COMMISSION D'ENQUÊTE RELATIVE A LA LUTTE CONTRE LES FRAUDES AUX PRESTATIONS SOCIALES
Mardi 16 juin 2020
La séance est ouverte à dix-sept heures trente-cinq
Présidence de M. Patrick Hetzel. Président
La commission d'enquête relative à la lutte contre les fraudes aux prestations sociales procède à l'audition de M. Nicolas Revel, directeur de la Caisse nationale de l'assurance maladie (CNAM), de M. Pierre Peix, directeur délégué aux opérations, de M. Marc Scholler, directeur comptable et financier, et de Mme Catherine Bismuth, directrice de l'audit, du contrôle contentieux et de la lutte contre la fraude.
Le rapporteur et moi-même avons reçu hier soir une réponse du GIE SESAM‑Vitale à notre courrier du 10 juin concernant le nombre de cartes Vitale en circulation. D'après ses fichiers, celui-ci s'élevait à 58,4 millions au 31 décembre 2019, un chiffre quasiment identique aux 58,3 millions annoncés par la directrice de la sécurité sociale (DSS), Mme Lignot-Leloup, lors de son audition du 11 février 2020 devant la commission d'enquête, contre 59,4 millions à la fin de 2018, d'après un communiqué de l'INSEE, la DSS et la CNAV-CNAM du 5 septembre 2019.
À nos deux autres requêtes sur le nombre de cartes Vitale réparties par année de naissance du titulaire et le nombre de cartes Vitale actives avec un NIR (numéro d'inscription au répertoire national d'identification) 99, le GIE n'a pas apporté de réponse, se déclarant dans l'incapacité de le faire. Nous le relancerons, considérant qu'il doit pouvoir disposer de ces informations, et qu'une commission d'enquête doit y avoir accès.
C'est donc avec un intérêt tout particulier que nous accueillons aujourd'hui les représentants de la Caisse nationale de l'assurance maladie (CNAM). Ils nous éclaireront sur le nombre de cartes Vitale en circulation, mais aussi sur l'ensemble des sujets de fraude auxquels la CNAM est confrontée, sur la typologie de ces fraudes et les publics concernés – assurés ou professionnels de santé –, sur les montants en jeu ainsi que sur les dispositifs de détection et de sanction que la CNAM met en œuvre.
Avant de vous céder la parole, je vous invite, conformément à l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, à prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
(M. Nicolas Revel, M. Pierre Peix, M. Marc Scholler et Mme Catherine Bismuth prêtent serment.)
Le message que je souhaite porter au nom de la Caisse nationale d'assurance maladie est que la lutte contre la fraude est prise très au sérieux par notre institution. Nous ne sommes ni dans le déni ni dans la naïveté : la fraude sociale existe. Elle est même inhérente à tout système de solidarité, a fortiori lorsque celui-ci brasse 200 milliards d'euros chaque année. Je considère, en outre, que lutter contre la fraude et, plus largement, payer à bon droit les prestations constitue non seulement une obligation juridique pour tout gestionnaire public, mais une forme d'obligation morale parce que ce qui est en jeu est aussi la légitimité et la robustesse d'un système de solidarité au regard de nos concitoyens.
Sommes-nous parfaits ? Détectons-nous l'intégralité de la fraude sociale ? Non, parce que, par définition, la fraude est mouvante, évolutive, que nos moyens sont limités et que la réalité, les formes et l'ampleur de la fraude apparaissent à mesure que nous la détectons. Nous y consacrons des ressources importantes, avec 1 650 collaborateurs à plein temps, dans un contexte de réduction de nos effectifs – de COG en COG (conventions d'objectifs et de gestion), ceux-ci se réduisent d'un peu plus de 10 % sur cinq ans.
Nous avons accompli des progrès considérables ces dernières années, se traduisant par un renforcement sensible du nombre de nos contrôles a priori et a posteriori, une amélioration de nos ciblages et une très forte augmentation de nos actions contentieuses ainsi que du montant des préjudices évités. Pour vous citer quelques chiffres : en 2019, 23 000 enquêtes ont abouti à l'identification d'un préjudice suivi d'une sanction ou d'une pénalité ; 8 800 actions contentieuses ont été engagées, contre 5 500 en 2014 ; 287 millions d'euros ont été détectés et stoppés, un montant en augmentation régulière depuis dix ans. S'y ajoutent plus de 200 millions d'euros d'indus ou de dépenses évitées par des contrôles a priori sur les paiements. Ce sont 13 millions de factures qui, chaque année, sont stoppées avant d'être payées dans nos systèmes de contrôle comptable et de détection des erreurs – qu'elles soient intentionnelles ou non intentionnelles, l'erreur non intentionnelle ne devant pas être confondue avec la fraude.
Il existe encore des marges de progrès. Nous travaillons sur la cartographie des risques afin de mieux cibler nos actions, ainsi que sur l'harmonisation des pratiques au sein du réseau, car les fraudeurs peuvent avoir un fonctionnement national. Nous renforçons nos contrôles a priori et la détection des signaux faibles – nous avons engagé des chantiers sur la dématérialisation des prescriptions et l'acquisition des droits en ligne au-delà des droits apportés par la carte Vitale. Un travail, très important pour nous, porte sur la meilleure description des actes médicaux dans les nomenclatures, car nombre de nos sujets de fraude sont liés à la facturation des actes médicaux et à l'interprétation qui est faite des règles en la matière. Nous déployons de nouveaux outils informatiques : prescription électronique, acquisition des droits en ligne et carte Vitale.
La situation, pour perfectible qu'elle soit, ne doit pas pour autant se prêter à des raccourcis ou à des analyses rapides, pour ne pas dire caricaturales, comme j'ai pu en lire dans les comptes rendus des auditions que vous avez tenues, par exemple sur la fraude potentielle et les cartes Vitale.
On entend souvent que la fraude sociale à l'assurance maladie serait massive, qu'elle serait le fait de millions d'assurés sans droits réels qui consommeraient des soins, et que nous n'en détecterions qu'une infime partie. Cela me paraît tout à fait exagéré, sinon infondé.
Cette allégation nécessite de répondre à une première question, qui avait été abordée notamment par le représentant de la Cour des comptes : comment évaluer la réalité de la fraude aux prestations d'assurance maladie ? Contrairement à d'autres branches, l'assurance maladie ne procède pas à une évaluation in abstracto de ce que serait la fraude potentielle aux prestations – c'est d'ailleurs un reproche que nous adresse la Cour des comptes –, parce que ce serait extrêmement compliqué.
Alors que les branches retraite ou famille ont des processus et prestations limités en nombre, l'assurance maladie offre une très large palette de prestations en espèces et surtout en nature, qui sont les remboursements de soins, et couvre une multitude d'acteurs de santé – établissements sanitaires publics, privés, médico-sociaux, professionnels de ville –, chacun suivant des règles particulières, des nomenclatures d'actes et de prestations spécifiques qui se déclinent en d'innombrables actes. La classification commune des actes médicaux (CCAM) des médecins comporte 6 000 actes, la nomenclature infirmière en compte plusieurs dizaines. Chaque acte a ses propres règles de facturation et ses propres indications médicales. Le 1,2 milliard de feuilles de soins délivrées chaque année se répartit entre des dizaines de milliers d'actes différents, obéissant chacun à des règles particulières.
Si nous voulions procéder à une évaluation scientifique prenant en compte la réalité de l'immense diversité que nous prenons en charge, il faudrait disposer d'échantillons quasi exhaustifs et, donc, déployer des moyens de contrôle considérables en termes d'outils et de protocoles d'investigation, chacun embarquant des sujets d'interprétation médicale quand une facturation paraît abusive au regard de la situation particulière d'un patient. C'est objectivement hors de portée en termes de moyens, si nous voulons le faire de manière scientifique sérieuse, exhaustive et actualisée.
Nous préférons donc consacrer les moyens dont nous disposons à la détection de la fraude là où elle est la plus probable, dans des champs que nous connaissons et sur lesquels nous concentrons nos forces. Nous privilégions une approche à partir d'une cartographie des risques de fraude partie de prestations et de professions de santé. À l'aide de ces cartographies, nous priorisons de manière rationnelle les moyens que nous engageons.
Quand bien même nous aurions les moyens d'effectuer une cartographie exhaustive, je ne suis pas persuadé que ce serait un investissement rationnel. L'important n'est pas tant de faire une photo à un instant t que de comprendre les mécanismes de la fraude, et ceux-là évoluent en permanence. Dans l'ensemble des champs de santé, à mesure que de nouveaux actes arrivent et que de nouvelles conventions entrent en vigueur, nous constatons des mécanismes qui parfois relèvent de l'optimisation, parfois procèdent d'un détournement ou d'un manquement à des règles de facturation.
Les évaluations sur le risque de fraude sociale sont assez rares dans la littérature. L'université de Portsmouth en a établi une, qui tient en une quinzaine de pages et qui a été reprise par le European Healthcare Fraud and Corruption Network (EHFCN ) : sur un échantillon d'une dizaine de pays dont les systèmes de santé, sans être exactement les mêmes, sont d'une maturité similaire – excepté l'un d'entre eux situé en Afrique –, elle mesure globalement la fraude sociale entre 3 % et 10 %. Le problème est que cette étude n'indique aucune source concernant les données retenues dans les différents pays – en tout cas, je n'en ai pas trouvé pour la France – et amalgame erreurs et fraudes. Or ces deux notions n'ont rien à voir. La fraude, qui peut présenter des niveaux de gravité différents, procède toujours d'une intention de contourner la règle ; l'erreur, non intentionnelle, peut être le fait d'un assuré, d'un professionnel de santé ou de nos propres équipes. Il importe vraiment de ne pas mélanger ces deux notions.
Je ne crois pas une seconde que la fraude à l'assurance maladie atteigne les 10 %, ni même la moitié. Sachant que les deux tiers de la dépense d'assurance maladie se concentrent sur les maladies chroniques, les pathologies lourdes et le grand âge, cela signifierait qu'un peu plus de 10 % des traitements pour cancer, diabète, des résidents en EHPAD nécessitant des soins ou des consultations médicales de médecins généralistes seraient frauduleux. Je ne vois pas comment cela pourrait correspondre à une réalité.
Je ne vois pas non plus comment ce taux de fraude qui se situerait entre 5 % et 10 % pourraient être reliés aux cartes Vitale. J'ai bien entendu un raisonnement selon lequel les 6 millions de cartes Vitale en trop, soit 10 % de la totalité des cartes, représenteraient les 10 % de fraude, mais ce n'est pas la bonne manière de poser le raisonnement. Je ne crois pas que le nombre de cartes Vitale en circulation excédant le nombre d'assurés puisse constituer un marqueur d'un phénomène fraudogène qui expliquerait ou constituerait le potentiel de fraude principal dans notre pays.
Le GIE SESAM‑Vitale vous en a communiqué le chiffre: 58,4 millions de cartes Vitale sont en circulation, pour un peu plus de 59 millions d'assurés de plus de seize ans. Il y a un peu moins de cartes Vitale que d'assurés, ce qui est parfaitement normal compte tenu des encours de fabrication des cartes pendant lesquels les personnes n'ont pas encore leur carte, et du fait que certaines ne la demandent pas.
Au 31 décembre dernier, le régime général géré par la CNAM comptait 45,1 millions d'assurés et 43,3 millions de cartes Vitale, soit 1,8 million de cartes en moins. Cette situation maîtrisée s'est construite au long cours, par des opérations régulières de suppression de cartes Vitale. En quinze ans, 44 millions de cartes ont été supprimées. Ce chiffre est d'autant plus élevé que le lancement de la carte Vitale, à la fin des années 90, avait donné lieu à des multi-attributions de carte. Le répertoire national interrégimes des bénéficiaires de l'assurance maladie (RNIAM) n'existait pas encore, et les différents régimes avaient procuré des cartes Vitale à des assurés qui étaient successivement salariés puis travailleurs indépendants, ou étudiants puis salariés. C'est ainsi que s'est constitué le stock de cartes Vitale à l'époque.
Par la suite, il a fallu procéder à un travail progressif de « nettoyage » des cartes surnuméraires, qui s'est poursuivi jusqu'à ces toutes dernières années. Ainsi, au début de l'année 2019, le régime général a procédé à l'inscription en opposition de 2,7 millions de cartes Vitale, pour beaucoup en raison des régimes que nous avons intégrés : RSI depuis le 1er janvier 2019, régime étudiant et mutuelles de fonctionnaires.
Ce travail de nettoyage du parc avait pris un léger retard dans les autres régimes qui, au début 2019, comptabilisaient plus de 2 millions de cartes Vitale non encore traitées, puis 609 000 en fin d'année. Sans vouloir stigmatiser tel ou tel régime, les trois principaux qui, aujourd'hui encore, ont probablement plus de cartes Vitale que d'assurés sont le régime des mines, la Mutuelle générale de la police et la Caisse des cultes. Cela étant, comme ce sont des régimes auxquels l'affiliation se fonde sur critère professionnel, la possibilité de délivrer une carte frauduleuse n'est pas évidente – il faut être policier pour être affilié à la Mutuelle générale de la police. Je vous rassure, le régime de l'Assemblée nationale compte 250 cartes Vitale surnuméraires, ce qui me paraît tout à fait raisonnable.
Pour évaluer le risque financier éventuel lié au surnombre de cartes, nous avons étudié, sur les dernières années, les tentatives de facturation de soins utilisant des cartes Vitale qui ont ensuite été mises en opposition, parce que considérées en fin de vie ou présumées abusives, frauduleuses, inutilisables ou inexistantes. En 2019, 330 000 feuilles de soins ont été concernées, soit 0,023 % des feuilles de soins électroniques (FSE). Pour plus des deux tiers, le règlement a été stoppé, et nous avons réglé, à hauteur de 4 millions d'euros, 100 000 de ces feuilles de soins adressées dans le cadre d'un tiers payant réalisé par un professionnel de santé, au titre de la garantie de paiement dès lors qu'une carte Vitale est utilisée.
Nous avons également étudié plus précisément, sur un échantillon de 11 000 rejets liés à une carte non valide, si l'assuré avait encore des droits ouverts légitimement auprès de notre organisme. C'était le cas de tous. En fait, ces cartes Vitale en surnombre sont principalement utilisées par des assurés qui déclarent avoir perdu leur carte Vitale, enclenchent leur renouvellement puis retrouvent la carte prétendument perdue. C'est au moment où cette carte Vitale sert à nouveau que nous procédons à sa mise en opposition immédiate. Je ne ferai donc pas de lien entre la résorption du stock des cartes Vitale surnuméraires et la réduction du déficit de l'assurance maladie – j'ai été surpris d'entendre une telle hypothèse dans la bouche de M. Prats ; je ne la pense pas robuste. Sachant, par ailleurs, quels sont les déterminants, assez lourds, de l'évolution des déficits de la sécurité sociale en termes de recettes et de dépenses, le sujet des cartes Vitale ne me paraît pas entrer en ligne de compte.
Dès lors, l'autre question est de savoir si nous comptons, parmi nos assurés affiliés, des personnes qui ne devraient pas l'être car ne répondant pas, ou plus, aux conditions d'affiliation. Depuis la loi de financement de la sécurité sociale établissant la protection universelle maladie (PUMA), la résidence stable et régulière en France est devenue le critère d'affiliation, d'ouverture et de maintien des droits. Nous avons mis en place une politique de contrôle lourde et systématique. En 2018, nous avons contrôlé la situation de 1,149 million d'assurés inscrits au régime général pour lesquels nous ne disposions pas d'informations récentes permettant de confirmer ce critère de résidence. Par échange d'informations avec les autres branches et l'administration fiscale, nous avons pu nous assurer que 820 000 d'entre eux étaient bien résidents sur le territoire national et pouvaient légitimement être pris en charge au titre des prestations de soins ; 323 000 ont fait l'objet de contrôles approfondis, à l'issue desquels nous avons procédé à la fermeture des droits pour un peu plus de 100 000 assurés, parce que nous n'avions pas de réponse permettant de considérer qu'ils respectaient les conditions de résidence, leur consommation de soins s'étant révélée nulle.
Si donc la fraude est un sujet réel, dans le domaine des dépenses de santé, sa réalité ne me paraît pas relever d'abord des assurés fantômes ou « zombies », et ce d'autant plus que la législation française est assez ouverte en ce qui concerne l'accès aux soins. Avec la PUMA, l'aide médicale d'État (AME) et les soins urgents, il n'est pas très compliqué d'être pris en charge au titre des prestations de soins en nature. Cela l'est plus pour les prestations en espèces, parce qu'il faut alors répondre à des conditions strictes.
Nos vrais enjeux, nous les connaissons ; ils sont très importants. Pour une part, ce sont des comportements frauduleux sur les prestations en espèces, telles les fausses déclarations d'arrêts de travail, ou des problèmes de respect des plafonds de ressources pour la couverture maladie universelle complémentaire (CMU-C). Depuis quatre ans, en vertu du droit de communication bancaire, nous vérifions sur les comptes bancaires des personnes qui sont à la CMU-C qu'elles respectent les conditions de ressources. Cette investigation très lourde et très longue a été menée pour près de 120 000 personnes.
Le gros de ce que nous qualifions de fraude, qui recouvre l'abus, la faute ou la fraude caractérisée, a trait aux facturations de prestations par les professionnels de santé, puisque 90 % de nos dépenses sont des prestations de soins, et les 10 % restants des prestations en espèces. Ce sont des questions de surcotations, d'actes fictifs, que nous connaissons, que nous suivons, et qui évoluent d'ailleurs en permanence.
Les fraudes sont de mieux en mieux organisées et de plus en plus interrégionales, ce qui est parfois une difficulté car nos outils statistiques, nos bases de données nominatives, sont régionales et pas nationales. Face à de tels phénomènes de bandes organisées, l'enjeu devient de plus en plus important pour nous.
Nous constatons également l'utilisation d'outils internet ou de réseaux sociaux qui permettent de diffuser assez rapidement, et à bas bruit, des modes opératoires. Ce fut notamment le cas sur de faux arrêts de travail dont le mode opératoire s'est diffusé par Snapchat dans toute l'Île-de-France.
Nous sommes également confrontés au trafic de médicaments, donnant lieu à des recrutements par des donneurs d'ordres d'assurés qui sont rémunérés pour se faire délivrer par des médecins, qui peuvent être eux-mêmes dans une forme de complicité, des médicaments ou des produits qui sont ensuite sortis du pays et revendus ailleurs.
En dehors de ces enjeux, nous nous heurtons à deux difficultés. Premièrement, la tension constatée sur les ressources et les compétences médicales au sein de l'assurance maladie. Nous avons besoin de médecins conseil, et les postes vacants ne sont pas toujours pourvus en raison de la tension générale sur le nombre des médecins. Or la majeure partie de nos dossiers contentieux nécessite une expertise médicale. Deuxièmement, dans les cas de contentieux lourds qui font l'objet de plaintes pénales, les délais de traitement d'instruction et de jugement peuvent se révéler extrêmement longs.
Cette commission d'enquête couvre le champ de la fraude tant aux prestations qu'aux cotisations. Elle n'a pas pour objectif de cibler ce qui serait une « fraude des pauvres » plus que la fraude fiscale, qui serait « la fraude des riches », l'une étant plus morale à poursuivre que l'autre. Il s'agit de contribuer à une meilleure connaissance d'un phénomène qui enfonce un coin dans la légitimité du système de solidarité et du pacte républicain qui unit nos concitoyens.
Hormis le chiffrage du niveau de la fraude sociale, qui paraît indispensable pour en finir avec les polémiques et les déclarations contradictoires, nous sommes surtout intéressés par les fraudes organisées, par les failles du système, qu'elles se trouvent en amont, dans le dispositif même de versement ou dans le contrôle, dans lesquelles s'engouffrent des escrocs pour organiser des ponctions sur les prestations sociales.
Pouvez-vous apporter des précisions sur la cartographie des risques dont vous avez parlé ? Je suppose qu'elle est nationale, mais disposez-vous également d'éléments de cartographie européenne des risques ? En matière de fraude documentaire, la direction centrale de la police aux frontières (DCPAF) est capable de citer une liste de pays plus à risque que d'autres, pour des raisons propres à chacun. Nous souhaiterions pouvoir corroborer ces données.
Votre caisse se concentre plutôt sur le champ des probables, dites-vous. J'en déduis que certains champs de prestation et de cotisations sont plus sujets à fraude que d'autres. Pourriez-vous développer ce point ?
La cartographie des risques doit être exhaustive. Pour l'ensemble des dépenses et des prestations, nous examinons chaque type de dépense et chacune des professions conventionnées pour lesquelles nous avons une facturation de soins. Ce travail consiste à s'interroger sur ce que peuvent être les mécanismes de fraude, que nous nuançons en les distinguant en trois grandes catégories.
La première est l'abus, qui peut prendre la forme de surprescriptions ou de surdélivrances d'actes – arrêts de travail, actions récurrentes relevant de nos dispositifs de lutte contre la fraude. La deuxième est la faute, détectée notamment par des contrôles sur la tarification à l'activité (T2A) dans les établissements hospitaliers, consistant à vérifier que les séjours hospitaliers ont été correctement codés. Nous engageons des actions contentieuses contre des établissements lorsque nous considérons que la codification du séjour a généré un indu. La troisième catégorie est la fraude, dont le cas type est l'acte fictif.
Ce travail a été mené sur deux ans afin d'actualiser notre cartographie des risques. On ne peut certes rien cacher à une commission d'enquête, mais il ne s'agirait pas de dévoiler des documents de travail internes qui sont très importants puisque c'est sur cette base que nous projetons nos futures actions. Celles-ci peuvent prendre la forme de programmes nationaux et de programmes loco-régionaux, car il peut y avoir des sujets propres à une région que l'on ne retrouve pas dans la France entière.
Nos programmes nationaux amènent chaque année des thématiques de contrôle nouvelles, qui procèdent de ce que nous considérons être une évolution des comportements ou des risques. Le volet local-régional peut tout à fait intégrer une telle action, mais nos organismes locaux procèdent également à des actions de contrôle au long cours. Certains sujets peuvent être liés à une méga-activité, qui déclenche automatiquement des actions d'investigation qu'il faut maintenir en routine pour être en permanence en capacité de réagir.
Ces programmes sont notre instrument clé. Le travail se nourrit d'une analyse des bases de données ainsi que des échanges avec les acteurs, car c'est en comprenant les modes de raisonnement dans les processus de facturation qu'il est possible d'identifier les risques. Certaines situations particulières potentiellement fraudogènes nous sont également remontées par différents canaux, à partir desquelles nous tirons un fil qui nous permet de mettre au jour un mécanisme ou une fraude réelle.
Nous ne disposons pas d'éléments qui permettraient de nous situer par rapport aux autres pays européens. Nous travaillons beaucoup avec les Belges, qui ont une dynamique et une structure proches et qui ont, comme nous, beaucoup investi dans la lutte contre la fraude. En toute honnêteté, je n'ai jamais rien lu de probant révélant des sujets particuliers à tel ou tel pays. Nous savons qu'il existe des escroqueries liées à la revente de médicaments en provenance de certains pays, mais nous n'avons pas de cartographie générique sur l'ensemble du champ de la fraude.
Ces cartographies nécessitent d'être actualisées régulièrement, parce que la situation évolue très rapidement. En 2018, nous avons traité deux gros secteurs : les établissements soumis à la T2A et la CMU-C. En 2019, nous nous sommes occupés des infirmiers, des transporteurs et des indemnités journalières. En 2020 et 2021, d'autres cartographies sont programmées.
L'objectif est de lister toutes les fraudes possibles et de juger de leur probabilité d'apparition. En fonction des évolutions, nous priorisons nos programmes nationaux, nos plans de contrôles annuels et nous orientons les axes sur lesquels le réseau doit travailler prioritairement.
Quelles sont les typologies de fraude les plus avérées, les plus récurrentes, les plus facilement détectables, et celles sur lesquelles des dispositifs de lutte, de recouvrement ou de non-versement d'indus sont les plus efficaces ?
Nous faisons bien la distinction entre programmes au long cours et programmes ponctuels. Les programmes au long cours se déclenchent quand les niveaux d'activité nous paraissent anormalement élevés. Nous regardons systématiquement les professionnels de santé dont les facturations comportent des parts de feuilles de soins électroniques (FSE) en « flux dégradés », c'est-à-dire établies sans la carte Vitale de l'assuré, ou de feuilles de soins papier anormalement élevées.
Sur la CMU-C, en 2015, nous avons mis en place un programme au long cours de droit de communication bancaire sur des dizaines de milliers de dossiers, que nous avons perfectionné, au gré des situations abusives rencontrées, par un travail sur la typologie, les facteurs et les caractéristiques permettant de dessiner un profil d'assuré susceptible de présenter un niveau de ressources réel supérieur aux plafonds connus. Les contrôles en matière de T2A relèvent également de ce type de programme classique au long cours.
Notre procédure comporte une phase extrêmement importante d'observation de ce qui se passe dans nos bases de données et dans le réseau de l'assurance maladie. Quand une fraude repérée en région révèle un mode opératoire, nous réalisons systématiquement une analyse au niveau national afin de vérifier si la même problématique se rencontre ailleurs. Dans l'affirmative, nous lançons un programme national visant à réguler cette fraude dans l'ensemble du territoire.
Dans cette phase d'observation, ce sont les atypies qui attirent notre attention, étant entendu qu'une seule ne suffit pas. Il faut qu'un ensemble de dossiers atypiques émerge pour engager des contrôles, loco-régionaux ou nationaux, en fonction de l'ampleur du phénomène. L'un des deux programmes que nous avons lancés à partir de fraudes repérées en région portait sur la dialyse rénale. Le balayage des bases de données nationales a permis de repérer la même typologie d'atypies, qui ont révélé des actes fictifs, dans d'autres régions, puis de lancer un programme national.
S'agissant de la carte Vitale, nous essayons de voir clair. Nous sommes bien d'accord qu'au 1er janvier 2020, le nombre de cartes Vitale actives en circulation était de 58,4 millions ?
Nous souhaiterions également que nous soit communiqué le nombre de cartes Vitale actives par année de naissance du titulaire. Il s'agit de pouvoir effectuer des comparaisons avec la base de données de l'INSEE. Je pense que la CNAM a l'habitude de travailler sur des données de ce type.
Nous aimerions également connaître le nombre de cartes Vitale actives en circulation avec un NIR 99, c'est‑à‑dire dont le titulaire est né à l'étranger, étant entendu que le sujet n'est pas de savoir si les personnes sont de nationalité française ou pas.
Nous n'avons pas ces données tous régimes confondus. Je ne gère que le régime général.
Nous solliciterons le GIE pour avoir les éléments sur tous les régimes. Bien sûr, nous vous interrogeons sur la partie du régime général.
Nous n'avons pas ce chiffre avec nous, ni celui relatif à l'année de naissance, mais nous pourrons les trouver, encore une fois, pour le régime général.
Le rapport Goulet‑Grandjean avait déjà établi la liste des régimes présentant plus particulièrement un surnombre de cartes. Nous ne partons pas de zéro.
Comment expliquez-vous le faible taux de recouvrement des indus, plus particulièrement en ce qui concerne les professionnels de santé ? S'explique-t-il par un rattrapage au niveau des versements ?
Le questionnaire que nous avons reçu faisait état d'un taux de recouvrement de 35 %. Ce taux est erroné, le dernier chiffre s'établit à 59 %.
Dans le traitement des indus en facturation classique, le taux de recouvrement peut atteindre 99 % parce que la capacité à recouvrer l'indu au fil des facturations successives, notamment quand le prestataire de santé fait du tiers-payant, est assez simple. S'agissant de sommes souvent modestes, la situation est régularisée facilement sur un remboursement à venir.
En revanche, dans le cadre des actions contentieuses, les sommes en jeu sont potentiellement considérables et les procédures peuvent s'inscrire sur de longues durées, car elles ont souvent un caractère pénal. Or notre taux de recouvrement se calcule sur quatre ans, et certaines affaires durent bien plus de cela. De plus, certaines sommes atteignant des dizaines, voire des centaines de milliers d'euros, concernent parfois des professionnels de santé qui ne sont pas forcément en capacité de nous les rembourser, et nous avons des difficultés à obtenir le remboursement que nous notifions.
Croyez bien que lorsqu'un organisme subit un très gros préjudice sur un dossier, son but est d'obtenir réparation. Seulement, le temps de la justice, parfois ralenti par les appels, nous échappe, et nous nous retrouvons parfois face à des personnes en faillite. Ce sont les deux principaux éléments qui expliquent que nous soyons à peine à 60 % de taux de recouvrement. Du reste, je ne pense pas que nous ayons calculé notre taux de recouvrement au long cours, plutôt que sur quatre ans.
Ce taux de 59 % correspond à celui sur lequel nous nous sommes engagés dans le cadre de la COG. Il est effectivement bien inférieur aux 99 % de recouvrement des indus classiques, en raison des conditions de récupération des indus frauduleux, qui sont plus rapides pour certains, notamment les indus T2A, et plus difficiles pour d'autres.
Vis-à-vis des professionnels de santé, en particulier, entre le moment où nous comptabilisons l'indu et celui où la créance est notifiée, il faut attendre la fin de la procédure pénale. Or celle-ci peut prendre beaucoup de temps. C'est ainsi qu'apparaissent parfois dans nos comptabilités des créances d'indus vis‑à‑vis de professionnels de santé pour lesquelles nous n'avons encore ni notifié ni mené d'actions de recouvrement. De plus, le risque d'insolvabilité du professionnel de santé, puisqu'il y a un arrêt d'activité, complique encore le recouvrement sur prestation a posteriori. C'est la raison pour laquelle la performance est moindre sur cette partie de notre indicateur de recouvrement d'indus frauduleux.
Pour ces raisons, il arrive que nous nous demandions s'il faut déposer une plainte au pénal. Parfois, il faut le faire parce que le sujet ne se borne pas à un simple problème de recouvrement mais requiert la sanction d'un comportement délictueux. Il n'est pas toujours de notre intérêt financier d'aller au pénal.
Dans votre propos liminaire, vous faisiez état d'une évolution à la hausse des actions contentieuses, alors même que vous venez de décrire les difficultés du recours pénal. Quelle stratégie de votre caisse traduit cette évolution à la hausse ?
Une action contentieuse n'est pas forcément pénale. Je ne connais pas le nombre précis d'actions pénales, mais elles ne représentent que quelques centaines sur les 8 800 actions engagées.
En 2019, sur 7 100 procédures de pénalité financière, 1 118 étaient des saisines pénales, 157 des saisines ordinales et 34 des saisines conventionnelles.
Un dispositif législatif et une commission des pénalités nous permettent de récupérer l'indu assorti de pénalités.
Nous nous interrogeons également sur vos échanges d'informations avec d'autres institutions publiques. À cet égard, pourquoi avez-vous abandonné le projet d'échange automatisé d'informations avec le ministère des affaires étrangères ?
Un sujet est ouvert en matière d'échange d'informations sur l'accès à l'aide médicale de l'État (AME). Nous sommes en train d'établir une interconnexion pour l'accès au dispositif VISABIO afin de mieux vérifier la durée de présence de la personne concernée sur le territoire national. Je n'ai pas connaissance d'abandon d'un partenariat sur un autre sujet.
Nous avons un échange de données avec le ministère des finances et la direction générale des finances publiques (DGFIP) concernant les personnes quittant le territoire et n'étant plus imposables sur le territoire français. Sous réserve de vérification, il me semble que l'échange avec le ministère des affaires étrangères visant à vérifier les personnes affiliées consulairement dans les pays étrangers était redondant, d'autant que les données arrivaient avec un décalage qui les rendait superfétatoires et difficiles à exploiter. Nous avons donc pris la décision de suspendre ce projet.
Le projet que nous avons porte sur le contrôle de la condition de résidence pour l'accès à l'AME. Je l'espère en bonne voie.
Dans le bilan que nous vous remettrons figure en annexe l'intégralité des échanges que nous développons dans le cadre de la lutte de la fraude avec nos partenaires, à la fois ce que nous recevons et ce que nous adressons.
Un rapport de la Cour de comptes préconise un ciblage par profession et la fixation d'une sorte de seuil d'alerte, considérant qu'il faut resserrer le dispositif pour certaines professions. Sans trahir de secret, pouvez-vous nous dire si vous travaillez dans cette direction ?
Un autre point d'étonnement pour nous était le taux de fraude mentionné comme systématiquent plus élevé dans certains départements que dans l'ensemble du territoire national. Partagez-vous ce constat ?
Le taux de fraude est une notion que nous ne manipulons pas globalement pour les raisons que je vous ai indiquées : il est impossible à caractériser compte tenu de l'immense diversité des situations et des actes de soins que nous sommes amenés à prendre en charge. Nous sommes bien évidemment attentifs à la suractivité dans certaines professions, qui peut révéler une mauvaise pratique professionnelle ou un acte fictif. C'est là qu'intervient l'usage nuancé des nomenclatures, qui attachent parfois une durée à un acte de façon à vérifier que les choses se font de la bonne manière. Nous savons aussi que dans des départements connaissant une surdensité médicale ou paramédicale, la tentation est grande, compte tenu de la difficulté économique pour les acteurs, de faire des séries d'actes défiant l'entendement. Hormis cette attention aux atypies de pratiques professionnelles, nous n'avons pas de déclenchement automatique qui viserait certains départements de manière générique, même si nous savons que la réalité peut se révéler plus aiguë dans certains départements du sud de la France, où la surdensité médicale est plus forte.
Reste qu'il faut toujours regarder les choses de plus près. On ne peut pas dire à un médecin généraliste qui donne cinquante consultations par jour que ce n'est pas normal. Certains professionnels travaillent énormément, ont une organisation de cabinet qui leur permet d'optimiser leur temps médical. D'ailleurs, en ce moment, nous les invitons plutôt à aller dans ce sens. Il ne faut donc pas tomber dans le piège de considérer que des médecins hyperactifs seraient forcément des fraudeurs.
Nous n'opposons jamais à un professionnel son nombre d'actes. Nous interrogeons plutôt les malades pour savoir s'ils ont été vus ou traités par lui. Cette première indication peut être le début d'une investigation possiblement extrêmement longue. Pour dénoncer l'acte fictif, il faut, en effet, avoir des témoignages assurés. C'est un travail au long cours.
Il ressort de nos auditions que les modes de fraude tendent à se sophistiquer à mesure que les actions sont menées. Comment les moyens financiers et humains que vous consacrez à la lutte contre la fraude ont-ils évolué au cours de la dernière décennie, compte tenu de votre convention d'objectifs et de gestion et de votre volonté de maîtriser vos coûts ?
Nous avons 1 650 collaborateurs qui se consacrent à la lutte contre la fraude. Je ne connais pas l'évolution de ce chiffre sur dix ans. Mon intuition est qu'il a progressé au moins durant la première partie de la décennie. À partir de 2004, la branche a connu une véritable montée en puissance de la lutte contre la fraude, qui s'est considérablement développée jusqu'en 2010. Depuis, malgré des rendus d'effectifs constants chaque année, nous avons réussi à stabiliser ces forces, comme celles que nous consacrons à la gestion du risque sur toutes les actions d'accompagnement et de maîtrise de la dépense de santé. C'est à l'évidence l'une de nos priorités. Dans toutes nos COG, par exemple, nous ne supprimons pas de postes de médecin conseil, qui constituent une ressource médicale rare et qui ne sont, malheureusement, pas tous pourvus. C'est un engagement sur lequel je serais surpris d'être démenti par une chronique sur une dizaine d'années.
Merci, madame, messieurs. Nous attendons vos réponses aux deux questions concernant le régime général.
Vous avez répondu au cours de cette audition à de nombreuses questions figurent dans le questionnaire qui vous avait été transmis, mais il en reste quelques-unes sur lesquelles des précisions nous seraient fort utiles.
La réunion se termine à dix-huit heures quinze
Membres présents ou excusés
Commission d'enquête relative à la lutte contre les fraudes aux prestations sociales
Réunion du mardi 16 juin 2020 à 17 heures
Présents. - M. Pascal Brindeau, M. Patrick Hetzel, M. Alain Ramadier
Excusés. - Mme Josette Manin, M. Thomas Mesnier