Intervention de Catherine Pignon

Réunion du jeudi 11 juin 2020 à 14h30
Commission d'enquête relative à la lutte contre les fraudes aux prestations sociales

Catherine Pignon, directrice des affaires criminelles et des grâces :

Monsieur le président, je vous remercie d'avoir invité la DACG, que je représente, à venir s'exprimer sur ce sujet important.

Vous avez énuméré nos missions ; à côté de l'élaboration de la norme pénale et de l'évaluation des politiques pénales, la DACG définit et anime la politique pénale dans divers domaines, dont celui de la lutte contre les fraudes aux prestations sociales. Vous nous avez fait parvenir un questionnaire ; nous sommes en train d'en achever la documentation et nous vous le retournerons dans les jours qui viennent.

Quelques constats liminaires : pour les praticiens et les magistrats, la fraude aux prestations sociales n'est pas en elle-même une notion juridique. Depuis la loi du 6 décembre 2013 relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière, deux infractions pénales représentent environ 95 % des condamnations prononcées en la matière : la déclaration fausse ou incomplète et l'escroquerie aggravée au préjudice d'un organisme de protection sociale, d'une personne publique ou d'un organisme chargé d'une mission de service public. Je m'en tiendrai donc à ces deux incriminations, qui renvoient à la fraude aux prestations sociales, laissant de côté la fraude aux cotisations sociales.

Je sais votre commission particulièrement soucieuse de disposer de chiffres fiabilisés sur la fraude aux prestations sociales et sur sa répression par l'autorité judiciaire ; malheureusement, je crains, pour des raisons techniques et conjoncturelles dont je vais m'expliquer, de ne pouvoir répondre pleinement à vos attentes.

D'une part, nos données statistiques ont été affectées par la réforme des incriminations en matière de fraude aux prestations sociales qui résulte précisément de cette loi de 2013, laquelle a purement et simplement abrogé un certain nombre d'incriminations spécifiques et jusqu'alors enregistrées comme telles avec un code particulier, obligeant à revenir à des infractions génériques comme l'escroquerie, le faux et l'usage de faux. Du coup, nous avons en quelque sorte perdu la traçabilité de poursuites engagées avant l'entrée en vigueur de cette loi sur la base d'incriminations spécifiques, dans la mesure où elles ont rejoint des « enveloppes » beaucoup plus larges, telles que l'escroquerie ; or l'escroquerie peut être commise au détriment d'organismes de sécurité sociale comme une caisse primaire d'assurance maladie (CPAM), comme au préjudice de tout un chacun.

D'autre part, et nous vous fournirons des éléments par écrit à ce sujet, le fichier CASSIOPEE a évolué depuis 2016, ce qui a conduit à modifier le périmètre des enveloppes de catégories d'infractions regroupées dans des codes spécifiques, entraînant le même phénomène que l'abrogation des dispositions spécifiques : disons-le clairement, nos statistiques ne sont pas fiables. Ainsi, les affaires les plus graves en matière d'escroquerie sont généralement poursuivies sous la qualification d'escroquerie en bande organisée. Or elles peuvent avoir été commises au préjudice aux organismes sociaux, ou avoir porté sur la TVA, ou encore reposer sur de faux ordres de virement internationaux : ce champ est par conséquent beaucoup plus large.

Sous ces très importantes réserves, les dernières évaluations 2017-2018 – les données 2019-2020 n'étant pas encore consolidées – portant sur ces infractions amènent aux principaux constats suivants.

Le taux de réponse pénale – autrement dit le pourcentage d'infractions que le parquet a décidé de poursuivre ou de ne pas poursuivre – s'est élevé à 86 % en 2017 et à 85 % en 2018. Les classements dits en opportunité interviennent essentiellement pour le motif dit de recherche infructueuse : certes, l'infraction est caractérisée et le mis en cause est identifié, mais il n'a pas été possible de procéder à son interpellation, et a fortiori à son audition. Les procédures alternatives, c'est-à-dire les réponses qui ne donnent pas lieu à des poursuites devant une juridiction, représentent un peu plus de 50 % du total – précisément 56 % en 2017, et 55,9 % en 2018, soit une relative stabilité. Ces réponses alternatives recouvrent essentiellement des compositions pénales, c'est-à-dire des procédures au terme desquelles l'auteur des faits est condamné à une amende de composition, ou encore des classements sous condition, la décision de non-poursuite étant alors soumise à une obligation et à une justification d'indemnisation des préjudices causés.

Sous les mêmes réserves, nous avons dénombré en 2018 un peu plus de 800 condamnations pour des faits de fraude aux prestations sociales au sens strict : déclaration fausse ou incomplète, ou escroquerie commise au préjudice d'un organisme de protection sociale. On en dénombrait significativement plus en 2016 et 2017 : près de 2 000 condamnations par an.

L'analyse des peines prononcées fait ressortir un taux de prononcés de peines privatives de liberté moins important en matière de déclaration fausse et incomplète au préjudice d'une personne publique qu'en matière d'escroquerie aggravée : pratiquement 90 % des condamnations intervenant sur ce dernier chef sont des peines d'emprisonnement avec sursis. Le recours à l'amende est moins fréquent : il représente à peu près 44 % des condamnations prononcées suite à des déclarations fausses ou incomplètes au préjudice d'un organisme de protection sociale et 25 % des condamnations pour les mêmes faits commis au préjudice de personnes publiques.

La politique pénale en matière de fraude aux prestations sociales s'organise autour de trois axes principaux.

Le premier consiste à promouvoir une action coordonnée et transversale des administrations et organismes concernés et de l'autorité judiciaire. La raison tient d'abord au caractère pluriel de la fraude : les défaillances déclaratives ou les déclarations mensongères constatées dans l'exercice d'une activité à caractère lucratif se répercutent par définition sur les trois piliers du système de solidarité nationale : en matière fiscale, du fait des impôts éludés, en matière de cotisations sociales, du fait des cotisations non versées, et en matière de prestations sociales, du fait des prestations indûment versées.

C'est la raison pour laquelle, aux yeux de l'autorité judiciaire, les fraudes aux prestations sociales et la lutte contre celles-ci peuvent s'inscrire dans un cadre délictuel préexistant : ainsi, des enquêtes qui peuvent être menées sur des infractions totalement différentes, comme le trafic de stupéfiants, peuvent dans certains cas révéler des fraudes aux cotisations sociales, les trafiquants ou les familles concernés percevant par exemple officiellement le revenu de solidarité active (RSA) en complément de leur activité clandestine.

Le traitement judiciaire de la lutte contre cette fraude passe également par la mise en évidence d'autres infractions, à commencer par le blanchiment de fonds. En effet, les circuits occultes de profit recyclent, au moins dans le cas des infractions les plus complexes, de l'argent au travers de dispositifs sophistiqués qui constituent autant de canaux d'évasion de prestations sociales indûment perçues. Je me devais de mettre en lumière ce volet de l'action judiciaire : les parquets se montrent de plus en plus attentifs à identifier, à l'occasion de la lutte contre d'autres phénomènes délictuels, les possibles impacts, répercussions et connexions pouvant exister avec la fraude aux prestations sociales.

J'ai évoqué l'importance de la coordination de l'action publique sous l'impulsion du procureur de la République : pour l'autorité judiciaire, le niveau le plus opérationnel reste à cet égard le comité opérationnel départemental anti-fraude (CODAF).

Le deuxième axe de la politique pénale en matière de fraude aux prestations sociales vise à concentrer l'action pénale sur les faits les plus graves. Vous avez souhaité aborder la question de l'articulation entre sanctions administratives et pénales ; une dépêche de la direction des affaires criminelles datant de mai 2016 a appelé les parquets à privilégier le traitement judiciaire des affaires de fraude répondant aux critères de gravité suivants : importance du préjudice, réitération des faits et complexité de la fraude.

Quelles que soient les modalités de la réponse pénale, un recouvrement de l'indu est toujours recherché par l'ensemble des acteurs de la chaîne pénale : le procureur, au moyen des réponses alternatives que j'ai évoquées ; le tribunal correctionnel, par exemple lorsqu'il prononce des sanctions comme le sursis probatoire, les condamnés se voyant alors soumis à des obligations d'indemnisation du préjudice des parties civiles ; le juge de l'application des peines enfin, lorsqu'il examine un aménagement de peine d'un condamné pour ce type de faits, cherche également à fixer des modalités et des conditions de nature à le contraindre à poursuivre l'indemnisation des victimes, et notamment des caisses de sécurité sociale, du préjudice subi. Sans oublier un acquis important issu de divers dispositifs législatifs : l'agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (AGRASC) peut désormais aviser par circulaire un certain nombre d'organismes, dont ceux de la sécurité sociale, de la possibilité de redistribuer certains fonds confisqués en recouvrement de certaines créances.

Troisième axe, l'optimisation des moyens de l'enquête judiciaire. Un certain nombre de procédures requièrent un traitement qui peut être assez complexe et long, et pour lequel l'autorité judiciaire doit pouvoir disposer d'une ressource d'enquête spécialisée. Un des premiers leviers réside dans la possibilité pour les administrations spécialisées, comme l'inspection du travail, les unions de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d'allocations familiales (URSSAF) ou Pôle emploi, d'exercer les prérogatives de police judiciaire qui leur sont reconnues par la loi : à l'instar de tout officier de police judiciaire de police ou de gendarmerie, elles peuvent notamment procéder à l'audition libre de suspects. L'intérêt de ce levier est double : il permet d'une part d'assurer un meilleur traitement de la procédure par des agents qui par définition connaissent bien la fraude aux prestations de prestation sociale, et d'autre part de réduire les délais de traitement en évitant la saisine d'un service de police. La DACG a d'ailleurs, par voie de circulaire, détaillé à l'attention des juridictions les conditions de mise en œuvre de ces auditions libres par les administrations – tout cela ne saurait évidemment s'improviser.

Cependant, en l'état actuel de notre droit, seules les fraudes et fausses déclarations portant sur les allocations résultant d'une perte d'emploi prévues par des dispositions spécifiques du code du travail autorisent la mise en œuvre de ces prérogatives judiciaires par les agents habilités. Notre dispositif n'est donc à ce jour pas complet, ce qui nous empêche de puiser dans un vivier plus large, celui des agents d'autres administrations qui pourraient également exercer de telles prérogatives.

Un second levier consiste à faire appel, dans le cadre de la politique de saisine des services, aux services spécialisés adaptés aux différents types de fraude à la prestation sociale. La DACG a rappelé aux juridictions et aux parquets l'intérêt de mobiliser des services comme les groupes interministériels de recherches (GIR) spécialisés et polyvalents en matière de lutte contre l'économie souterraine dont la détection, la poursuite et la constatation de fraudes aux cotisations sociales font à son sens partie de son cœur de métier. Peut-être procéderez-vous d'ailleurs à l'audition des représentants des offices centraux, au premier rang desquels l'Office central de lutte contre le travail illégal (OCLTI) en matière de fraudes connexes aux infractions au code du travail, ou, s'agissant des fraudes adossées à la fraude documentaire, l'office central pour la répression de l'immigration irrégulière et de l'emploi d'étrangers sans titre (OCRIEST). Les instructions de saisines sont claires pour tout ce qui concerne des fraudes caractérisées par des champs territoriaux élargis ou un degré de complexité avéré justifiant le recours à des techniques spéciales d'enquête – écoutes, sonorisation, etc. – relevant de la lutte contre la criminalité organisée.

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