Intervention de Éric Belfayol

Réunion du mardi 11 février 2020 à 18h45
Commission d'enquête relative à la lutte contre les fraudes aux prestations sociales

Éric Belfayol, délégué national de la DNLF :

Avant la DNLF, il existait une délégation interministérielle, concentrée exclusivement sur le travail illégal. En 2008, un changement de paradigme s'est installé, fondé sur une idée plus globale de la fraude, à la suite des expériences de terrain menées dans les comités opérationnels de lutte contre le travail illégal (COLTI) – qui étaient déjà des comités opérationnels, mais exclusivement dédiés au travail illégal. La délégation a été créée pour embrasser le spectre global de la fraude aux finances publiques (cotisations et prestations sociales, fraude fiscale et fraude douanière).

Un changement de portage est également intervenu, puisque cette délégation, antérieurement rattachée au ministère du travail, au titre du travail illégal, est devenue une délégation du Premier ministre rattachée auprès du ministre du Budget. C'est essentiel, puisque ce rattachement très direct au ministre, et donc à son cabinet, permet à la délégation de travailler sur l'ensemble des problématiques de fraude. La direction générale des finances publiques (DGFiP), la direction générale des douanes et droits indirects (DGDDI) et l'agence centrale des organismes de sécurité sociale (ACOSS), pour les cotisations sociales, sont présentes. La direction de la sécurité sociale (DSS), que vous venez de recevoir, est également présente pour l'ensemble des organismes de sécurité sociale, et notamment les organismes prestataires, dont l'action en matière de fraude aux finances publiques est majeure.

Ce nouveau paradigme s'est mis en place et les missions de la délégation suivent deux axes centraux. Le premier axe, au niveau national, consiste à porter un ensemble de projets en transversalité avec l'ensemble des directions confondues, quel que soit le ministère, pour essayer de décloisonner les approches de lutte contre la fraude. Le deuxième se situe au niveau local, fondé sur la coordination assurée par les CODAF.

Sur le plan national, une des missions centrales est de parvenir à décloisonner les problématiques de fraude, en ayant une vision plus transversale. Des groupes de travail ont été organisés depuis l'origine, et le sont encore, pour permettre ce décloisonnement. À titre d'exemple, ils ont abouti à la signature d'un certain nombre de protocoles, entre des acteurs qui a priori ne se connaissent pas beaucoup. Pour mémoire, un protocole signé en 2011 entre l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (AGRASC), les organismes de protection sociale, mais aussi la DGFiP et la DGDDI, avait pour vocation d'assurer un meilleur suivi et de permettre aux organismes que j'ai cités précédemment de mieux faire valoir leurs créances en cas de condamnation judiciaire, en l'absence de confiscation pour récupérer les sommes dont nous étions créanciers. C'était relativement nouveau. Ce protocole illustre un aspect très opérationnel du décloisonnement recherché.

Un autre groupe de travail, conduit par la DNLF et plus directement lié à l'actualité, porte sur la problématique de la fraude documentaire. Nous nous sommes saisis de cette question il y a peu de temps, depuis juin, avec le ministère de l'intérieur, pour essayer d'établir des passerelles entre les travaux organisés par ce ministère – qui est leader sur ce sujet et a une activité très riche en matière de délivrance des titres, mais aussi de vérification de l'identité et de fraude documentaire – et les organismes de sécurité sociale, qui sont parfois plus éloignés de ces thématiques, tout en étant rattrapés par celles-ci. En effet, la fraude documentaire ou la fraude à l'identité est l'un des principaux vecteurs de la fraude aux prestations sociales. Ce sont des illustrations de deux concrétisations des travaux mis en œuvre.

Ces travaux peuvent également concerner des domaines plus directement technologiques. Je pense au travail fait par la DNLF en matière de datamining, à une époque où cela était moins en vogue qu'aujourd'hui, voilà cinq ou six ans, et où les organismes de protection sociale, notamment la caisse nationale des allocations familiales (CNAF), avaient déjà de l'avance en la matière et avaient bien travaillé sur cette problématique. La DNLF a mis en place un interfaçage avec les directions de Bercy pour permettre des mutualisations d'expérience, nourrir une réflexion commune sur ces problèmes et dégager des pistes d'amélioration des dispositifs pour l'ensemble des partenaires.

Cette mission de décloisonnement entre les différentes administrations s'accompagne en arrière-plan d'un suivi actif par la DNLF ; celle-ci formule des propositions, notamment législatives, lorsqu'elle considère, de par l'ensemble des expertises qu'elle a en son sein, que de telles propositions sont pertinentes. C'est un point important. Nous avons porté, au cours des dix dernières années, plusieurs réformes permettant, aujourd'hui en tout cas, aux services de travailler davantage ensemble sur des problématiques de fraude.

La DNLF est une mission très resserrée, qui comporte douze personnes aujourd'hui, organisée autour de quatre pôles : un pôle « fraude aux prestations sociales », avec deux personnes dédiées ; un pôle « cotisations sociales », avec une personne issue de la DGFiP et une personne issue de la direction générale du travail (DGT) ; un pôle « coordination des contrôles », qui comportait jusqu'à très peu un magistrat, en l'occurrence moi-même, et un colonel de gendarmerie, pour l'ensemble de la coordination avec le ministère de l'intérieur, le ministère de la justice et les CODAF ainsi qu'un pôle « informatique et numérique », dont le but est de suivre les travaux de datamining et d'économétrie, qui peuvent être utiles en termes de biais en matière de fraude, pour nourrir la réflexion sur les thématiques émergentes telles que la blockchain.

L'avantage de cette organisation resserrée réside dans son agilité. Nous ne sommes pas des concurrents des directions qui participaient à ces groupes de travail. Nous sommes des prestataires de services, qui ont pour vocation de créer ces passerelles lorsqu'elles n'existent pas et de lancer des initiatives, parfois en matière législative, lorsque des mesures ou des adaptations semblent nécessaires.

Parmi l'ensemble des mesures portées par la DNLF, la toute première a été la levée du secret professionnel entre les agents des différentes caisses, sur la fraude aux prestations sociales. C'était déjà pour partie le cas, mais pas avec les services du fisc, la douane ou les officiers de police judiciaire (OPJ). Cette mesure a été portée dans le cadre de la loi d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure (LOPPSI 2) de 2011. Il s'agit d'une des premières mesures fondamentales, très utile pour les CODAF, puisque c'est le socle sur lequel elles peuvent aisément échanger en matière de fraude aux prestations et aux cotisations sociales sans trahir le secret professionnel.

La DNLF a également porté d'autres mesures, telles que la simplification des sanctions pénales applicables en matière de fraude aux prestations sociales. En 2012‑2013, j'étais sur le terrain. Nous rencontrions d'importantes problématiques de flux, compte tenu du grand nombre de dossiers qui arrivaient au parquet sans que les suites pénales ne puissent être véritablement efficaces, puisque le texte prévu par le code de la sécurité sociale était quasiment inapplicable. Il punissait la fraude aux prestations sociales de 5 000 euros d'amende. Pour des personnes insolvables et souvent primodélinquantes, ces sanctions ne mènent pas à grand-chose au plan pénal. Il était nécessaire de revoir ce dispositif. Nous avons pu faire des propositions en la matière : elles ont consisté à supprimer beaucoup de textes, dont certains étaient utilisés de manière disproportionnée, dont d'autres ne l'étaient plus du tout, afin de se recentrer sur un discours commun entre le ministère de la justice, le ministère de tutelle des organismes de sécurité sociale ainsi que les services de police et de gendarmerie.

Deux textes ont été inscrits au code pénal. L'un d'eux sanctionnait la fausse déclaration, c'est-à-dire les cas les plus simples de fraude aux prestations sociales, par deux ans d'emprisonnement. L'autre était un nouveau dispositif, introduisant une circonstance aggravante d'escroquerie au préjudice des organismes de protection sociale, punie de sept ans d'emprisonnement. C'était un marqueur important, parce qu'il conduisait à poser un langage commun pour l'ensemble des acteurs, ce qui n'était pas le cas jusqu'à présent. Il aboutissait surtout à supprimer l'article L. 114-13 du code de la sécurité sociale, qui était également inutile.

Aujourd'hui, l'ensemble des organismes ont relativement bien pris en charge ces nouvelles dispositions. D'ailleurs, la justice les a portées également, et nous l'avons aidée dans la rédaction de circulaires, pour que les parquets s'emparent de ce nouveau dispositif.

Autre exemple : les juridictions rencontraient de grandes difficultés pour sanctionner fortement le travail illégal ainsi que pour sanctionner les primo‑délinquants. Or, en matière de cotisations sociales, certains dossiers relevaient véritablement de fraudes très élaborées, et donc de criminalité organisée. Il fallait qualifier les faits mais aussi, au-delà des mots, que les juridictions comprennent la gravité des faits et puissent prendre des mesures conservatoires puis des peines à la hauteur des faits commis et des préjudices subis par la société.

J'ignore si vous recevrez l'office central de lutte contre le travail illégal (OCLTI) ou la direction générale du travail (DGT), mais il s'agit d'un marqueur important pour eux, qui organisent le travail entre fraudes simples et fraudes complexes.

Une des dernières mesures que nous avons portée, dans le cadre de la loi sur la fraude du 23 octobre 2018, concernait l'ensemble des accès directs aux fichiers. Pour les organismes de protection sociale, cet accès direct intervient sous condition d'habilitation et de désignation des agents ; c'était la condition sine qua non pour que le Conseil d'État accepte cette mesure. Un accès direct a été ouvert, pour ceux qui ne l'avaient pas encore, au fichier des comptes bancaires et assimilés (FICOBA) – que l'ensemble des acteurs avait déjà quasiment – mais surtout au fichier des contrats d'assurance vie et des contrats de capitalisation (FICOVIE), à la base nationale des données patrimoniales (BNDP) et à Patrim. Il s'agit de l'ensemble des outils de la DGFiP permettant de connaître le patrimoine d'une personne et, dans le cadre des enquêtes administratives ou judiciaires, non seulement d'évaluer les contradictions entre les déclarations et la réalité, mais au-delà, de prévoir le cas échéant des saisies conservatoires, qui s'avèrent utiles lorsque l'on veut récupérer les sommes dues pendant la phase judiciaire.

En sens inverse, nous avons prévu également que les OPJ, le service Tracfin, les agents de la DGFiP et ceux de la DGDDI puissent avoir accès au répertoire national commun de la protection sociale (RNCPS). Pour eux aussi, un accès direct à ce répertoire est essentiel, et ce pour deux raisons. La première est que le RNCPS offre une photographie globale, en présentant des éléments d'identité, des adresses, mais également des informations sur les prestations touchées par une personne. Ensuite, dans le cadre des enquêtes administratives ou judiciaires, le RNCPS fournit des éléments qui permettent de mettre en évidence des contradictions.

Ces accès directs sont en train d'être mis en place. Les conditions techniques sont réunies. Les décrets d'application ont été pris. Les premiers accès devraient être ouverts en 2020.

Une autre mission de la DNLF, au niveau national, consiste à faire de la formation et à sensibiliser l'ensemble des acteurs sur la lutte contre la fraude. Nous avons un catalogue interministériel de formations en matière de lutte contre la fraude et nous en organisons nous‑mêmes, parfois sur demande, lorsque c'est nécessaire.

Le rattachement au cabinet du ministre est essentiel : cela nous permet d'avoir une relation directe lorsque nous faisons des propositions de texte. C'est ce qui fait notre force. Notre effectif – douze personnes – n'a rien à voir avec ceux des directions générales, et c'est normal car nos missions, axées sur la coordination, exigent une certaine souplesse.

Un deuxième élément essentiel de cette coordination réside dans le lien avec le niveau local, parce que notre réflexion nationale s'alimente de ce que nous pouvons voir sur le terrain et dans le cadre de la coordination des CODAF. Ces comités sont coordonnés par la DNLF de manière très souple, et au plan local, ils sont, dans leur forme plénière, coprésidés par le préfet et le procureur de la République. Dans leur forme restreinte, ils ne sont présidés que par le procureur de la République. Pourquoi les préfets ne sont-ils pas présents dans le comité restreint ? D'abord, ils n'ont pas de compétence directe en matière de fraude aux finances publiques au sens classique du terme ; ils n'ont pas de compétences en termes d'enquête sur ces sujets. Les enquêtes judiciaires généralement initiées dans le cadre des comités restreints sont par définition des enquêtes à dimension judiciaire, et comportent un secret professionnel sur leur tenue et leur évolution.

Les CODAF se réunissent très fréquemment, avec une réunion plénière annuelle en moyenne. C'est l'occasion de faire le point, pour les différentes autorités, sur l'état de la fraude et de la lutte contre celle-ci dans le département. Les comités restreints se réunissent en moyenne quatre fois par an sur l'ensemble du territoire, soit une réunion par trimestre – nous avons établi une cartographie sur ce sujet.

Ce dispositif est centré sur deux types d'action : des actions coordonnées de lutte contre la fraude, hors travail illégal, avec des objectifs de fraudes complexes et de fraudes particulièrement préjudiciables (transporteurs sanitaires, surprescripteurs de santé, logements indignes, fraudes en bande organisée, fraudes fiscales et fraudes douanières, par exemple en matière de contribution indirecte, pour les régions). En matière fiscale, cela concerne la fraude à la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) dite fraude au « carrousel », dans le domaine de l'automobile par exemple. Les contrôles coordonnés comportent une deuxième dimension, qui est le travail illégal dans ses formes simples et dans ses formes plus complexes. Ce sont les aspects de coordination et de contrôle conjoint.

Le deuxième aspect essentiel des CODAF réside dans l'échange de renseignements. Au-delà des contrôles, le fait que les administrations se connaissent et échangent des informations au plan local, par l'intermédiaire de ce réseau souple qu'incarne le CODAF, est particulièrement précieux pour lutter contre la fraude.

Ces échanges d'informations prennent différentes formes. S'agissant des investigations hors travail illégal, ces échanges interviennent sur la base du protocole signé à notre initiative par la direction générale de la gendarmerie nationale (DGGN), par la direction générale de la police nationale (DGPN) et par la CNAF en matière de fraude aux allocations familiales, pour favoriser des transmissions d'informations. Ce protocole est décliné aujourd'hui au plan local dans une trentaine de départements. Grâce aux échanges de renseignements, 7 ou 8 millions de redressements ont été réalisés, suivis de contrôles programmés par les CAF. L'information parvient aussi à la DGFiP.

Dans le cadre du travail illégal, l'ensemble des procès-verbaux (PV) de travail illégal, tous corps confondus de contrôle, sont transmis aux Unions de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d'allocations familiales (URSSAF), pour qu'ils pratiquent des redressements forfaitaires de manière automatique, ou à la Mutualité sociale agricole (MSA), dans le secteur agricole. Les informations et procès-verbaux sont transmis au préfet pour que celui-ci puisse procéder à des fermetures administratives. L'année dernière, cela a représenté à peu près 600 fermetures administratives sur le territoire national, ce qui n'est pas négligeable.

Le bilan chiffré de cette action des CODAF est loin d'être négligeable. Le total des montants redressés, par l'exploitation par exemple des PV de travail illégal par les URSSAF ou la MSA, pour l'année 2018, représentent respectivement 98 millions et 620 000 euros. Les opérations de travail illégal représentent 45,6 millions pour l'agence centrale des organismes de sécurité sociale (ACOSS) et l'URSSAF, et 2 millions pour la MSA. Pour la DGFiP, cela représente 143 millions d'euros de redressements, pour les signalements de CAF, les montants atteignaient 8 millions en 2017 et 7 millions en 2018. Le montant total des redressements s'élève à 296 millions d'euros, ce qui est loin d'être négligeable au regard de ce que représentent les CODAF.

Le secrétaire permanent du CODAF, appartenant à des administrations, est notre référent. Il nous fait remonter des informations et il est notre premier contact. S'ajoutent les réunions dont je vous parlais, fondées sur la coordination, notamment dans les comités restreints, assurée par le procureur de la République. Nous n'avons pas une rigidité institutionnelle lourde, ni un fonctionnement très lourd. Notre rapport qualité-prix reste très intéressant.

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