ils ont failli à leur tâche.

L'arrivée en Guadeloupe de la Générale des eaux remonte à 1947, bien que son installation effective date de 1977. J'ai moi-même interrogé, en 2016, l'assemblée générale des actionnaires de Veolia sur les raisons du départ de l'entreprise l'année suivante. En réalité, Veolia craignait un retour de manivelle, car les médias et les usagers commençaient à dénoncer sa gestion scandaleuse. La crise de la Covid-19 n'a fait qu'aggraver la situation. Les actionnaires sont tout de même partis en empochant un chèque de 14 millions d'euros. Il y a lieu de se demander ce qui justifie un tel montant, au vu des 60 % d'eau perdus par les fuites du réseau. Le renouvellement de ce réseau n'était prévu que tous les quelques siècles, alors que la durée de vie d'une infrastructure de ce type n'excède pas, en principe, soixante à quatre-vingts ans. Le prix de l'eau apparaît en outre deux à trois fois plus élevé en Guadeloupe qu'en métropole. Enfin, l'assainissement n'y est quasiment pas assuré.

Comment de simples usagers peuvent-ils vérifier ce que j'avance ? Les entreprises concernées, qui complexifient à loisir leur gestion, ne communiquent hélas que peu d'éléments.

Depuis 1995, des rapports annuels des délégataires doivent, une fois soumis à l'autorité publique, déboucher sur des rapports relatifs au prix et à la qualité de l'eau et de l'assainissement. En Guadeloupe, il n'est malheureusement pas aisé de se procurer de tels documents, trop souvent inexistants ou à tout le moins non réglementaires. Ils représentent pourtant le seul moyen, pour qui s'intéresse à ces questions, d'analyser le rendement du système, ou la qualité de l'eau. En résumé, la situation en Guadeloupe est pire que tout ce qu'on pourrait imaginer, même en Afrique. La loi n° 2013-312 du 15 avril 2013 visant à préparer la transition vers un système énergétique sobre et portant diverses dispositions sur la tarification de l'eau et sur les éoliennes, dite loi Brottes, puis le Conseil constitutionnel, ont en principe interdit les coupures d'eau, or celles-ci continuent dans un département français. Le droit à l'eau, reconnu en 2010, n'est donc pas appliqué en Guadeloupe.

Les rapports annuels du délégataire incluent en théorie le compte annuel de résultat d'exploitation. Celui-ci permet de se rendre compte d'une éventuelle surfacturation des frais de personnel et d'une sous-estimation ou, au contraire, d'une surévaluation des provisions pour renouvellement. Comment croire que les sociétés délégataires subissent les pertes qu'elles déclarent et qui leur évitent toute imposition ? Je souhaite, avec les associations locales, déposer des plaintes pour détournement de fonds publics à l'encontre des principaux responsables, à savoir : la Générale des eaux Guadeloupe, le groupe Saur et la Nantaise des eaux.

Les élus, qui n'ont rien contrôlé, séjournaient, dans les années 2000 et 2010, en Australie, en Argentine ou à Paris dans des hôtels de luxe. Dénoncer la corruption ne règlera toutefois pas le problème. La solution ne viendra pas non plus d'une augmentation de la facture, déjà trop élevée. L'État, coupable d'un certain laisser-aller, ne serait-ce que parce que les préfets ne l'ont pas toujours alerté, devra verser des centaines de millions d'euros. Une estimation chiffre à près de 900 millions d'euros le coût de la réfection du réseau, vieux de plusieurs dizaines d'années.

Depuis cinq ou six ans, la création d'un syndicat unique est préconisée. La mutualisation relève d'une belle idée. Seulement, il faudra d'abord former les associations d'usagers à la gouvernance, pour qu'elles participent efficacement aux commissions consultatives ou de contrôle financier, peut-être dans le cadre d'une régie de l'ensemble de l'île. Des représentants d'associations pourraient siéger à son conseil d'administration en y disposant d'une voix, non pas consultative, mais délibérative.

L'État doit en tout cas mettre la main à la poche. Un tel retard s'est accumulé dans les travaux à réaliser que le recours au secteur privé, qui bénéficierait une fois de plus d'avantages indus, ne règlera rien. Les 800 à 900 millions d'euros nécessaires pour acheminer de l'eau en continu en période de crise sanitaire ne pourront venir que de l'État. Jusqu'ici, personne n'a mis en cause devant la moindre juridiction les responsables de ce scandale, à savoir la Générale des eaux Guadeloupe, et certains élus qui ont bénéficié des largesses de cette société ou l'ont laissée faire par ignorance, par facilité ou encore en vue de leur réélection.

L'argent est bien évidemment passé dans les dividendes de Veolia.

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