Intervention de Cécile Moral

Réunion du jeudi 18 juin 2020 à 15h00
Commission d'enquête relative à la lutte contre les fraudes aux prestations sociales

Cécile Moral, cheffe de la brigade de répression de la délinquance astucieuse (BRDA) :

La brigade de répression de la délinquance astucieuse est l'une des sept brigades de la sous-direction des affaires économiques et financières de la direction régionale de la police judiciaire de la préfecture de police de Paris. Nous comptons 49 effectifs, dont 41 enquêteurs à proprement parler, répartis en 6 groupes d'enquête, eux-mêmes répartis en deux sections : celle des enquêtes générales, qui compte quatre groupes, et celle des enquêtes spécialisées, qui en comprend deux, dont le groupe de répression des fraudes sociales.

Celui-ci a été créé au sein de la BRDA en 2008, face à la recrudescence des fraudes et des escroqueries commises en ce domaine. Configuré dès l'origine à neuf enquêteurs, il n'en compte actuellement que sept.

La BRDA est un service à compétence régionale et non nationale. Ses missions consistent principalement à lutter contre les escroqueries complexes ou commises en bandes organisées et à lutter contre les abus de confiance et les abus de faiblesse à fort préjudice ou présentant une certaine sensibilité au regard de la victime notamment. Nous traitons également des dossiers de faux et usage de faux, qui sont souvent des composantes des escroqueries. Nous traitons en moyenne 600 dossiers par an, pour environ 200 gardes à vue. Nous avons également la possibilité d'entendre des mis en cause en audition libre, pour un total de 450 mis en cause par an.

Nous sommes essentiellement saisis par la section financière du parquet de Paris, mais également par les parquets du Grand Paris : Créteil, Nanterre et Bobigny. En tant que service de police judiciaire, nous avons une vocation avant tout répressive. Toutefois, dans le domaine des escroqueries qui est par essence très vaste et sans cesse renouvelé – les escrocs ont toujours énormément d'imagination –, il nous arrive d'être sollicités par certains professionnels ou certaines associations afin de participer à des actions de prévention ou de partager notre expérience.

La fraude sociale est pénalement réprimée par l'article 313-1 du code pénal, qui vise l'escroquerie, mais aussi et surtout par l'article 313-2, qui vise l'escroquerie aggravée, c'est-à-dire lorsqu'elle est commise au préjudice d'un organisme de protection sociale ou d'un organisme chargé d'une mission de service public. Dans nos dossiers de fraude aux prestations sociales, nous visons également le faux et l'usage de faux puisque les auteurs de ces fraudes usent très souvent, voire de manière permanente, de fausses attestations, par exemple, de CMU (couverture maladie universelle), ou d'attestations de CMU falsifiées, de cartes vitales volées… Nous pouvons également relever dans ces dossiers des recels d'escroquerie, du blanchiment, de l'exercice illégal de certaines professions réglementées, ou encore de l'abus de confiance.

Notre travail, évidemment, ne se fait pas de manière solitaire ; nous nous articulons avec les autres acteurs de la lutte contre la fraude sociale. En premier lieu, nous avons des contacts permanents avec les parquets et les magistrats qui nous saisissent. Nous ne travaillons pas d'initiative dans le domaine de la répression des fraudes sociales. Nous sommes saisis par les parquets ou par les magistrats sur commission rogatoire. Nos autres interlocuteurs les plus importants sont les organismes plaignants : les caisses primaires d'assurances maladie (CPAM), les caisses d'allocations familiales (CAF), la Caisse nationale d'assurance vieillesse (CNAV), Pôle emploi, les hôpitaux et les mutuelles.

Avec ces organismes plaignants, notre objectif est d'obtenir le maximum d'éléments leur ayant permis de détecter la fraude afin de pouvoir déterminer un mode opératoire, et d'évaluer le montant des prestations indues. Nous réévaluons ce montant dont nous sommes saisis dans les plaintes, parfois à la hausse et parfois à la baisse selon le cours de l'enquête. Cette évaluation est permanente jusqu'à la transmission du dossier aux autorités judiciaires.

Les CPAM sont nos principaux « pourvoyeurs » de plaintes : la fraude est massive à leur niveau. Nous leur communiquons nos besoins en termes d'enquête. Elles ont chacune leur propre service d'enquête, qui mène quelques auditions d'échantillonnage de certains patients dès lors qu'il relève ou détecte une fraude potentielle et qui monte son dossier. Chacun le fait un peu à sa façon. Il n'est donc pas toujours très évident de pouvoir exploiter tous les éléments. Nous nous sommes déjà déplacés auprès de la CNAM (Caisse nationale de l'assurance maladie) pour essayer d'harmoniser les modes opératoires, et de faciliter le travail de tout le monde. Le but évidemment est d'être efficace et de ne pas perdre de temps.

La BRDA participe également, aux côtés du directeur régional de la police judiciaire, au comité opérationnel départemental anti-fraude de l'agglomération parisienne, le CODAF 75, créé en 2010 sous la co-présidence du procureur de Paris et du préfet de police. D'autres brigades ou services peuvent être amenés à relever la fraude sociale et à la réprimer. Au sein même de la direction régionale de la police judiciaire (DRPJ) de Paris, la brigade de répression de la délinquance à la personne (BRDP) traite des dossiers de travail dissimulé qui conduisent à des escroqueries au préjudice de l'URSAFF. Cette brigade traite également des dossiers d'exercice illégal de professions réglementées, par exemple celles de médecin ou d'infirmier. Au sein de la direction de la sécurité de proximité de l'agglomération parisienne (DSPAP), une sous-direction de la lutte contre l'immigration irrégulière démantèle des filières de travailleurs non déclarés. Elle se concentre exclusivement sur les étrangers en situation irrégulière et sur leur travail dissimulé. Les commissariats peuvent aussi relever de la fraude sociale, certes à un moindre niveau de préjudice que nous, mais dans beaucoup d'enquêtes, dès lors qu'on balaie au cours des auditions le patrimoine et les allocations perçues par des mis en cause, on peut relever de la fraude.

Récemment, la BRDA, au détour d'un dossier assez important toujours en cours – je n'entrerai donc pas trop dans les détails –, a démarré une collaboration en co-saisine avec l'office central de lutte contre les atteintes à l'environnement et à la santé publique (OCLAESP). Dans une affaire complexe d'escroquerie en bande organisée, elle porte sur des obtentions frauduleuses de médicaments très onéreux – des anticancéreux principalement – destinés au trafic et à l'export. L'OCLAESP est chargé du volet trafic international de médicaments, tandis que nous nous concentrons sur la fraude aux organismes sociaux d'État.

Les moyens dont nous disposons, je l'ai dit, se composent de sept enquêteurs qui se consacrent à plein temps à cette lutte et traitent exclusivement des fraudes sociales. Évidemment, si nous étions plus nombreux, les dossiers avanceraient plus vite.

Permettez-moi de dresser un rapide bilan des affaires sur les trois dernières années, afin de vous donner un ordre de grandeur : nous avons été saisis de 35 dossiers en 2019 contre 53 en 2017, mais nos dossiers sont de plus en plus étendus et denses, parce que les magistrats veulent réprimer à un plus haut niveau. Aussi un grand nombre de dossiers sont joints à une même affaire. Le préjudice que nous avons établi après enquêtes était l'an dernier de 3 373 129 euros, pour une saisie d'avoirs criminels de près de 400 000 euros. Les résultats varient en fonction des saisines. Il y a deux ans, le préjudice était beaucoup plus important : 7 729 000 euros après enquêtes et 3 631 700 euros de saisies.

Nous avons certes un peu moins de dossiers, mais ils deviennent de plus en plus techniques, de plus en plus denses, et représentent des préjudices de plus en plus significatifs : en moyenne de près de 100 000 euros, avec d'importants écarts en fonction des dossiers.

Ces dossiers sont très chronophages pour les enquêteurs. Ils demandent de nombreuses constatations souvent très techniques pour décrypter des codifications et des facturations d'actes médicaux. Il faut procéder à beaucoup d'auditions de patients pour bien étayer la fraude.

Les organismes sociaux sont tous touchés par la fraude. Cependant, 70 % de nos saisines concernent des fraudes au préjudice des CPAM. On peut y associer les fraudes au préjudice des mutuelles, notamment dans le domaine de l'optique et des appareils auditifs. Depuis l'instauration d'une complémentaire santé obligatoire pour tous les assurés dans le secteur privé, légiférer pour déterminer que les mutuelles poursuivent une mission de service public nous permettrait de qualifier les infractions d'escroqueries aggravées et non plus simples. Les autres organismes victimes de fraude sont les CAF pour tous les types d'allocations qu'elles versent, dont le RSA (revenu de solidarité active), la CNAV et Pôle emploi.

Si l'on dresse une typologie des fraudes et des mécanismes de fraude, on peut d'abord distinguer les escroqueries à l'assurance maladie. Parmi celles qui sont le fait de professionnels de santé, les pharmaciens fraudeurs usent de la facturation fictive ou de la surfacturation à la CPAM de médicaments particulièrement coûteux destinés à traiter le sida et des cancers. Les patients étant souvent couverts à 100 %, le pharmacien utilise leur carte Vitale à leur insu d'autant que, fragiles, ils sont moins vigilants quant aux actes qui leur sont remboursés. Le pharmacien, au cours de la télétransmission, augmente artificiellement le volume des médicaments facturés, évidemment sans les délivrer au patient. Autre fraude : la facturation de faux renouvellements d'ordonnance ou de produits non conformes à la prescription.

Plusieurs dossiers concernent des infirmiers libéraux, des kinésithérapeutes, des orthoptistes, qui surfacturent ou facturent fictivement des actes, de même que des ambulanciers, qui peuvent en outre ne pas disposer des diplômes nécessaires à l'exercice de l'activité ou des agréments pour les véhicules adaptés.

La difficulté, dans ces enquêtes, tient à l'extrême complexité de la codification des actes médicaux et à la fiabilité des déclarations des patients, qui souvent sont des personnes âgées ou malades et ne peuvent pas toujours distinguer les actes qu'ils ont pu recevoir. Or, nous avons besoin d'être précis pour retenir une escroquerie et disposer des éléments constitutifs.

Les escroqueries réalisées par les assurés, aussi appelées « nomadisme médical », passent notamment par la délivrance de médicaments soit pour une consommation abusive, soit pour alimenter des trafics. Le fraudeur peut être l'assuré lui-même qui utilise abusivement sa carte Vitale, l'AME (aide médicale d'État), la CMU ou la CMU complémentaire (CMU-C), mais il s'agit très souvent d'individus qui utilisent des cartes volées ou perdues, ou qui falsifient des attestations d'affiliation. Pour leur usage personnel, mais aussi et souvent pour alimenter des trafics locaux, voire internationaux, les fraudeurs consultent plusieurs médecins afin de se faire prescrire plusieurs fois les mêmes médicaments en simulant les mêmes symptômes ; ils utilisent aussi dans différentes pharmacies de fausses ordonnances, des photocopies, des falsifications parfois grossières, voire des ordonnances vierges volées dans les hôpitaux et chez les médecins.

Les médicaments visés par ces trafics sont, historiquement et le plus souvent, liés à la toxicomanie : Subutex, Skenan, médicaments codéinés… Mais on constate également une recrudescence du trafic de médicaments extrêmement coûteux, principalement des anticancéreux et des médicaments utilisés dans le traitement des hépatites.

Les assurés commettent aussi des fraudes aux indemnités journalières : arrêts de travail de complaisance, ou encore trafics d'arrêts de travail, notamment via les réseaux sociaux. Les obtenir est facile pour le fraudeur et les enquêteurs ont du mal à lutter contre ces pratiques sur internet. Notre brigade qui traque les escroqueries sur internet est cependant remontée à un ou deux individus qui vendaient de faux arrêts de travail sur le Net.

Les escroqueries aux allocations familiales concernent toutes les prestations versées par les CAF : allocations logement, adulte handicapé, de rentrée scolaire, familiales… Le RSA est aussi concerné : le fraudeur produit de faux documents – certificats de scolarité, quittances de loyer, attestations d'hébergement, factures d'électricité – pour obtenir le versement de la prestation. Quelques dossiers concernent également des employés de la CAF, qui falsifient des dossiers d'allocataires pour obtenir le versement de prestations, généralement en ouvrant des comptes parfaitement en règle au nom de connaissances complices à qui ils rétrocèdent une partie de leur bénéfice, ou de connaissances dont ils ont usurpé l'identité.

La Caisse nationale d'assurance vieillesse est également victime de quelques escroqueries, notamment la production de fausses attestations d'existence afin que la retraite d'un assuré décédé continue à être versée. Cela se produit surtout lorsque le cotisant ne réside pas sur le territoire national. La somme est récupérée par le conjoint survivant ou par une personne ayant procuration sur les comptes de la personne décédée. Une autre fraude consiste à déclarer simultanément plusieurs employeurs avec des rémunérations très élevées. L'escroquerie porte alors sur des droits perçus des années plus tard.

Les escroqueries aux mutuelles concernent principalement les magasins d'optique et d'équipements auditifs qui facturent aux mutuelles des équipements sur la base de fausses ordonnances – volées, scannées ou falsifiées. Quelques dossiers montrent la complicité d'un médecin. Lorsque ces escroqueries aux mutuelles se font sans la complicité de l'assuré, il peut advenir qu'un opticien prenne la copie de votre carte de mutuelle au motif d'établir un devis, puis, sans même que l'assuré passe commande, l'opticien facture en tiers payant à la mutuelle des prestations non délivrées et le remboursement intervient sur le compte de l'opticien. L'assuré ne découvre la fraude que s'il examine attentivement ses décomptes de mutuelle. Dans le cas où l'assuré est complice, la fraude peut consister en un partage du forfait optique annuel sans prestation effective. Nous rencontrons aussi des cas où est facturé un équipement différent de celui qui a été acheté, par exemple des lunettes de soleil non remboursables. L'opticien peut également majorer les prix en fonction de la couverture mutuelle de l'assuré, ou facturer à l'ensemble des ayants droit de la famille un équipement onéreux dépassant le forfait de prise en charge de l'assuré afin d'obtenir de la mutuelle un remboursement très élevé.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Cette législature étant désormais achevée, les commentaires sont désactivés.
Vous pouvez commenter les travaux des nouveaux députés sur le NosDéputés.fr de la législature en cours.