Intervention de Jean-Pierre Viola

Réunion du mardi 26 mai 2020 à 17h00
Commission d'enquête relative à la lutte contre les fraudes aux prestations sociales

Jean-Pierre Viola, conseiller maître à la Cour des comptes, président de section au sein de la sixième chambre de la Cour des comptes :

Nos observations définitives, qui résultent de travaux réalisés depuis 2017, portent sur les objectifs, l'organisation et les résultats de la lutte contre les fraudes dans les trois branches du régime général assurant des prestations – assurance maladie – maternité — accidents du travail et maladies professionnelles, famille et vieillesse. Elles n'ont pas vocation à donner lieu à publication, en tout cas sous cette forme ; précisons toutefois que la Cour travaille également sur ce sujet à la demande de la commission des affaires sociales du Sénat, et l'aborde systématiquement dans la certification des comptes annuelle des branches du régime général de la sécurité sociale – elle vient d'ailleurs de rendre public son rapport de certification sur les comptes 2019. Conformément aux normes internationales d'audit, nous examinons les dispositifs visant à prévenir, détecter et réprimer les fraudes, en tenant compte de l'énorme masse financière et des flux de données d'origine déclarative qui caractérisent la sécurité sociale.

Le fait que les données soient déclarées par le bénéficiaire de la prestation – l'assuré, l'allocataire, le professionnel ou l'établissement de santé en tiers payant – induit un risque d'erreur et, parfois, de fraude, lorsque l'erreur est commise volontairement pour bénéficier d'un avantage non justifié. Mais fondamentalement, qu'elles soient volontaires ou non, les erreurs ont des conséquences identiques ; un enjeu déterminant s'attache au paiement à bon droit des prestations, autrement dit à leur attribution aux personnes qui en remplissent les conditions, et pour un montant exact. N'occultons pas non plus le fait que les organismes de sécurité sociale commettent eux aussi de nombreuses erreurs, notamment dans le traitement des données.

Notre premier constat est que la connaissance de l'ampleur du problème diffère sensiblement selon les branches. La branche famille l'apprécie plutôt bien, et de mieux en mieux, grâce à une enquête annuelle d'évaluation du paiement à bon droit et de la fraude, qui mobilise un large panel de contrôles sur place, de plus en plus normés, ce qui permet une exhaustivité croissante dans la détection des anomalies. La forte augmentation du montant estimé de la fraude dans cette branche ne traduit pas nécessairement une aggravation du phénomène ; c'est aussi le fruit d'une appréciation de plus en plus juste. Elle s'explique également par l'évolution de la composition des prestations versées par les caisses d'allocations familiales, où la place des prestations versées pour le compte de tiers, État et départements, devient prépondérante – en termes de flux financiers comme de charge de travail.

En 2010, une étude préparatoire à une évaluation qui n'a finalement pas été menée à bien avait révélé des anomalies au sein de la branche vieillesse, liées à des inexactitudes ou des omissions dans les déclarations, sans que l'on puisse nécessairement les imputer à une forme d'intentionnalité.

En revanche, aucune évaluation de la fraude n'a été conduite dans la branche maladie, ce qui est problématique. Dans le cadre de la certification, nous auditons le risque financier final une fois les contrôles effectués. Or si ceux-ci sont pertinents et fiables dans les branches famille et vieillesse, grâce à l'enquête annuelle d'évaluation du paiement à bon droit et de la fraude, il en va différemment dans la branche maladie, où les indicateurs sont peu sûrs, en raison de la taille limitée des échantillons et de problèmes méthodologiques, et où il manque un outil d'évaluation de la qualité de la production : il est difficile de savoir dans quel sens évolue la situation d'une année à l'autre.

Ce premier constat amène à un deuxième : dans quelle mesure la hausse des fraudes et des montants concernés dans les trois branches traduit-elle un accroissement du phénomène ou une capacité accrue de détection et de répression ? Quelle en est la conséquence sur la situation financière globale des branches ? En l'absence d'évaluation de la fraude dans les branches maladie et vieillesse, on ne peut tirer de conclusion claire. S'agissant de la famille, on assiste à un double phénomène : d'un côté, des montants croissants d'indus qualifiés de frauduleux sont détectés, mais de l'autre, la non-détection d'indus tout court, frauduleux ou non, augmente également. Du coup, si la lutte contre la fraude produit des résultats croissants, ceux-ci ne permettent pas pour autant de réduire les pertes de ressources liées aux indus non prévenus et non détectés. Le risque financier résiduel s'en trouve accru – c'est le cas, pour 2019, en raison notamment d'erreurs déclaratives affectant la prime d'activité.

Troisième constat : toutes les branches s'attachent à détecter un nombre croissant de fraudes, qui représentent des montants de plus en plus élevés, en mobilisant le plus efficacement possible au fil des conventions d'objectifs et de gestion, des effectifs en diminution : cela passe par une programmation réaliste, un ciblage des contrôles, une simplification des circuits internes et le recueil et un filtrage des signalements venant d'autres branches ou administrations. La Caisse nationale d'assurance maladie (CNAM) – qui y consacre au total près de 1 300 équivalents temps plein, dont une direction dédiée et une cinquantaine de collaborateurs au titre de l'audit interne – dispose pour ce faire de moyens nettement supérieurs à ceux de la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF) et de la Caisse nationale d'assurance vieillesse (CNAV), qui ne disposent que de structures légères de cinq ou six personnes, qui doivent parfois faire face à d'autres responsabilités. Au demeurant, l'objectif principal pour ces structures n'est pas tant en soi de réduire les risques que d'employer le plus efficacement possible leurs moyens et ceux des caisses.

Notre quatrième observation porte sur les résultats de la lutte contre les fraudes. S'agissant de la branche famille, la typologie des fraudes détectées coïncide assez bien avec les évaluations puisqu'elles concernent principalement le revenu de solidarité active (RSA), la prime d'activité et les aides au logement.

En matière de vieillesse, trois types de prestations sont principalement concernés : celles versées à des résidents à l'étranger, le décès du bénéficiaire n'étant pas toujours signalé, les prestations non exportables – essentiellement le minimum vieillesse, devenu allocation de solidarité aux personnes âgées (ASPA) – soumises à une condition de résidence stable en France et les prestations soumises à des conditions de ressources – ASPA et pensions de réversion.

L'assurance maladie se caractérise par un éventail beaucoup plus large de droits – protection de base, complémentaire santé solidaire, aide médicale d'État – et de prestations, en nature et en espèces, où interviennent des considérations non seulement administratives, mais également médicales pour apprécier le bien-fondé de la facturation d'un acte ou d'un séjour. Si les assurés commettent de nombreuses fraudes aux droits, le principal enjeu financier, au regard des finances publiques comme de l'équité de traitement des professionnels et des établissements de santé, concerne la facturation d'actes, de prestations et de séjours fictifs ou surcotés. Bien que la fraude ne soit pas évaluée par la CNAM, les masses financières en jeu sont autrement plus considérables que celles versées par les CAF : tout porte à croire que c'est un enjeu majeur en termes de finances publiques comme en termes d'équité de traitement des professionnels et des établissements de santé, dans la mesure où l'enveloppe de ses dépenses étant normée, les prestations indûment versées limitent d'autant la capacité de l'assurance maladie à accorder des revalorisations.

Pour ce qui est des actions à mener, nous avons insisté sur la nécessité de mieux détecter la fraude, de la réprimer plus efficacement et, surtout de sécuriser la dépense à la source, c'est-à-dire de prévenir l'ensemble des irrégularités, que l'on puisse ou non démontrer l'intentionnalité. À côté de notions très intelligibles – état civil, adresse, nombre d'enfants, etc. –, d'autres éléments, comme les ressources, peuvent être variables selon les prestations et difficiles à comprendre pour les allocataires. Sans oublier, du point de vue social, des situations de vie parfois très complexes, voire très dégradées. Il faut impérativement fiabiliser les données à la source et les obtenir de tiers de confiance. C'est tout l'enjeu, fondamental, du dispositif des ressources mutualisées (DRM), dénommé également « base des ressources mensuelles », qui concerne les prestations versées par la branche famille, mais aussi les droits et une partie des prestations de l'assurance maladie.

La prévention des irrégularités passe également, c'est une évidence, par une simplification de la norme. Les cotations possibles sont très nombreuses et abondent de raffinements, d'exceptions et d'exceptions à l'exception… La grande complexité des nomenclatures médicales n'excuse pas tout, notamment pas la facturation d'actes fictifs ou la surfacturation intentionnelle, mais cela explique qu'il y ait beaucoup d'anomalies. Le développement de la prescription électronique, ne serait-ce que parce qu'elle empêche la réutilisation d'une ordonnance, constitue également une évolution importante. Enfin, une action beaucoup plus forte doit être menée à l'endroit des professionnels libéraux de santé dont le volume anormalement élevé d'activités facturées prête à interrogations, ne serait-ce que sur leur capacité physique à les assurer…

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