COMMISSION D'ENQUÊTE RELATIVE A LA LUTTE CONTRE LES FRAUDES AUX PRESTATIONS SOCIALES
Jeudi 11 juin 2020
La séance est ouverte à quatorze heures trente-cinq.
Présidence de M. Patrick Hetzel. Président
La commission d'enquête relative à la lutte contre les fraudes aux prestations sociales procède à l'audition de Mme Catherine Pignon, directrice des affaires criminelles et des grâces au ministère de la justice, Mme Sophie Lacote, cheffe du bureau du droit économique, financier et social, de l'environnement et de la santé publique, et M. Damien Fourn, magistrat au bureau du droit économique, financier et social, de l'environnement et de la santé publique.
Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête en nous réunissant à nouveau à l'Assemblée nationale, comme nous l'avons déjà fait mardi dernier, et non plus en visioconférence.
Nous auditionnons aujourd'hui plusieurs représentants de la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG) du ministère de la justice : sa directrice, Mme Catherine Pignon, Mme Sophie Lacote, cheffe du bureau du droit économique, financier et social, de l'environnement et de la santé publique, et M. Damien Fourn, magistrat.
La DACG est notamment en charge de l'élaboration des projets de réforme législative et réglementaire en matière de droit pénal et de procédure pénale, ainsi que de leur évaluation. Elle collabore avec la délégation nationale à la lutte contre la fraude (DNLF), dont nous avons auditionné il y a quelques semaines un représentant, sur des projets de textes à dimension pénale et interministérielle, notamment en matière de simplification et de rationalisation des sanctions en matière de fraude aux prestations sociales.
Nous souhaitons aborder avec vous les enjeux ayant trait à la politique pénale au regard des évolutions de ces dernières années marquées par le développement de sanctions administratives.
Avant de vous laisser la parole, je vous rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, mesdames, monsieur, à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »
(Mme Catherine Pignon, Mme Sophie Lacote et M. Damien Fourn prêtent successivement serment.)
Monsieur le président, je vous remercie d'avoir invité la DACG, que je représente, à venir s'exprimer sur ce sujet important.
Vous avez énuméré nos missions ; à côté de l'élaboration de la norme pénale et de l'évaluation des politiques pénales, la DACG définit et anime la politique pénale dans divers domaines, dont celui de la lutte contre les fraudes aux prestations sociales. Vous nous avez fait parvenir un questionnaire ; nous sommes en train d'en achever la documentation et nous vous le retournerons dans les jours qui viennent.
Quelques constats liminaires : pour les praticiens et les magistrats, la fraude aux prestations sociales n'est pas en elle-même une notion juridique. Depuis la loi du 6 décembre 2013 relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière, deux infractions pénales représentent environ 95 % des condamnations prononcées en la matière : la déclaration fausse ou incomplète et l'escroquerie aggravée au préjudice d'un organisme de protection sociale, d'une personne publique ou d'un organisme chargé d'une mission de service public. Je m'en tiendrai donc à ces deux incriminations, qui renvoient à la fraude aux prestations sociales, laissant de côté la fraude aux cotisations sociales.
Je sais votre commission particulièrement soucieuse de disposer de chiffres fiabilisés sur la fraude aux prestations sociales et sur sa répression par l'autorité judiciaire ; malheureusement, je crains, pour des raisons techniques et conjoncturelles dont je vais m'expliquer, de ne pouvoir répondre pleinement à vos attentes.
D'une part, nos données statistiques ont été affectées par la réforme des incriminations en matière de fraude aux prestations sociales qui résulte précisément de cette loi de 2013, laquelle a purement et simplement abrogé un certain nombre d'incriminations spécifiques et jusqu'alors enregistrées comme telles avec un code particulier, obligeant à revenir à des infractions génériques comme l'escroquerie, le faux et l'usage de faux. Du coup, nous avons en quelque sorte perdu la traçabilité de poursuites engagées avant l'entrée en vigueur de cette loi sur la base d'incriminations spécifiques, dans la mesure où elles ont rejoint des « enveloppes » beaucoup plus larges, telles que l'escroquerie ; or l'escroquerie peut être commise au détriment d'organismes de sécurité sociale comme une caisse primaire d'assurance maladie (CPAM), comme au préjudice de tout un chacun.
D'autre part, et nous vous fournirons des éléments par écrit à ce sujet, le fichier CASSIOPEE a évolué depuis 2016, ce qui a conduit à modifier le périmètre des enveloppes de catégories d'infractions regroupées dans des codes spécifiques, entraînant le même phénomène que l'abrogation des dispositions spécifiques : disons-le clairement, nos statistiques ne sont pas fiables. Ainsi, les affaires les plus graves en matière d'escroquerie sont généralement poursuivies sous la qualification d'escroquerie en bande organisée. Or elles peuvent avoir été commises au préjudice aux organismes sociaux, ou avoir porté sur la TVA, ou encore reposer sur de faux ordres de virement internationaux : ce champ est par conséquent beaucoup plus large.
Sous ces très importantes réserves, les dernières évaluations 2017-2018 – les données 2019-2020 n'étant pas encore consolidées – portant sur ces infractions amènent aux principaux constats suivants.
Le taux de réponse pénale – autrement dit le pourcentage d'infractions que le parquet a décidé de poursuivre ou de ne pas poursuivre – s'est élevé à 86 % en 2017 et à 85 % en 2018. Les classements dits en opportunité interviennent essentiellement pour le motif dit de recherche infructueuse : certes, l'infraction est caractérisée et le mis en cause est identifié, mais il n'a pas été possible de procéder à son interpellation, et a fortiori à son audition. Les procédures alternatives, c'est-à-dire les réponses qui ne donnent pas lieu à des poursuites devant une juridiction, représentent un peu plus de 50 % du total – précisément 56 % en 2017, et 55,9 % en 2018, soit une relative stabilité. Ces réponses alternatives recouvrent essentiellement des compositions pénales, c'est-à-dire des procédures au terme desquelles l'auteur des faits est condamné à une amende de composition, ou encore des classements sous condition, la décision de non-poursuite étant alors soumise à une obligation et à une justification d'indemnisation des préjudices causés.
Sous les mêmes réserves, nous avons dénombré en 2018 un peu plus de 800 condamnations pour des faits de fraude aux prestations sociales au sens strict : déclaration fausse ou incomplète, ou escroquerie commise au préjudice d'un organisme de protection sociale. On en dénombrait significativement plus en 2016 et 2017 : près de 2 000 condamnations par an.
L'analyse des peines prononcées fait ressortir un taux de prononcés de peines privatives de liberté moins important en matière de déclaration fausse et incomplète au préjudice d'une personne publique qu'en matière d'escroquerie aggravée : pratiquement 90 % des condamnations intervenant sur ce dernier chef sont des peines d'emprisonnement avec sursis. Le recours à l'amende est moins fréquent : il représente à peu près 44 % des condamnations prononcées suite à des déclarations fausses ou incomplètes au préjudice d'un organisme de protection sociale et 25 % des condamnations pour les mêmes faits commis au préjudice de personnes publiques.
La politique pénale en matière de fraude aux prestations sociales s'organise autour de trois axes principaux.
Le premier consiste à promouvoir une action coordonnée et transversale des administrations et organismes concernés et de l'autorité judiciaire. La raison tient d'abord au caractère pluriel de la fraude : les défaillances déclaratives ou les déclarations mensongères constatées dans l'exercice d'une activité à caractère lucratif se répercutent par définition sur les trois piliers du système de solidarité nationale : en matière fiscale, du fait des impôts éludés, en matière de cotisations sociales, du fait des cotisations non versées, et en matière de prestations sociales, du fait des prestations indûment versées.
C'est la raison pour laquelle, aux yeux de l'autorité judiciaire, les fraudes aux prestations sociales et la lutte contre celles-ci peuvent s'inscrire dans un cadre délictuel préexistant : ainsi, des enquêtes qui peuvent être menées sur des infractions totalement différentes, comme le trafic de stupéfiants, peuvent dans certains cas révéler des fraudes aux cotisations sociales, les trafiquants ou les familles concernés percevant par exemple officiellement le revenu de solidarité active (RSA) en complément de leur activité clandestine.
Le traitement judiciaire de la lutte contre cette fraude passe également par la mise en évidence d'autres infractions, à commencer par le blanchiment de fonds. En effet, les circuits occultes de profit recyclent, au moins dans le cas des infractions les plus complexes, de l'argent au travers de dispositifs sophistiqués qui constituent autant de canaux d'évasion de prestations sociales indûment perçues. Je me devais de mettre en lumière ce volet de l'action judiciaire : les parquets se montrent de plus en plus attentifs à identifier, à l'occasion de la lutte contre d'autres phénomènes délictuels, les possibles impacts, répercussions et connexions pouvant exister avec la fraude aux prestations sociales.
J'ai évoqué l'importance de la coordination de l'action publique sous l'impulsion du procureur de la République : pour l'autorité judiciaire, le niveau le plus opérationnel reste à cet égard le comité opérationnel départemental anti-fraude (CODAF).
Le deuxième axe de la politique pénale en matière de fraude aux prestations sociales vise à concentrer l'action pénale sur les faits les plus graves. Vous avez souhaité aborder la question de l'articulation entre sanctions administratives et pénales ; une dépêche de la direction des affaires criminelles datant de mai 2016 a appelé les parquets à privilégier le traitement judiciaire des affaires de fraude répondant aux critères de gravité suivants : importance du préjudice, réitération des faits et complexité de la fraude.
Quelles que soient les modalités de la réponse pénale, un recouvrement de l'indu est toujours recherché par l'ensemble des acteurs de la chaîne pénale : le procureur, au moyen des réponses alternatives que j'ai évoquées ; le tribunal correctionnel, par exemple lorsqu'il prononce des sanctions comme le sursis probatoire, les condamnés se voyant alors soumis à des obligations d'indemnisation du préjudice des parties civiles ; le juge de l'application des peines enfin, lorsqu'il examine un aménagement de peine d'un condamné pour ce type de faits, cherche également à fixer des modalités et des conditions de nature à le contraindre à poursuivre l'indemnisation des victimes, et notamment des caisses de sécurité sociale, du préjudice subi. Sans oublier un acquis important issu de divers dispositifs législatifs : l'agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (AGRASC) peut désormais aviser par circulaire un certain nombre d'organismes, dont ceux de la sécurité sociale, de la possibilité de redistribuer certains fonds confisqués en recouvrement de certaines créances.
Troisième axe, l'optimisation des moyens de l'enquête judiciaire. Un certain nombre de procédures requièrent un traitement qui peut être assez complexe et long, et pour lequel l'autorité judiciaire doit pouvoir disposer d'une ressource d'enquête spécialisée. Un des premiers leviers réside dans la possibilité pour les administrations spécialisées, comme l'inspection du travail, les unions de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d'allocations familiales (URSSAF) ou Pôle emploi, d'exercer les prérogatives de police judiciaire qui leur sont reconnues par la loi : à l'instar de tout officier de police judiciaire de police ou de gendarmerie, elles peuvent notamment procéder à l'audition libre de suspects. L'intérêt de ce levier est double : il permet d'une part d'assurer un meilleur traitement de la procédure par des agents qui par définition connaissent bien la fraude aux prestations de prestation sociale, et d'autre part de réduire les délais de traitement en évitant la saisine d'un service de police. La DACG a d'ailleurs, par voie de circulaire, détaillé à l'attention des juridictions les conditions de mise en œuvre de ces auditions libres par les administrations – tout cela ne saurait évidemment s'improviser.
Cependant, en l'état actuel de notre droit, seules les fraudes et fausses déclarations portant sur les allocations résultant d'une perte d'emploi prévues par des dispositions spécifiques du code du travail autorisent la mise en œuvre de ces prérogatives judiciaires par les agents habilités. Notre dispositif n'est donc à ce jour pas complet, ce qui nous empêche de puiser dans un vivier plus large, celui des agents d'autres administrations qui pourraient également exercer de telles prérogatives.
Un second levier consiste à faire appel, dans le cadre de la politique de saisine des services, aux services spécialisés adaptés aux différents types de fraude à la prestation sociale. La DACG a rappelé aux juridictions et aux parquets l'intérêt de mobiliser des services comme les groupes interministériels de recherches (GIR) spécialisés et polyvalents en matière de lutte contre l'économie souterraine dont la détection, la poursuite et la constatation de fraudes aux cotisations sociales font à son sens partie de son cœur de métier. Peut-être procéderez-vous d'ailleurs à l'audition des représentants des offices centraux, au premier rang desquels l'Office central de lutte contre le travail illégal (OCLTI) en matière de fraudes connexes aux infractions au code du travail, ou, s'agissant des fraudes adossées à la fraude documentaire, l'office central pour la répression de l'immigration irrégulière et de l'emploi d'étrangers sans titre (OCRIEST). Les instructions de saisines sont claires pour tout ce qui concerne des fraudes caractérisées par des champs territoriaux élargis ou un degré de complexité avéré justifiant le recours à des techniques spéciales d'enquête – écoutes, sonorisation, etc. – relevant de la lutte contre la criminalité organisée.
Madame la directrice, vous nous avez expliqué que votre propos ne concernerait que de la fraude aux prestations et non pas la fraude aux cotisations sociales, mais je rappelle que le périmètre de notre commission d'enquête englobe en revanche les deux, pour couper court à certaines appréciations erronées. On nous a parfois reproché de ne cibler qu'un type de fraude et donc qu'un type d'auteur de fraude : or notre intention est avant tout, et votre témoignage y contribue, de mettre en lumière l'évolutivité et la structuration de la délinquance liée à la fraude aux prestations sociales. Ainsi que vous l'avez relevé, elle n'est pas uniquement le fait d'individus isolés cherchant à « truander » tel ou tel organisme versant des prestations : elle met également en cause des organisations que l'on peut qualifier de criminelles, et qui peuvent d'ailleurs entretenir des liens avec d'autres, spécialisées par exemple dans le trafic de stupéfiants, tout en bénéficiant par ailleurs du revenu de solidarité active alors même que les revenus tirés de cette activité dépassent de loin les conditions d'obtention du RSA… Aussi avons-nous besoin de chiffres pour apprécier l'incidence financière de ce type de délinquance sur les comptes publics, mais également la capacité de l'autorité judiciaire à y répondre.
Vous avez décrit le mécanisme du classement en opportunité et indiqué qu'il s'expliquait principalement par l'impossibilité d'appréhender l'auteur des faits alors même qu'il a été identifié et que les faits ont été caractérisés. Pouvez-vous nous en dire plus ? Cette impossibilité s'explique-t-elle parce que l'auteur des faits ne réside pas sur le territoire français ou parce qu'il reste caché dans la nature et met en échec les capacités de recherche de nos services de police et de gendarmerie ?
Vous avez par ailleurs indiqué que les procédures alternatives, c'est-à-dire les compositions pénales ou les classements sous conditions, représentaient un peu plus de 50 % du total des affaires, et fait état de 800 condamnations pénales en 2018 contre 2 000 tant en 2016 qu'en 2017. Quelle appréciation portez-vous d'une part sur cette baisse, et d'autre part sur l'effet dissuasif de cette politique pénale sur cette délinquance ? Pour être plus clair, ne pensez-vous pas que la faible proportion de condamnations pénales comme le ratio assez important de poursuites alternatives et de classements en opportunité limitent l'effet dissuasif d'une telle politique par rapport à une orientation pénale plus répressive ?
S'agissant des classements pour recherche infructueuse, les deux types de situation peuvent effectivement se présenter : ou bien l'auteur des faits est impossible à localiser et donc à interpeller en raison de son extrême volatilité, ou bien, particulièrement dans les cas de schémas de fraude complexes, il réside à l'étranger. Auquel cas il faut faire appel à l'entraide pénale internationale afin d'obtenir la délivrance de mandats d'arrêt internationaux – qui seront ensuite exécutés ou pas.
En 2015, la DACG avait interrogé les parquets sur les résultats de la mise en œuvre de la loi de décembre 2013 : un premier constat avait mis en avant l'effet bénéfique de la simplification des incriminations d'évolution bénéfique s'agissant des poursuites, mais certains parquets, parmi les plus importants, notamment ceux de Paris et de Douai, avaient souligné que la remontée des investigations nécessitant des prolongements à l'étranger se heurtait, dans un certain nombre de pays, à de véritables difficultés d'entraide pénale internationale. Que la France conserve l'exercice des poursuites et demande une interpellation à l'étranger, ou qu'elle décide de dénoncer les faits à l'État dont l'auteur des faits est ressortissant, il n'y avait pas nécessairement de suite.
Mais, dans certains cas, elle a pu obtenir satisfaction : je pense en particulier à une affaire en cours dans le ressort de Valenciennes à l'encontre de familles roumaines mises en cause pour avoir confectionné plusieurs centaines de faux dossiers d'autoentrepreneurs afin de percevoir des indemnités de diverses natures – caisse d'allocations familiales, RSA, RSI – pour un préjudice se chiffrant à plusieurs millions d'euros. Plusieurs placements en détention provisoire ont été ordonnés et la coopération européenne a pu fonctionner : des arrestations ont eu lieu, notamment en Roumanie, sur le fondement de mandats d'arrêt européens. Mais il faut bien convenir que, dans un certain nombre de cas, ces investigations et leur réussite peuvent relever du parcours du combattant…
Pour ce qui est de la différence entre les chiffres de 2018 et les chiffres antérieurs, la diminution correspond précisément à la perte de traçabilité de procédures auparavant poursuivies du fait d'incriminations spécifiques au profit d'incriminations génériques comme l'escroquerie, le faux ou l'usage de faux. On peut très raisonnablement affirmer que le nombre de condamnations pour des faits de fraudes aux prestations sociales a été en 2018 supérieur à 800, c'est-à-dire au chiffre que je vous ai communiqué : la DACG n'est en effet plus capable d'identifier quelles infractions génériques correspondaient en réalité à des fraudes aux prestations sociales.
Pour bien comprendre le basculement lié à la loi de 2013, j'entends que certaines condamnations sont désormais classées dans des catégories bien plus larges. Reste que lorsqu'un individu est condamné, c'est sur la base d'un certain nombre de chefs d'accusation figurant dans le corps du jugement : pourquoi votre direction ne pourrait-elle pas identifier ceux qui sont directement liés à la fraude sociale et en dresser un état statistique ? Est-ce seulement une question de moyens ?
L'application informatique qui enregistre les milliers de décisions et d'infractions le fait en utilisant un code correspondant au type d'infractions, chaque code étant lui-même regroupé dans une famille d'infractions selon une typologie. Son degré de sophistication actuel ne permet pas d'affiner ces informations autant que vous le souhaiteriez et d'identifier les escroqueries commises au détriment des organismes sociaux : telle est la difficulté à laquelle nous nous heurtons. Or toutes les juridictions sont équipées de cette même application.
Un rapport publié l'année dernière par la Cour des comptes souligne que plusieurs organismes de la branche vieillesse se plaignent de la lenteur des parquets, d'un manque de communication, voire de classements sans suite dépourvus de fondement juridique, et jugent frileuse la politique des parquets lorsque l'auteur de la fraude a commencé à rembourser l'indu ou lorsqu'il est inconnu ou difficilement identifiable. Ce même rapport indique un peu plus loin que les parquets classent souvent sans suite les plaintes qui mettent en cause les personnes résidant à l'étranger. Pouvez-vous nous apporter des éléments de réponse sur ces remarques qui mettent en cause l'activité des parquets sur ces questions ?
Le ministère de la justice a évidemment pris note de ces conclusions de la Cour des comptes, qui reposent sur les observations présentées par les organismes interrogés, mais nous n'avons pas été consultés, et les éléments sur la base desquels elles ont été formulées ne nous ont pas été communiqués. Il nous serait intéressant de connaître la méthode d'élaboration des données produites par les organismes sociaux : les nôtres sont constituées par les réponses pénales des parquets et les condamnations enregistrées par le casier judiciaire national, même si je ne peux isoler en leur sein les fraudes aux prestations de retraite. Le recueil de ces données appellerait donc un travail de rapprochement pour valablement apprécier les conclusions qui en sont tirées.
J'ai déjà évoqué le cas des personnes résidant à l'étranger, mais je souhaiterais tempérer mes propos : dans un certain nombre d'endroits, par exemple les départements frontaliers, les parquets ont conclu des protocoles de coopération, de manière à mettre en œuvre des échanges d'information permettant de mieux appréhender la fraude transfrontalière, qui peut être importante. En cette matière, les situations sont plus diverses qu'il y paraît et dépendent en particulier de la localisation et du type de fraude concerné.
Vous êtes experte en la matière, puisque la direction que vous occupez et, plus en amont, votre parcours professionnel vous amènent à très bien connaître l'activité des parquetiers. Avez-vous pu vous-même constater que les plaintes concernant des personnes résidant à l'étranger sont souvent classées sans suite, ou bien cette affirmation vous paraît-elle erronée ? Je comprends bien vos interrogations quant à la façon dont ces études ont été menées, mais la Cour des comptes est constituée de magistrats – certes financiers – qui travaillent de manière collégiale ; et, je peux en attester pour avoir régulièrement travaillé avec eux, ils n'affirment rien qui ne soit généralement fondé. J'entends ce que vous dites sur le fait que l'on manque d'informations détaillées à ce propos mais, à votre avis, les parquets ont-ils plutôt tendance à classer sans suite ces questions-là ou pas ?
Les autres auditions auxquelles nous avons procédé nous amènent à constater que ce type de criminalité a tendance à se développer tout simplement parce que les risques de se voir condamner sont peu élevés – c'est pour cette raison que nous souhaitions vous auditionner. Et, même lorsqu'il y a condamnation, celle-ci ne va en réalité pas très loin. En raison du dispositif pénal existant, et surtout de l'application de la loi par les parquets sur ces questions, il s'est créé une « fenêtre de tir » qui favorise un certain développement de ces affaires peu lourdement sanctionnées. Je sais qu'une politique pénale doit être considérée dans son ensemble, mais il s'agit d'un sujet non négligeable, notamment lorsque la fraude intervient en bande organisée.
Les responsables de la direction centrale de la police aux frontières (DCPAF), que nous avons auditionnés il y a deux jours, observent une tendance à la professionnalisation dans les modes opératoires. En tant que parlementaires, notre préoccupation est de faire en sorte que les prestations sociales aillent là où elles doivent aller ; certains ayants droit sont tout à fait légitimes pour en bénéficier, mais nous tenons à veiller à ce que les deniers publics n'aillent pas là où ils ne doivent pas aller.
Comme je l'ai rappelé tout à l'heure, environ 85 % des procédures transmises dans ce domaine donnent lieu à une réponse pénale. Les procédures ne donnant pas lieu à réponse pénale ne sont pas classées du fait de leur manque de gravité ou du peu d'importance du préjudice causé, mais essentiellement parce que la recherche d'auteur s'avère infructueuse. On ne saurait y voir le signe d'un désintérêt ou d'une appréciation inappropriée de l'importance de ces fraudes.
Vous évoquez à juste titre les préjudices importants auxquels ce type de fraude peut donner lieu. Nous avons affaire en la matière à des fraudeurs très divers : entre les fraudes à l'allocation parent isolé (API) et celles qui sont parfaitement organisées, par exemple avec la création de sociétés fictives éphémères, la justice est confrontée à un très grand panel de profils. Il ne paraît pas anormal que ces différents cas de figure donnent lieu à des réponses différentes.
Lorsque la loi de 2013 a été mise en œuvre, certains parquets ont fait remonter le constat selon lequel les évolutions législatives avaient notamment permis de mieux adapter les réponses données : par exemple, des infractions portant sur des sommes peu importantes, notamment sur le RSA, étaient auparavant réprimées uniquement par une peine d'amende inappropriée ; l'état de la loi ne permettait pas de prononcer des peines d'emprisonnement ou, à l'inverse, des mesures alternatives plus adaptées à la situation de prévenus indigents ou désocialisés.
Une fraude complexe et organisée, à l'origine de préjudices très importants, appelle des réponses qui exigent nécessairement plus de temps : il faut enquêter, interpeller, recueillir de la charge probatoire. Les remontées des parquets, en particulier celles transmises en 2015 et que j'évoquais précédemment, citaient, parmi les difficultés rencontrées, celles qui pouvaient tenir à la lenteur des réponses apportées à des réquisitions. C'est du reste tout l'intérêt d'une coordination plus poussée : pour être en mesure de retracer les faits financiers, il est préférable de disposer d'une dénonciation qui ne soit pas trop tardive ; plus le temps passe, plus l'identification est difficile. De nombreux parquets s'attachent à rendre plus efficaces les procédures de transmission vis-à-vis des autorités administratives, afin que les constats effectués au plan administratif puissent rapidement trouver une traduction judiciaire. Certains ont ainsi travaillé à modéliser un type de transmission qui contienne les informations les plus nécessaires, à les rendre homogènes et cohérentes de manière à mieux appréhender les fraudes et à faire face à la diversité de leurs interlocuteurs, par exemple la CPAM ou les URSSAF. Voilà un exemple d'initiative mise en œuvre par les parquets, indépendamment des lieux d'échange formels comme les CODAF.
En vertu de votre grande expérience – vous avez été à plusieurs reprises procureure générale –, quel regard portez-vous sur le fonctionnement de ces CODAF ? Du côté de la chancellerie, des éléments seraient pour vous susceptibles de l'améliorer ?
Le dispositif du CODAF, surtout par sa dimension opérationnelle – rappelons qu'il est présidé par le procureur de la République –, constitue un levier considéré très majoritairement comme tout à fait efficace dans la lutte contre les fraudes sociales. C'était mon sentiment lorsque j'étais moi-même en juridiction, et c'est ce qui remonte régulièrement de la part des procureurs de la République et des procureurs généraux. C'est par définition le lieu où le procureur peut porter à la connaissance des administrations partenaires les éléments laissant présumer des fraudes, à travers des procédures qui n'ont a priori pas nécessairement à voir avec de la fraude. On y définit des priorités de cible et d'attaque qui sont partagées entre toutes les administrations concernées, ainsi que les critères de judiciarisation des affaires, on y décide quelles affaires seront judiciarisées, quel type de réponse sera apporté, par exemple la fermeture ou l'interpellation, et quel service s'occupera de tel ou tel volet de l'affaire ; enfin, c'est aussi le lieu où le procureur peut informer les administrations des suites judiciaires données. Ce dispositif opérationnel représente en cela un atout incontesté aux yeux de l'ensemble des procureurs ; il a fait et continue de faire ses preuves, et doit mobiliser l'ensemble des administrations conviées à y participer.
Il est en effet compréhensible qu'une réponse pénale graduée soit apportée en fonction non seulement de la gravité du préjudice causé et de son montant financier, mais aussi du type de fraude – il y a une différence bien légitime de traitement entre une fraude à l'API effectuée de manière isolée, et une autre mise en œuvre en bande organisée, sur le RSA ou les cotisations sociales dues à l'URSSAF. Dans la politique pénale des parquets, cette fraude aux prestations sociales, qui est une atteinte au pacte républicain – il s'agit de léser certains au profit d'autres –, est-elle considérée comme une circonstance aggravante par rapport aux autres chefs d'accusation pour lesquels le prévenu est susceptible d'être poursuivi, ou s'agit-il simplement d'un chef d'accusation supplémentaire, qui n'aggrave pas la peine dès lors que d'autres faits constitués relèvent d'une échelle de peine plus importante ? Le cas échéant, le code pénal devrait-il de votre point de vue être adapté ?
S'agissant des coopérations internationales, vous avez évoqué une affaire pendante dans le ressort du tribunal de Valenciennes, et l'origine des accusés. Grâce aux directions comme la DCPAF, nous disposons d'une cartographie des pays les plus « à risque » pour ce qui est de la délinquance à l'identité et de la fraude documentaire, qui permettent ensuite la fraude sociale. Des coopérations renforcées sont-elles mises en œuvre avec ces pays dits à risque, comme la Roumanie que vous avez citée ? Sinon, souhaiteriez-vous que ce soit le cas ? Faites-vous une différence, en matière d'appel à la coopération internationale, entre ces zones géographiques spécifiques et les autres ?
Il m'est difficile de répondre si la prise en compte de la qualité des organismes victimes constitue une circonstance aggravante. La qualification doit normalement appeler l'attention des magistrats, et l'une des qualifications les plus utilisées est celle d'escroquerie aggravée au préjudice d'un organisme de protection sociale. Nous disposons donc déjà d'une qualification particulière. J'aurais cependant du mal à vous dire dans quelle mesure la prise en compte de cette circonstance particulière se traduit dans les faits par une aggravation de la peine, en particulier dans le cas où plusieurs infractions ont été commises, dans la mesure où une peine unique sera prononcée pour réprimer l'ensemble des agissements reprochés à la personne et donnant lieu à sa condamnation.
Il faut préciser que s'agissant des fraudes présentant des caractères avérés de complexité et causant un préjudice particulièrement important, une démarche se développe de plus en plus : celle de la sanction par la privation des avoirs illicites. Je vous parlais tout à l'heure du rôle de l'AGRASC, qui aide les créanciers sociaux à percevoir sur les sommes confisquées le recouvrement de l'indu ; mais il faut également évoquer cette politique de privation des avoirs criminels qui, sur la base d'une législation robuste, permet de saisir et de confisquer des biens y compris lorsqu'on ne peut saisir directement le produit du crime ou du délit. La loi offre en effet désormais la possibilité de saisir des équivalents produits sur le patrimoine d'une personne ; c'est un mécanisme dont s'emparent de plus en plus les parquets et les juges d'instruction, et qui constitue une sanction tout à fait adaptée.
Une procédure actuellement conduite sur le ressort de Nice concerne ainsi un réseau d'un peu moins d'une dizaine de personnes qui avaient trompé Pôle emploi en présentant des faux contrats de travail ou de faux soldes de tout compte pour bénéficier d'indemnités de chômage journalières. Le produit de ces infractions avait été transféré sur des comptes bancaires à l'étranger ou réinvesti dans des achats immobiliers. Cette affaire a donné lieu à la saisie de 150 000 euros sur des comptes bancaires ainsi que d'appartements appartenant à ces fraudeurs en bande organisée. Il s'agit donc d'un outil particulièrement efficace. Une autre affaire est en cours sur le ressort de Marseille, à l'encontre d'un médecin qui avait déclaré un nombre totalement abusif de jours d'arrêt de travail entre 2011 et 2017 – les fraudes peuvent durer longtemps avant qu'elles ne parviennent à la connaissance de l'autorité judiciaire. Il avait ainsi perçu de son organisme d'assurance 820 000 euros sur la base de faux certificats, tout en continuant son activité de consultation ; plus de 680 000 euros ont été saisis sur ses comptes bancaires et d'assurance-vie. Voilà le type de réponse que la DACG s'attache à promouvoir, et que les parquets et les juges d'instruction mettent de plus en plus en œuvre.
Je réponds enfin, monsieur le rapporteur, à votre question sur la coopération : nous n'identifions pas, au sein de l'espace européen, d'enceinte de coopération spécifique dédiée à la fraude aux prestations sociales. Je prends cependant note de votre constat ; nous pourrions réfléchir à nous emparer de cette cartographie du risque pour déterminer des vulnérabilités particulières, en particulier à l'intérieur de l'Union européenne où des coopérations opérationnelles privilégiées pourraient être développées. L'activité propre de la DACG consiste à accompagner et à suivre attentivement la jurisprudence développée par la Cour de justice de l'Union européenne en ce qui concerne la fraude aux travailleurs détachés, qui constitue une fraude complexe pour laquelle des décisions importantes sont rendues ; nous nous attachons en la matière à informer les juridictions sur les conditions de répression de cette activité délictueuse tout à fait préoccupante.
La DACG a à cœur d'accompagner les parquets pour qu'ils puissent mettre en œuvre le mieux possible les dispositions légales existantes en matière de fraude aux prestations, car celles-ci peuvent être complexes ; le fait d'agir comme une tour de contrôle par rapport à l'évolution de la législation et de la jurisprudence européennes participe de cet objectif.
Nous évoquions par ailleurs des enquêtes parfois assez complexes ; nous nous sommes attachés à élaborer au profit des juridictions des canevas d'enquêtes décrivant les diligences à effectuer, et nous allons prochainement diffuser des fiches pratiques sur la question de la fraude au détachement, qui n'est pas toujours simple à appréhender.
Dans votre propos liminaire, vous avez indiqué que nous vous avions transmis un questionnaire en amont de cette audition. Les délais étaient courts, mais nous attendons votre retour avec impatience, d'autant que si votre intervention portait principalement sur la fraude aux prestations sociales, le périmètre de la commission d'enquête a évolué pour couvrir également les cotisations sociales. Avec cet autre volet, dont la volumétrie financière peut aussi être très importante, il s'agit non plus d'argent qui sort, mais d'argent qui ne rentre pas – des sommes dues qui ne parviennent pas aux organismes sociaux –, mais cela pose un problème du même ordre. C'est pourquoi la question n° 10 du questionnaire fait référence à la fraude aux cotisations sociales ; ce n'est d'ailleurs pas sans rapport avec ce que vous venez de dire sur la meilleure manière d'appréhender la fraude au détachement. La complexité du système ne peut qu'inciter un certain nombre de personnes mal intentionnées à se faufiler dans ses méandres pour en tirer profit.
S'agissant des rapports de la Cour des comptes, il est vrai qu'il n'y a pas eu de contradictoire avec votre ministère, puisqu'ils ont été réalisés pour analyser le travail des organismes sociaux ; votre ministère s'est trouvé quelque peu mis en cause de manière collatérale, sans que vous ayez pu vous exprimer sur le sujet. Ces éléments ont été avancés par la Cour, mais aussi par les organismes sociaux qui ont affirmé que les parquets avaient tendance à ne pas donner suite à certaines affaires. Il ne s'agit pas de polémiquer, mais de voir ce qui peut être fait pour améliorer les choses, et force est de constater un petit angle mort sur la question de la coordination interministérielle. Nous avons bien la délégation nationale à la lutte contre la fraude, mais elle est un peu sous-équipée et manque de moyens pour y faire face.
Nous nous trouvons encore dans la phase de diagnostic, mais nous tiendrons compte de cette réalité pour formuler nos préconisations dans un second temps. Il y a là un véritable sujet car, c'est bien normal, chaque département ministériel fonctionne en silo ; heureusement, les CODAF, coprésidés par le préfet et le procureur, permettent de fonctionner de manière opérationnelle sur le terrain, mais il y a sans doute des marges de progression pour faire émerger certains dossiers susceptibles de prendre de l'ampleur au fil du temps.
Nous ne nous déroberons pas à cette question n° 10 ; vous obtiendrez, comme sur les autres points, les réponses les plus complètes. Le questionnaire sera retourné prochainement, mais je perçois à la lumière de nos échanges qu'un certain nombre d'autres points pourront intéresser votre commission, notamment sur le plan très concret des pratiques ; d'où l'intérêt de cette audition, qui aura permis de mieux appréhender vos attentes en termes d'informations.
La réunion se termine à seize heures quarante.
Membres présents ou excusés
Commission d'enquête relative à la lutte contre les fraudes aux prestations sociales
Réunion du jeudi 11 juin 2020 à 14 heures 30
Présents. - M. Pascal Brindeau, M. Patrick Hetzel
Excusés. - Mme Josette Manin, M. Thomas Mesnier