Intervention de Nicolas Revel

Réunion du mardi 16 juin 2020 à 17h00
Commission d'enquête relative à la lutte contre les fraudes aux prestations sociales

Nicolas Revel, directeur de la Caisse nationale de l'assurance maladie (CNAM) :

Le message que je souhaite porter au nom de la Caisse nationale d'assurance maladie est que la lutte contre la fraude est prise très au sérieux par notre institution. Nous ne sommes ni dans le déni ni dans la naïveté : la fraude sociale existe. Elle est même inhérente à tout système de solidarité, a fortiori lorsque celui-ci brasse 200 milliards d'euros chaque année. Je considère, en outre, que lutter contre la fraude et, plus largement, payer à bon droit les prestations constitue non seulement une obligation juridique pour tout gestionnaire public, mais une forme d'obligation morale parce que ce qui est en jeu est aussi la légitimité et la robustesse d'un système de solidarité au regard de nos concitoyens.

Sommes-nous parfaits ? Détectons-nous l'intégralité de la fraude sociale ? Non, parce que, par définition, la fraude est mouvante, évolutive, que nos moyens sont limités et que la réalité, les formes et l'ampleur de la fraude apparaissent à mesure que nous la détectons. Nous y consacrons des ressources importantes, avec 1 650 collaborateurs à plein temps, dans un contexte de réduction de nos effectifs – de COG en COG (conventions d'objectifs et de gestion), ceux-ci se réduisent d'un peu plus de 10 % sur cinq ans.

Nous avons accompli des progrès considérables ces dernières années, se traduisant par un renforcement sensible du nombre de nos contrôles a priori et a posteriori, une amélioration de nos ciblages et une très forte augmentation de nos actions contentieuses ainsi que du montant des préjudices évités. Pour vous citer quelques chiffres : en 2019, 23 000 enquêtes ont abouti à l'identification d'un préjudice suivi d'une sanction ou d'une pénalité ; 8 800 actions contentieuses ont été engagées, contre 5 500 en 2014 ; 287 millions d'euros ont été détectés et stoppés, un montant en augmentation régulière depuis dix ans. S'y ajoutent plus de 200 millions d'euros d'indus ou de dépenses évitées par des contrôles a priori sur les paiements. Ce sont 13 millions de factures qui, chaque année, sont stoppées avant d'être payées dans nos systèmes de contrôle comptable et de détection des erreurs – qu'elles soient intentionnelles ou non intentionnelles, l'erreur non intentionnelle ne devant pas être confondue avec la fraude.

Il existe encore des marges de progrès. Nous travaillons sur la cartographie des risques afin de mieux cibler nos actions, ainsi que sur l'harmonisation des pratiques au sein du réseau, car les fraudeurs peuvent avoir un fonctionnement national. Nous renforçons nos contrôles a priori et la détection des signaux faibles – nous avons engagé des chantiers sur la dématérialisation des prescriptions et l'acquisition des droits en ligne au-delà des droits apportés par la carte Vitale. Un travail, très important pour nous, porte sur la meilleure description des actes médicaux dans les nomenclatures, car nombre de nos sujets de fraude sont liés à la facturation des actes médicaux et à l'interprétation qui est faite des règles en la matière. Nous déployons de nouveaux outils informatiques : prescription électronique, acquisition des droits en ligne et carte Vitale.

La situation, pour perfectible qu'elle soit, ne doit pas pour autant se prêter à des raccourcis ou à des analyses rapides, pour ne pas dire caricaturales, comme j'ai pu en lire dans les comptes rendus des auditions que vous avez tenues, par exemple sur la fraude potentielle et les cartes Vitale.

On entend souvent que la fraude sociale à l'assurance maladie serait massive, qu'elle serait le fait de millions d'assurés sans droits réels qui consommeraient des soins, et que nous n'en détecterions qu'une infime partie. Cela me paraît tout à fait exagéré, sinon infondé.

Cette allégation nécessite de répondre à une première question, qui avait été abordée notamment par le représentant de la Cour des comptes : comment évaluer la réalité de la fraude aux prestations d'assurance maladie ? Contrairement à d'autres branches, l'assurance maladie ne procède pas à une évaluation in abstracto de ce que serait la fraude potentielle aux prestations – c'est d'ailleurs un reproche que nous adresse la Cour des comptes –, parce que ce serait extrêmement compliqué.

Alors que les branches retraite ou famille ont des processus et prestations limités en nombre, l'assurance maladie offre une très large palette de prestations en espèces et surtout en nature, qui sont les remboursements de soins, et couvre une multitude d'acteurs de santé – établissements sanitaires publics, privés, médico-sociaux, professionnels de ville –, chacun suivant des règles particulières, des nomenclatures d'actes et de prestations spécifiques qui se déclinent en d'innombrables actes. La classification commune des actes médicaux (CCAM) des médecins comporte 6 000 actes, la nomenclature infirmière en compte plusieurs dizaines. Chaque acte a ses propres règles de facturation et ses propres indications médicales. Le 1,2 milliard de feuilles de soins délivrées chaque année se répartit entre des dizaines de milliers d'actes différents, obéissant chacun à des règles particulières.

Si nous voulions procéder à une évaluation scientifique prenant en compte la réalité de l'immense diversité que nous prenons en charge, il faudrait disposer d'échantillons quasi exhaustifs et, donc, déployer des moyens de contrôle considérables en termes d'outils et de protocoles d'investigation, chacun embarquant des sujets d'interprétation médicale quand une facturation paraît abusive au regard de la situation particulière d'un patient. C'est objectivement hors de portée en termes de moyens, si nous voulons le faire de manière scientifique sérieuse, exhaustive et actualisée.

Nous préférons donc consacrer les moyens dont nous disposons à la détection de la fraude là où elle est la plus probable, dans des champs que nous connaissons et sur lesquels nous concentrons nos forces. Nous privilégions une approche à partir d'une cartographie des risques de fraude partie de prestations et de professions de santé. À l'aide de ces cartographies, nous priorisons de manière rationnelle les moyens que nous engageons.

Quand bien même nous aurions les moyens d'effectuer une cartographie exhaustive, je ne suis pas persuadé que ce serait un investissement rationnel. L'important n'est pas tant de faire une photo à un instant t que de comprendre les mécanismes de la fraude, et ceux-là évoluent en permanence. Dans l'ensemble des champs de santé, à mesure que de nouveaux actes arrivent et que de nouvelles conventions entrent en vigueur, nous constatons des mécanismes qui parfois relèvent de l'optimisation, parfois procèdent d'un détournement ou d'un manquement à des règles de facturation.

Les évaluations sur le risque de fraude sociale sont assez rares dans la littérature. L'université de Portsmouth en a établi une, qui tient en une quinzaine de pages et qui a été reprise par le European Healthcare Fraud and Corruption Network (EHFCN ) : sur un échantillon d'une dizaine de pays dont les systèmes de santé, sans être exactement les mêmes, sont d'une maturité similaire – excepté l'un d'entre eux situé en Afrique –, elle mesure globalement la fraude sociale entre 3 % et 10 %. Le problème est que cette étude n'indique aucune source concernant les données retenues dans les différents pays – en tout cas, je n'en ai pas trouvé pour la France – et amalgame erreurs et fraudes. Or ces deux notions n'ont rien à voir. La fraude, qui peut présenter des niveaux de gravité différents, procède toujours d'une intention de contourner la règle ; l'erreur, non intentionnelle, peut être le fait d'un assuré, d'un professionnel de santé ou de nos propres équipes. Il importe vraiment de ne pas mélanger ces deux notions.

Je ne crois pas une seconde que la fraude à l'assurance maladie atteigne les 10 %, ni même la moitié. Sachant que les deux tiers de la dépense d'assurance maladie se concentrent sur les maladies chroniques, les pathologies lourdes et le grand âge, cela signifierait qu'un peu plus de 10 % des traitements pour cancer, diabète, des résidents en EHPAD nécessitant des soins ou des consultations médicales de médecins généralistes seraient frauduleux. Je ne vois pas comment cela pourrait correspondre à une réalité.

Je ne vois pas non plus comment ce taux de fraude qui se situerait entre 5 % et 10 % pourraient être reliés aux cartes Vitale. J'ai bien entendu un raisonnement selon lequel les 6 millions de cartes Vitale en trop, soit 10 % de la totalité des cartes, représenteraient les 10 % de fraude, mais ce n'est pas la bonne manière de poser le raisonnement. Je ne crois pas que le nombre de cartes Vitale en circulation excédant le nombre d'assurés puisse constituer un marqueur d'un phénomène fraudogène qui expliquerait ou constituerait le potentiel de fraude principal dans notre pays.

Le GIE SESAM‑Vitale vous en a communiqué le chiffre: 58,4 millions de cartes Vitale sont en circulation, pour un peu plus de 59 millions d'assurés de plus de seize ans. Il y a un peu moins de cartes Vitale que d'assurés, ce qui est parfaitement normal compte tenu des encours de fabrication des cartes pendant lesquels les personnes n'ont pas encore leur carte, et du fait que certaines ne la demandent pas.

Au 31 décembre dernier, le régime général géré par la CNAM comptait 45,1 millions d'assurés et 43,3 millions de cartes Vitale, soit 1,8 million de cartes en moins. Cette situation maîtrisée s'est construite au long cours, par des opérations régulières de suppression de cartes Vitale. En quinze ans, 44 millions de cartes ont été supprimées. Ce chiffre est d'autant plus élevé que le lancement de la carte Vitale, à la fin des années 90, avait donné lieu à des multi-attributions de carte. Le répertoire national interrégimes des bénéficiaires de l'assurance maladie (RNIAM) n'existait pas encore, et les différents régimes avaient procuré des cartes Vitale à des assurés qui étaient successivement salariés puis travailleurs indépendants, ou étudiants puis salariés. C'est ainsi que s'est constitué le stock de cartes Vitale à l'époque.

Par la suite, il a fallu procéder à un travail progressif de « nettoyage » des cartes surnuméraires, qui s'est poursuivi jusqu'à ces toutes dernières années. Ainsi, au début de l'année 2019, le régime général a procédé à l'inscription en opposition de 2,7 millions de cartes Vitale, pour beaucoup en raison des régimes que nous avons intégrés : RSI depuis le 1er janvier 2019, régime étudiant et mutuelles de fonctionnaires.

Ce travail de nettoyage du parc avait pris un léger retard dans les autres régimes qui, au début 2019, comptabilisaient plus de 2 millions de cartes Vitale non encore traitées, puis 609 000 en fin d'année. Sans vouloir stigmatiser tel ou tel régime, les trois principaux qui, aujourd'hui encore, ont probablement plus de cartes Vitale que d'assurés sont le régime des mines, la Mutuelle générale de la police et la Caisse des cultes. Cela étant, comme ce sont des régimes auxquels l'affiliation se fonde sur critère professionnel, la possibilité de délivrer une carte frauduleuse n'est pas évidente – il faut être policier pour être affilié à la Mutuelle générale de la police. Je vous rassure, le régime de l'Assemblée nationale compte 250 cartes Vitale surnuméraires, ce qui me paraît tout à fait raisonnable.

Pour évaluer le risque financier éventuel lié au surnombre de cartes, nous avons étudié, sur les dernières années, les tentatives de facturation de soins utilisant des cartes Vitale qui ont ensuite été mises en opposition, parce que considérées en fin de vie ou présumées abusives, frauduleuses, inutilisables ou inexistantes. En 2019, 330 000 feuilles de soins ont été concernées, soit 0,023 % des feuilles de soins électroniques (FSE). Pour plus des deux tiers, le règlement a été stoppé, et nous avons réglé, à hauteur de 4 millions d'euros, 100 000 de ces feuilles de soins adressées dans le cadre d'un tiers payant réalisé par un professionnel de santé, au titre de la garantie de paiement dès lors qu'une carte Vitale est utilisée.

Nous avons également étudié plus précisément, sur un échantillon de 11 000 rejets liés à une carte non valide, si l'assuré avait encore des droits ouverts légitimement auprès de notre organisme. C'était le cas de tous. En fait, ces cartes Vitale en surnombre sont principalement utilisées par des assurés qui déclarent avoir perdu leur carte Vitale, enclenchent leur renouvellement puis retrouvent la carte prétendument perdue. C'est au moment où cette carte Vitale sert à nouveau que nous procédons à sa mise en opposition immédiate. Je ne ferai donc pas de lien entre la résorption du stock des cartes Vitale surnuméraires et la réduction du déficit de l'assurance maladie – j'ai été surpris d'entendre une telle hypothèse dans la bouche de M. Prats ; je ne la pense pas robuste. Sachant, par ailleurs, quels sont les déterminants, assez lourds, de l'évolution des déficits de la sécurité sociale en termes de recettes et de dépenses, le sujet des cartes Vitale ne me paraît pas entrer en ligne de compte.

Dès lors, l'autre question est de savoir si nous comptons, parmi nos assurés affiliés, des personnes qui ne devraient pas l'être car ne répondant pas, ou plus, aux conditions d'affiliation. Depuis la loi de financement de la sécurité sociale établissant la protection universelle maladie (PUMA), la résidence stable et régulière en France est devenue le critère d'affiliation, d'ouverture et de maintien des droits. Nous avons mis en place une politique de contrôle lourde et systématique. En 2018, nous avons contrôlé la situation de 1,149 million d'assurés inscrits au régime général pour lesquels nous ne disposions pas d'informations récentes permettant de confirmer ce critère de résidence. Par échange d'informations avec les autres branches et l'administration fiscale, nous avons pu nous assurer que 820 000 d'entre eux étaient bien résidents sur le territoire national et pouvaient légitimement être pris en charge au titre des prestations de soins ; 323 000 ont fait l'objet de contrôles approfondis, à l'issue desquels nous avons procédé à la fermeture des droits pour un peu plus de 100 000 assurés, parce que nous n'avions pas de réponse permettant de considérer qu'ils respectaient les conditions de résidence, leur consommation de soins s'étant révélée nulle.

Si donc la fraude est un sujet réel, dans le domaine des dépenses de santé, sa réalité ne me paraît pas relever d'abord des assurés fantômes ou « zombies », et ce d'autant plus que la législation française est assez ouverte en ce qui concerne l'accès aux soins. Avec la PUMA, l'aide médicale d'État (AME) et les soins urgents, il n'est pas très compliqué d'être pris en charge au titre des prestations de soins en nature. Cela l'est plus pour les prestations en espèces, parce qu'il faut alors répondre à des conditions strictes.

Nos vrais enjeux, nous les connaissons ; ils sont très importants. Pour une part, ce sont des comportements frauduleux sur les prestations en espèces, telles les fausses déclarations d'arrêts de travail, ou des problèmes de respect des plafonds de ressources pour la couverture maladie universelle complémentaire (CMU-C). Depuis quatre ans, en vertu du droit de communication bancaire, nous vérifions sur les comptes bancaires des personnes qui sont à la CMU-C qu'elles respectent les conditions de ressources. Cette investigation très lourde et très longue a été menée pour près de 120 000 personnes.

Le gros de ce que nous qualifions de fraude, qui recouvre l'abus, la faute ou la fraude caractérisée, a trait aux facturations de prestations par les professionnels de santé, puisque 90 % de nos dépenses sont des prestations de soins, et les 10 % restants des prestations en espèces. Ce sont des questions de surcotations, d'actes fictifs, que nous connaissons, que nous suivons, et qui évoluent d'ailleurs en permanence.

Les fraudes sont de mieux en mieux organisées et de plus en plus interrégionales, ce qui est parfois une difficulté car nos outils statistiques, nos bases de données nominatives, sont régionales et pas nationales. Face à de tels phénomènes de bandes organisées, l'enjeu devient de plus en plus important pour nous.

Nous constatons également l'utilisation d'outils internet ou de réseaux sociaux qui permettent de diffuser assez rapidement, et à bas bruit, des modes opératoires. Ce fut notamment le cas sur de faux arrêts de travail dont le mode opératoire s'est diffusé par Snapchat dans toute l'Île-de-France.

Nous sommes également confrontés au trafic de médicaments, donnant lieu à des recrutements par des donneurs d'ordres d'assurés qui sont rémunérés pour se faire délivrer par des médecins, qui peuvent être eux-mêmes dans une forme de complicité, des médicaments ou des produits qui sont ensuite sortis du pays et revendus ailleurs.

En dehors de ces enjeux, nous nous heurtons à deux difficultés. Premièrement, la tension constatée sur les ressources et les compétences médicales au sein de l'assurance maladie. Nous avons besoin de médecins conseil, et les postes vacants ne sont pas toujours pourvus en raison de la tension générale sur le nombre des médecins. Or la majeure partie de nos dossiers contentieux nécessite une expertise médicale. Deuxièmement, dans les cas de contentieux lourds qui font l'objet de plaintes pénales, les délais de traitement d'instruction et de jugement peuvent se révéler extrêmement longs.

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