C'est un honneur pour moi d'être le premier directeur général de Caisse nationale entendu sur cet enjeu majeur. Le questionnaire que vous m'avez envoyé est extrêmement riche, je me permettrai donc de vous présenter un propos liminaire relativement court, les éléments de réponse ayant été développés dans le document que je vous ai retourné.
S'agissant de la lutte contre la fraude dans la branche retraite, le premier constat est un satisfecit, puisque la performance en termes de fraudes détectées est en hausse rapide : 11 millions d'euros de fraudes détectées en 2014, 23 millions en 2019, soit deux fois plus. En volume de fraudes évitées, nous passons de 81 millions à 167 millions annuels. Ces résultats ont demandé une mobilisation de l'ensemble du réseau de la branche retraite, alors même que les moyens humains ont progressé de manière modeste.
Ce succès résulte également du recours croissant à des croisements de données qui permettent des contrôles beaucoup plus efficaces, car plus ciblés. Plus les contrôles sont ciblés en fonction de risques croisés sur des comportements potentiellement frauduleux, plus les équipes de lutte contre la fraude sont performantes. Au sein de la branche retraite, la lutte contre la fraude s'affirme grâce à une performance croissante liée aux croisements de données et à la possibilité d'attaquer des référentiels de plus en plus nombreux. Cela permet de croiser non seulement avec des partenaires mais également au sein de nos propres données afin de repérer des atypies. Plus il est possible de croiser des données « client » – adresse, numéro de téléphone – avec des données sur les prestations, plus il est facile d'identifier les comportements potentiellement à risque.
Le périmètre de la lutte contre la fraude est un point sur lequel nous avons, non pas un désaccord, mais une interprétation plus nuancée que la Cour des comptes. Les effectifs dédiés à cette lutte sont effectivement limités ; toutefois, une bonne partie des investigations ne repose pas sur des équipes spécialisées.
À titre d'exemple, nous versons des prestations à des retraités vivant à l'étranger. Il nous appartient ainsi de vérifier que les gens sont vivants : or, cette opération massive de vérification régulière des certificats d'existence n'est pas réalisée par des agents de lutte contre la fraude. Ces derniers ne sont saisis que si le certificat est non conforme – la prestation est alors suspendue. Le dossier est uniquement transféré aux agents de lutte contre la fraude s'il apparaît qu'il est non conforme et qu'il y a un risque d'escroquerie ou de bande organisée. La cinquantaine d'agents assermentés et la petite centaine d'agents dévolus à la lutte contre la fraude s'appuient en réalité sur un écosystème de contrôles beaucoup plus large. C'est la raison pour laquelle les chiffres doivent être nuancés : les contrôles en amont réduisent déjà sensiblement le périmètre possible de la fraude.
Le deuxième point qui peut être nuancé par rapport aux conclusions de la Cour des comptes est que le périmètre de lutte contre la fraude dans la branche retraite est, en théorie, celui de l'ensemble des prestations versées par la CNAV, soit quelque 140 milliards d'euros. Or, en réalité, 90 % des fraudes portent sur les ressources, la résidence et ce qu'on appelle les paiements – pour l'essentiel, quand, à l'occasion d'une fraude au décès, une personne reçoit les prestations d'une personne décédée. Le risque de fraude se concentre donc non pas sur 140 milliards d'euros mais sur une petite dizaine de milliards. Le ratio entre fraudes détectées et arrêtées et l'assiette de la lutte contre la fraude doit être mesuré à cet égard.
La Cour des comptes regrette que la branche retraite ne mette pas tout en place pour recouvrer tous les indus, en l'absence notamment d'un indicateur de pilotage opposable par la tutelle. En réalité, s'il ne s'agit pas d'un indicateur opposable à la CNAV, c'est parce qu'il n'est pas redoutable pour la branche retraite, qui bénéficie du temps long pour recouvrer les indus.
En effet, comme nous versons des prestations viagères, nous pouvons étaler le remboursement sur 50 ou 100 mensualités. Je vous l'ai indiqué dans le document envoyé : le recouvrement des indus de la part d'une personne vivante est de 74 % ; il est de 85 % pour les personnes décédées. Certes, nous pouvons toujours faire mieux, mais, même avec une obligation de résultat, nous ne pourrons que difficilement aller au-delà de ce taux. Il ne s'agit donc pas d'une fin de non-recevoir opposée à la Cour.
Monsieur le président, vous avez souligné que l'évaluation globale du risque de fraude était relativement fragile comparativement, par exemple, à la branche famille. Nous avons procédé à deux évaluations successives en 2010 et en 2011, avec un échantillon particulièrement significatif de 12 000 dossiers pour l'année 2011 – ce qui représente une mobilisation de ressources extrêmement conséquente. Le taux de fraude apparu sur cet échantillon se situait autour de 0,2 %, ce qui, en prenant une fourchette large, représente une fraude entre 0 % et 0,03 %. Les chiffres de 2010 et de 2011 étaient cohérents sur ce point. Or, nous avons dû mobiliser beaucoup de ressources pour faire cette évaluation, ce qui, au regard de la faiblesse du taux, ne me paraît pas pertinent du point de vue des dépenses publiques. D'autant que ce chiffre ne veut rien dire : il n'est pas significatif d'extrapoler à partir d'un taux de fraude aussi faible. Nous avions essayé à l'époque, et aboutissions à un maximum autour de 30 millions, ce qui représente entre 40 et 50 millions d'euros aujourd'hui. Je ne pense pas qu'une telle estimation puisse guider une politique publique ou un opérateur. À l'inverse, nous pourrions considérer que détecter 14 millions d'euros de fraude sur un total estimé entre 40 et 50 millions est une performance honorable.
Cependant, je ne dis pas que nous devons nous satisfaire de ce taux. Le risque de fraude, par construction, est profondément glissant. Les nouveaux outils, les nouvelles technologies, les néobanques nous exposent à de nouveaux risques de fraude.
La vraie stratégie de lutte contre la fraude doit donc être adaptable. Je vous ai livré un certain nombre d'exemples dans le document que je vous ai envoyé. L'actualité souligne cette nécessaire adaptation aux nouvelles technologies, cette captation des signaux faibles. Mais nous inscrire dans une évaluation lourde et répétée ne me semble pas la bonne stratégie. Nous l'avions fait en 2010 et en 2011, nous pourrions le faire de nouveau, mais cela mobilise beaucoup d'énergie et représente un coût que je pourrai vous faire parvenir.
Vous soulignez également le montant des pénalités administratives, prononcées librement par le directeur après une étape juridictionnelle pour sanctionner les cas de fraude. Nous pénalisons, grosso modo, trois quarts des fraudeurs avec une gamme de sanctions qui permet d'utiliser une palette monétaire relativement importante. Certes, vous pouvez juger ce chiffre trop faible et suggérer que 90 % des fraudeurs soient pénalisés, ce qui équivaudrait à n'écarter que les cas pour lesquels, de façon certaine, nous serions incapables de recouvrer la pénalité. Mais nous sommes passés, en quelques années, de 50 % à 75 %, et je souhaite que nous continuions cette progression.
Concernant le contrôle de l'existence des retraités installés à l'étranger, nous avons développé deux mécanismes.
Le premier, le plus sécurisé, que malheureusement nous n'avons développé qu'avec certains partenaires européens – dont l'Allemagne – est un mécanisme d'échanges de données d'état civil, au même titre que nous sommes abonnés aux données d'état civil de l'INSEE. L'objectif est d'étendre la démarche auprès d'autres pays, notamment ceux dont l'état civil est suffisamment robuste. La progression est encourageante dans les pays européens, mais plutôt modeste dans les pays non européens. Pour instaurer ce mécanisme au-delà des frontières européennes, la CNAV, seule, a sollicité et obtenu un financement et un appui d'ingénierie de la Commission européenne. Cette mission d'appui est en cours, même si elle a été ralentie par la crise sanitaire.
Le second mécanisme que nous activons, quand nous ne pouvons disposer de données d'état civil, sont les certificats d'existence qui doivent nous être envoyés annuellement. Depuis le mois de novembre 2019, les certificats sont envoyés, non plus par régime de retraite, mais pour l'ensemble des régimes. Leur validité est vérifiée, non seulement par l'ordinateur, mais également par des agents, sur un échantillon pris au hasard ainsi que sur un échantillon sélectionné au regard des enjeux de fraude.
Nous essayons sans cesse d'améliorer le modèle, car il s'agit d'une fragilité consubstantielle de la branche retraite. Si la non-réponse au certificat d'existence nous conduit à suspendre la prestation, elle continue parfois d'être versée durant quelques mois, parce que le certificat de décès n'est pas envoyé dès la disparition du prestataire. Comme je vous l'ai indiqué, les indus liés aux décès sont recouvrés à 85 %, ce qui veut dire que nous ne recouvrons pas 15 % des sommes. C'est un enjeu financier sur lequel nous tentons de nous améliorer : nous expérimentons ainsi des dispositifs, notamment par des contrôles opérés par le réseau bancaire, avec notre opérateur de paiement à l'étranger.
Vous m'avez également interrogé sur les audits de fiabilité menés sur le service administratif national d'immatriculation des assurés (SANDIA), qui est chargé de l'immatriculation à la Sécurité sociale des assurés qui ne sont pas nés en France. Le dernier audit, le plus complet car il portait sur le stock et non sur le flux, a été mené sur un échantillon représentatif du stock du SANDIA à la demande du Sénat en 2019. Les contrôleurs ont traité 1 575 dossiers, parmi lesquels 1 127 correspondaient à des assurés ayant perçu des prestations sur les douze mois glissants précédant l'enquête.
Seules 47 anomalies critiques ont été identifiées, concernant des assurés qui n'auraient pas dû percevoir de prestations. La totalité de ces dossiers a été réexaminée et les assurés interrogés. Trente-quatre se sont présentés et ont fourni des certificats d'état civil recevables. Treize ont reçu par le SANDIA, à tort, un numéro de sécurité sociale : sept cas étaient liés à des non-réponses et six concernaient des assurés qui n'étaient pas ceux prétendus, dont deux ont été convaincus de fraude à l'identité.
Je rappelle enfin que l'attribution d'une immatriculation au SANDIA n'ouvre pas un droit automatique au versement d'une prestation.