Commission d'enquête relative à la lutte contre les fraudes aux prestations sociales

Réunion du jeudi 18 juin 2020 à 15h00

Résumé de la réunion

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La réunion

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COMMISSION D'ENQUÊTE RELATIVE A LA LUTTE CONTRE LES FRAUDES AUX PRESTATIONS SOCIALES

Jeudi 18 juin 2020

La séance est ouverte à quinze heures dix.

Présidence de M. Patrick Hetzel. Président

La commission d'enquête relative à la lutte contre les fraudes aux prestations sociales procède à l'audition de Mme Cécile Moral, cheffe de la brigade de répression de la délinquance astucieuse (BRDA), et de M. Laurent Cossenet, chef de section.

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Nous poursuivons les travaux notre commission d'enquête par l'audition de Mme Cécile Moral, cheffe de la brigade de répression de la délinquance astucieuse (BRDA), et M. Laurent Cossenet, chef de section. Madame, monsieur, nous serons heureux que vous nous présentiez votre brigade, laquelle est une composante de la sous-direction des affaires économiques et financières de la police judiciaire. Vous nous direz quel est le périmètre de votre action et quelle place y tient la lutte contre la fraude aux prestations sociales. Nous serons également intéressés de vous entendre sur la typologie des fraudes dont vous assurez la répression, sur les profils des fraudeurs, les méthodes que vous mettez en œuvre et la coordination de votre action avec les différents organismes versant des prestations sociales.

Je vous rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose à toute personne auditionnée par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

Mme Cécile Moral et M. Laurent Cossenet prêtent successivement serment.

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Cécile Moral, cheffe de la brigade de répression de la délinquance astucieuse (BRDA)

La brigade de répression de la délinquance astucieuse est l'une des sept brigades de la sous-direction des affaires économiques et financières de la direction régionale de la police judiciaire de la préfecture de police de Paris. Nous comptons 49 effectifs, dont 41 enquêteurs à proprement parler, répartis en 6 groupes d'enquête, eux-mêmes répartis en deux sections : celle des enquêtes générales, qui compte quatre groupes, et celle des enquêtes spécialisées, qui en comprend deux, dont le groupe de répression des fraudes sociales.

Celui-ci a été créé au sein de la BRDA en 2008, face à la recrudescence des fraudes et des escroqueries commises en ce domaine. Configuré dès l'origine à neuf enquêteurs, il n'en compte actuellement que sept.

La BRDA est un service à compétence régionale et non nationale. Ses missions consistent principalement à lutter contre les escroqueries complexes ou commises en bandes organisées et à lutter contre les abus de confiance et les abus de faiblesse à fort préjudice ou présentant une certaine sensibilité au regard de la victime notamment. Nous traitons également des dossiers de faux et usage de faux, qui sont souvent des composantes des escroqueries. Nous traitons en moyenne 600 dossiers par an, pour environ 200 gardes à vue. Nous avons également la possibilité d'entendre des mis en cause en audition libre, pour un total de 450 mis en cause par an.

Nous sommes essentiellement saisis par la section financière du parquet de Paris, mais également par les parquets du Grand Paris : Créteil, Nanterre et Bobigny. En tant que service de police judiciaire, nous avons une vocation avant tout répressive. Toutefois, dans le domaine des escroqueries qui est par essence très vaste et sans cesse renouvelé – les escrocs ont toujours énormément d'imagination –, il nous arrive d'être sollicités par certains professionnels ou certaines associations afin de participer à des actions de prévention ou de partager notre expérience.

La fraude sociale est pénalement réprimée par l'article 313-1 du code pénal, qui vise l'escroquerie, mais aussi et surtout par l'article 313-2, qui vise l'escroquerie aggravée, c'est-à-dire lorsqu'elle est commise au préjudice d'un organisme de protection sociale ou d'un organisme chargé d'une mission de service public. Dans nos dossiers de fraude aux prestations sociales, nous visons également le faux et l'usage de faux puisque les auteurs de ces fraudes usent très souvent, voire de manière permanente, de fausses attestations, par exemple, de CMU (couverture maladie universelle), ou d'attestations de CMU falsifiées, de cartes vitales volées… Nous pouvons également relever dans ces dossiers des recels d'escroquerie, du blanchiment, de l'exercice illégal de certaines professions réglementées, ou encore de l'abus de confiance.

Notre travail, évidemment, ne se fait pas de manière solitaire ; nous nous articulons avec les autres acteurs de la lutte contre la fraude sociale. En premier lieu, nous avons des contacts permanents avec les parquets et les magistrats qui nous saisissent. Nous ne travaillons pas d'initiative dans le domaine de la répression des fraudes sociales. Nous sommes saisis par les parquets ou par les magistrats sur commission rogatoire. Nos autres interlocuteurs les plus importants sont les organismes plaignants : les caisses primaires d'assurances maladie (CPAM), les caisses d'allocations familiales (CAF), la Caisse nationale d'assurance vieillesse (CNAV), Pôle emploi, les hôpitaux et les mutuelles.

Avec ces organismes plaignants, notre objectif est d'obtenir le maximum d'éléments leur ayant permis de détecter la fraude afin de pouvoir déterminer un mode opératoire, et d'évaluer le montant des prestations indues. Nous réévaluons ce montant dont nous sommes saisis dans les plaintes, parfois à la hausse et parfois à la baisse selon le cours de l'enquête. Cette évaluation est permanente jusqu'à la transmission du dossier aux autorités judiciaires.

Les CPAM sont nos principaux « pourvoyeurs » de plaintes : la fraude est massive à leur niveau. Nous leur communiquons nos besoins en termes d'enquête. Elles ont chacune leur propre service d'enquête, qui mène quelques auditions d'échantillonnage de certains patients dès lors qu'il relève ou détecte une fraude potentielle et qui monte son dossier. Chacun le fait un peu à sa façon. Il n'est donc pas toujours très évident de pouvoir exploiter tous les éléments. Nous nous sommes déjà déplacés auprès de la CNAM (Caisse nationale de l'assurance maladie) pour essayer d'harmoniser les modes opératoires, et de faciliter le travail de tout le monde. Le but évidemment est d'être efficace et de ne pas perdre de temps.

La BRDA participe également, aux côtés du directeur régional de la police judiciaire, au comité opérationnel départemental anti-fraude de l'agglomération parisienne, le CODAF 75, créé en 2010 sous la co-présidence du procureur de Paris et du préfet de police. D'autres brigades ou services peuvent être amenés à relever la fraude sociale et à la réprimer. Au sein même de la direction régionale de la police judiciaire (DRPJ) de Paris, la brigade de répression de la délinquance à la personne (BRDP) traite des dossiers de travail dissimulé qui conduisent à des escroqueries au préjudice de l'URSAFF. Cette brigade traite également des dossiers d'exercice illégal de professions réglementées, par exemple celles de médecin ou d'infirmier. Au sein de la direction de la sécurité de proximité de l'agglomération parisienne (DSPAP), une sous-direction de la lutte contre l'immigration irrégulière démantèle des filières de travailleurs non déclarés. Elle se concentre exclusivement sur les étrangers en situation irrégulière et sur leur travail dissimulé. Les commissariats peuvent aussi relever de la fraude sociale, certes à un moindre niveau de préjudice que nous, mais dans beaucoup d'enquêtes, dès lors qu'on balaie au cours des auditions le patrimoine et les allocations perçues par des mis en cause, on peut relever de la fraude.

Récemment, la BRDA, au détour d'un dossier assez important toujours en cours – je n'entrerai donc pas trop dans les détails –, a démarré une collaboration en co-saisine avec l'office central de lutte contre les atteintes à l'environnement et à la santé publique (OCLAESP). Dans une affaire complexe d'escroquerie en bande organisée, elle porte sur des obtentions frauduleuses de médicaments très onéreux – des anticancéreux principalement – destinés au trafic et à l'export. L'OCLAESP est chargé du volet trafic international de médicaments, tandis que nous nous concentrons sur la fraude aux organismes sociaux d'État.

Les moyens dont nous disposons, je l'ai dit, se composent de sept enquêteurs qui se consacrent à plein temps à cette lutte et traitent exclusivement des fraudes sociales. Évidemment, si nous étions plus nombreux, les dossiers avanceraient plus vite.

Permettez-moi de dresser un rapide bilan des affaires sur les trois dernières années, afin de vous donner un ordre de grandeur : nous avons été saisis de 35 dossiers en 2019 contre 53 en 2017, mais nos dossiers sont de plus en plus étendus et denses, parce que les magistrats veulent réprimer à un plus haut niveau. Aussi un grand nombre de dossiers sont joints à une même affaire. Le préjudice que nous avons établi après enquêtes était l'an dernier de 3 373 129 euros, pour une saisie d'avoirs criminels de près de 400 000 euros. Les résultats varient en fonction des saisines. Il y a deux ans, le préjudice était beaucoup plus important : 7 729 000 euros après enquêtes et 3 631 700 euros de saisies.

Nous avons certes un peu moins de dossiers, mais ils deviennent de plus en plus techniques, de plus en plus denses, et représentent des préjudices de plus en plus significatifs : en moyenne de près de 100 000 euros, avec d'importants écarts en fonction des dossiers.

Ces dossiers sont très chronophages pour les enquêteurs. Ils demandent de nombreuses constatations souvent très techniques pour décrypter des codifications et des facturations d'actes médicaux. Il faut procéder à beaucoup d'auditions de patients pour bien étayer la fraude.

Les organismes sociaux sont tous touchés par la fraude. Cependant, 70 % de nos saisines concernent des fraudes au préjudice des CPAM. On peut y associer les fraudes au préjudice des mutuelles, notamment dans le domaine de l'optique et des appareils auditifs. Depuis l'instauration d'une complémentaire santé obligatoire pour tous les assurés dans le secteur privé, légiférer pour déterminer que les mutuelles poursuivent une mission de service public nous permettrait de qualifier les infractions d'escroqueries aggravées et non plus simples. Les autres organismes victimes de fraude sont les CAF pour tous les types d'allocations qu'elles versent, dont le RSA (revenu de solidarité active), la CNAV et Pôle emploi.

Si l'on dresse une typologie des fraudes et des mécanismes de fraude, on peut d'abord distinguer les escroqueries à l'assurance maladie. Parmi celles qui sont le fait de professionnels de santé, les pharmaciens fraudeurs usent de la facturation fictive ou de la surfacturation à la CPAM de médicaments particulièrement coûteux destinés à traiter le sida et des cancers. Les patients étant souvent couverts à 100 %, le pharmacien utilise leur carte Vitale à leur insu d'autant que, fragiles, ils sont moins vigilants quant aux actes qui leur sont remboursés. Le pharmacien, au cours de la télétransmission, augmente artificiellement le volume des médicaments facturés, évidemment sans les délivrer au patient. Autre fraude : la facturation de faux renouvellements d'ordonnance ou de produits non conformes à la prescription.

Plusieurs dossiers concernent des infirmiers libéraux, des kinésithérapeutes, des orthoptistes, qui surfacturent ou facturent fictivement des actes, de même que des ambulanciers, qui peuvent en outre ne pas disposer des diplômes nécessaires à l'exercice de l'activité ou des agréments pour les véhicules adaptés.

La difficulté, dans ces enquêtes, tient à l'extrême complexité de la codification des actes médicaux et à la fiabilité des déclarations des patients, qui souvent sont des personnes âgées ou malades et ne peuvent pas toujours distinguer les actes qu'ils ont pu recevoir. Or, nous avons besoin d'être précis pour retenir une escroquerie et disposer des éléments constitutifs.

Les escroqueries réalisées par les assurés, aussi appelées « nomadisme médical », passent notamment par la délivrance de médicaments soit pour une consommation abusive, soit pour alimenter des trafics. Le fraudeur peut être l'assuré lui-même qui utilise abusivement sa carte Vitale, l'AME (aide médicale d'État), la CMU ou la CMU complémentaire (CMU-C), mais il s'agit très souvent d'individus qui utilisent des cartes volées ou perdues, ou qui falsifient des attestations d'affiliation. Pour leur usage personnel, mais aussi et souvent pour alimenter des trafics locaux, voire internationaux, les fraudeurs consultent plusieurs médecins afin de se faire prescrire plusieurs fois les mêmes médicaments en simulant les mêmes symptômes ; ils utilisent aussi dans différentes pharmacies de fausses ordonnances, des photocopies, des falsifications parfois grossières, voire des ordonnances vierges volées dans les hôpitaux et chez les médecins.

Les médicaments visés par ces trafics sont, historiquement et le plus souvent, liés à la toxicomanie : Subutex, Skenan, médicaments codéinés… Mais on constate également une recrudescence du trafic de médicaments extrêmement coûteux, principalement des anticancéreux et des médicaments utilisés dans le traitement des hépatites.

Les assurés commettent aussi des fraudes aux indemnités journalières : arrêts de travail de complaisance, ou encore trafics d'arrêts de travail, notamment via les réseaux sociaux. Les obtenir est facile pour le fraudeur et les enquêteurs ont du mal à lutter contre ces pratiques sur internet. Notre brigade qui traque les escroqueries sur internet est cependant remontée à un ou deux individus qui vendaient de faux arrêts de travail sur le Net.

Les escroqueries aux allocations familiales concernent toutes les prestations versées par les CAF : allocations logement, adulte handicapé, de rentrée scolaire, familiales… Le RSA est aussi concerné : le fraudeur produit de faux documents – certificats de scolarité, quittances de loyer, attestations d'hébergement, factures d'électricité – pour obtenir le versement de la prestation. Quelques dossiers concernent également des employés de la CAF, qui falsifient des dossiers d'allocataires pour obtenir le versement de prestations, généralement en ouvrant des comptes parfaitement en règle au nom de connaissances complices à qui ils rétrocèdent une partie de leur bénéfice, ou de connaissances dont ils ont usurpé l'identité.

La Caisse nationale d'assurance vieillesse est également victime de quelques escroqueries, notamment la production de fausses attestations d'existence afin que la retraite d'un assuré décédé continue à être versée. Cela se produit surtout lorsque le cotisant ne réside pas sur le territoire national. La somme est récupérée par le conjoint survivant ou par une personne ayant procuration sur les comptes de la personne décédée. Une autre fraude consiste à déclarer simultanément plusieurs employeurs avec des rémunérations très élevées. L'escroquerie porte alors sur des droits perçus des années plus tard.

Les escroqueries aux mutuelles concernent principalement les magasins d'optique et d'équipements auditifs qui facturent aux mutuelles des équipements sur la base de fausses ordonnances – volées, scannées ou falsifiées. Quelques dossiers montrent la complicité d'un médecin. Lorsque ces escroqueries aux mutuelles se font sans la complicité de l'assuré, il peut advenir qu'un opticien prenne la copie de votre carte de mutuelle au motif d'établir un devis, puis, sans même que l'assuré passe commande, l'opticien facture en tiers payant à la mutuelle des prestations non délivrées et le remboursement intervient sur le compte de l'opticien. L'assuré ne découvre la fraude que s'il examine attentivement ses décomptes de mutuelle. Dans le cas où l'assuré est complice, la fraude peut consister en un partage du forfait optique annuel sans prestation effective. Nous rencontrons aussi des cas où est facturé un équipement différent de celui qui a été acheté, par exemple des lunettes de soleil non remboursables. L'opticien peut également majorer les prix en fonction de la couverture mutuelle de l'assuré, ou facturer à l'ensemble des ayants droit de la famille un équipement onéreux dépassant le forfait de prise en charge de l'assuré afin d'obtenir de la mutuelle un remboursement très élevé.

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Merci pour cette présentation très concrète du travail réalisé par votre brigade, qui nous a donné des exemples des fraudes et des d'organisations frauduleuses qui en sont à l'origine. Le périmètre de notre commission d'enquête est bien celui de la fraude à la fois aux cotisations et aux prestations sociales. Nous avons d'abord pour objectif d'objectiver un certain nombre de chiffres issus de rapports de missions parlementaires précédentes, qui font parfois polémique et qui diffèrent souvent selon que l'on interroge les organismes de prestations sociales, la direction centrale de la police aux frontières ou des magistrats. L'un de nos objectifs est de mettre fin à ces polémiques en ayant, si ce n'est des chiffres précis, du moins une vision assez précise de ce que représente la fraude sociale dans notre pays.

Votre compétence est régionale et non nationale puisque vous intervenez dans le ressort des tribunaux d'Île-de-France. Nous pouvons donc rapporter votre activité au volume des prestations versées dans cette région et disposer de la sorte d'éléments d'objectivation très intéressants.

La fraude dont vous avez à connaître se fait essentiellement au préjudice de la caisse primaire d'assurance maladie et est liée aux prestations qu'elle délivre, même si vous connaissez d'autres fraudes. Vous en avez décrit les mécanismes, qu'elle soit le fait des professionnels de santé ou des assurés. Comment percevez-vous l'évolution de ce type de fraudes depuis quelques années ? Lorsque vous dites que les dossiers sont de plus en plus denses, voulez-vous dire que les fraudes deviennent de plus en plus complexes et organisées ? Quelle part y prennent des bandes organisées, pour lesquelles la captation indue de prestations, donc d'argent public, peut alimenter des réseaux financiers alimentant d'autres activités criminelles. L'avez-vous déjà constaté ?

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Cécile Moral, cheffe de la brigade de répression de la délinquance astucieuse (BRDA)

Lorsque ce groupe a été créé, son activité a d'abord porté sur beaucoup de dossiers de nomadisme médical : un individu se présentait dans une pharmacie avec des attestations falsifiées pour se faire délivrer des médicaments pas forcément très onéreux qui alimentaient de petits trafics très locaux, voire sa seule consommation personnelle. Les préjudices étaient donc assez faibles, mais le nombre des dossiers a saturé notre brigade et ceux-ci sont maintenant traités par les commissariats. Nous avons ainsi rehaussé notre niveau de saisine pour nous concentrer sur des dossiers à préjudice plus important et le parquet nous adresse de plus en plus de plaintes visant toujours les mêmes équipes, ou les mêmes individus.

Nous ne rencontrons pas beaucoup de bandes organisées, si ce n'est, récemment, dans quelques dossiers – notamment deux en co-saisine avec l'OCLAESP. Un individu interpellé se faisait délivrer beaucoup de médicaments très coûteux et les investigations ont permis de remonter à un commanditaire, chez qui on a découvert une caverne d'Ali Baba : ordonnanciers vierges, plus de 500 boîtes de médicaments, des comprimés, tout cela parfaitement conditionné pour alimenter un trafic vers l'Égypte. C'était la plus grosse saisie du groupe depuis sa création. Nous ne nous occupons pas en général de ce genre de trafic international, mais, grâce à nos investigations initiales, nous avons pu aboutir et monter un dossier très intéressant.

Ce type de dossiers est toutefois très rare. Nous avons plus couramment affaire à des professionnels de santé – et il n'y a pas de bande organisée quand les fraudeurs sont médecins, pharmaciens ou exercent une autre profession libérale – et à du nomadisme médical, à un petit niveau. Dans notre répression de la fraude sociale, la bande organisée est rare et je ne puis donc en parler, pas plus que du financement d'autres réseaux criminels par le biais des fraudes aux prestations sociales.

J'ai dit que les CPAM sont les principales victimes, mais c'est aussi le cas des mutuelles, car le chiffrage monte très rapidement dans ce type de fraude, au travers notamment des magasins d'optique et d'appareils auditifs. Je ne constate pas d'évolution particulière dans les dossiers de fraudeurs ni dans la manière d'opérer.

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Les représentants de la direction centrale de la police aux frontières (DCPAF) nous ont signalé une évolution dans l'univers de la fraude à l'identité, avec plus de subtilité dans la falsification des documents. Il s'agit non seulement d'obtenir des droits à l'aide de faux achetés sur le darknet et les marchés internationaux, mais aussi d'utiliser de manière frauduleuse des vrais papiers qui ne reflètent pas l'identité des personnes qui les utilisent. C'est évidemment plus difficile à détecter, notamment pour les organismes versant des prestations sociales. Percevez-vous cette évolution ?

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Cécile Moral, cheffe de la brigade de répression de la délinquance astucieuse (BRDA)

Cela peut advenir dans d'autres escroqueries que celles que nous traitons mais notre groupe ne l'observe pas particulièrement dans le type de fraudes auxquelles nous sommes confrontés.

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Votre sous-effectif tient-il à une difficulté de recrutement ou à une question budgétaire ?

Avec une moyenne de 100 000 euros, vous traitez des dossiers très importants, mais dans un ressort régional. Or l'escroquerie prend de l'ampleur à l'échelle internationale et j'imagine les difficultés que vous rencontrez lorsque vous êtes confrontés à un trafic international. N'aurions-nous pas intérêt à créer un service en charge de la répression de la fraude sociale à compétence nationale ?

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Cécile Moral, cheffe de la brigade de répression de la délinquance astucieuse (BRDA)

S'il est insuffisant, le nombre de fonctionnaires dans ce groupe n'est pas dû à des coupes budgétaires, mais bien aux difficultés à recruter des policiers que rencontre toute la filière investigation. La brigade est bien dotée de neuf postes. Si je trouve des fonctionnaires, non seulement on ne m'interdira pas de les recruter, mais j'en serai ravie !

Je n'ai pas d'avis arrêté quant à la création d'un service national de répression des fraudes sociales. Nous avons une forte activité au sein du ressort régional de la DRPJ et j'ignore si un service national pourrait absorber l'ensemble des dossiers. En revanche, créer d'autres structures similaires au groupe des fraudes sociales de la BRDA dans les services de police judiciaire, et en assurer la coordination, permettrait une couverture nationale peut-être plus pertinente.

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Les préjudices financiers subis par les mutuelles sont importants parce qu'on a affaire à des appareillages coûteux. Ces fraudes aux mutuelles, sont-elles plutôt le fait de professionnels ou d'adhérents ?

Vous faites état de l'impossibilité de les qualifier d'escroquerie aggravée au sens de l'article 313-2 du code pénal car les mutuelles ne sont pas reconnues comme exerçant une mission de service public. Mais quelle est l'échelle des peines entre escroquerie et escroquerie aggravée ?

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Cécile Moral, cheffe de la brigade de répression de la délinquance astucieuse (BRDA)

L'escroquerie définie par l'article 313-1 du code pénal est punie de cinq ans d'emprisonnement et de 375 000 euros d'amende. L'escroquerie aggravée définie par l'article 313-2, de sept ans d'emprisonnement et de 750 000 euros d'amende. Et lorsque l'escroquerie est commise en bande organisée, les peines sont portées à dix ans d'emprisonnement et à 1 000 000 d'euros d'amende.

Je ne puis vous donner de chiffres exacts mais, dans le domaine de l'optique – et dans quelques cas pour les appareils auditifs –, les fraudes sont très largement le fait de professionnels et très peu celui des clients des boutiques.

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Ce sont sans doute des professionnels isolés. L'autre question qui préoccupe notre commission est la fraude en bande organisée. Je sais qu'il est difficile d'avoir une réponse définitive, mais considérez-vous que ce phénomène est en expansion ?

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Cécile Moral, cheffe de la brigade de répression de la délinquance astucieuse (BRDA)

Très honnêtement, au travers de notre activité, je ne peux pas affirmer de manière péremptoire que le phénomène de la bande organisée se développe. Même dans le dossier que j'ai évoqué, il s'agit certes d'un trafic organisé mais, pour le moment, il n'y a pas une kyrielle d'individus mis en cause. On peut tout à fait organiser un trafic à l'échelle internationale sans être extrêmement nombreux. Dans ce cas, il y a forcément des complices à l'étranger, mais sur le ressort du territoire national nous avons pour l'heure deux à trois principaux mis en cause. L'enquête nous éclairera.

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Vous évoquiez un problème d'ordre juridique, et plus précisément législatif : le fait que les fraudes aux mutuelles ne soient pas classées dans la même catégorie que les fraudes aux organismes sociaux, en raison de la manière dont les actes délictueux sont qualifiés. Cela nous pose en effet un problème dans la mesure où, à côté des caisses obligatoires, les complémentaires se répartissent juridiquement en deux catégories : mutuelles et compagnies d'assurances, qu'il est difficile de ranger dans une même catégorie juridique. Il y a sans doute quelque chose à faire pour les mutuelles et nous allons sans doute – je parle sous le contrôle de notre rapporteur –, émettre une préconisation allant dans le sens d'une harmonisation. Cela pourrait faire bouger les lignes mais le problème demeurera pour les assurances.

Vous pouvez être saisis par les organismes de type CNAM, CNAV, CNAF et mutuelles, par le truchement d'un juge, mais traitez-vous aussi certains dossiers au titre des compagnies d'assurances ? Ces dernières sont-elles organisées différemment que ne le sont les organismes sociaux ? Disposent-elles notamment de services d'inspection ?

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Cécile Moral, cheffe de la brigade de répression de la délinquance astucieuse (BRDA)

Les mutuelles victimes de fraudes sont notre cœur de métier et nous ne traitons pas de dossiers liés aux compagnies d'assurances. Peut-être les enquêteurs d'autres organismes d'État de protection sociale s'y intéressent-ils mais je n'ai pas d'information à ce propos. Il existe une agence dédiée, l'ALFA (agence de lutte contre la fraude à l'assurance), qui englobe évidemment les mutuelles et les compagnies d'assurances. De même, je n'ai pas connaissance de l'organisation des assurances.

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Vous avez dit que la majeure partie des saisines proviennent des caisses primaires d'assurances maladie. Le directeur général de la CNAM nous a pour sa part expliqué que les caisses étaient prudentes au regard de la saisine pénale, pour des raisons tenant par exemple à la solvabilité du fraudeur. De votre point de vue, les caisses d'assurance maladie d'Île-de-France s'autocensurent-elles parfois en pensant que saisir votre brigade n'aboutirait pas à une réparation du préjudice ? Ou bien y a-t-il saisine quasi-systématique dès que de la fraude est suspectée, constatée ou établie ?

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Cécile Moral, cheffe de la brigade de répression de la délinquance astucieuse (BRDA)

Lorsque les CPAM ou les CAF relèvent des dossiers frauduleux, et lorsque la fraude est minime – de l'ordre de quelques milliers d'euros –, elles ont la possibilité de ne pas saisir la justice et d'appliquer des pénalités administratives. Ce pan échappe évidemment à notre connaissance et à notre activité. Mais, dès lors que la fraude commence à être étayée, établie, qu'elle entraîne un préjudice considéré comme important par les caisses, elles déposent systématiquement une plainte auprès du procureur de la République – je vous rappelle qu'elles ne nous saisissent pas directement. Je n'ai donc pas le sentiment qu'elles s'autocensurent. Je n'en ai pas encore rencontré tous les représentants, mais j'ai ressenti, par exemple lorsque je me suis déplacé à la CNAM, une vraie volonté de développer un partenariat pour connaître nos besoins en termes d'enquête, afin de nous aider dans nos investigations, et de déposer quasi-systématiquement plainte. Je n'ai pas le sentiment qu'il y ait un frein de ce côté.

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Dans votre typologie des fraudes, vous évoquiez des surfacturations, des facturations d'actes fictifs, des utilisations frauduleuses d'ordonnances, etc. J'aimerais connaître votre avis sur l'impact du tiers payant dans ces scénarios. Le voyez- vous comme un facteur aggravant, facilitant la fraude ? Quelles seraient vos préconisations pour encadrement davantage le tiers payant ?

Vous avez fait état de trafics, éventuellement internationaux, de médicaments. Les coopérations internationales en matière de police judiciaire et de justice vous paraissent-elles suffisantes pour appréhender ce type particulier de trafic, qui me semble en expansion ?

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Cécile Moral, cheffe de la brigade de répression de la délinquance astucieuse (BRDA)

Tous nos dossiers de fraude visent des assurés qui ne font aucune avance de frais, que ce soit chez le médecin, chez le pharmacien ou chez tous les autres professionnels. Que ce soient les professionnels ou les nomades qui se présentent dans les pharmacies – qui sont à l'AME et à la CMU – les fraudeurs n'avancent aucun frais. C'est le profil type des dossiers de fraude, et même, pourrait-on dire un prérequis.

En ce qui concerne des préconisations pour encadrer, sécuriser et essayer de réfréner et limiter cette fraude, nous nous en étions entretenus notamment avec la cheffe de groupe qui voit passer tous les dossiers. Vous parlez de l'essor des trafics internationaux et je ne peux pas vraiment me prononcer car je ne retrouve pas cette thématique dans nos dossiers. Mais, par exemple dans le nomadisme médical, le fraudeur qui se rend dans plusieurs pharmacies sans avancer aucun fonds, peut être apparenté à la « mule » du trafic de stupéfiants. Il ne se présente pas pour sa propre consommation mais est envoyé par un commanditaire. Il est rémunéré à la tâche – une centaine ou quelques centaines d'euros. Il récupère les médicaments et les remet à un autre. Évidemment, lorsque cet individu est intercepté, il ne court pas du tout les mêmes risques que la mule du trafic de stupéfiants, que ce soit sur le plan pénal, le préjudice étant limité, ou pour sa propre santé.

En revanche, les trafics internationaux de médicaments deviennent problématiques, car vous imaginez bien que les trafiquants ne se soucient aucunement des conditions de conservation des médicaments et que cela fait courir un risque évident aux populations destinataires.

En dehors du nomadisme médical, on pourrait essayer de limiter la fraude en sécurisant un certain nombre de documents. Je pense notamment aux ordonnances : il ne serait pas difficile que le médecin qui prescrit des médicaments très coûteux adresse directement au pharmacien habituel de l'assuré l'ordonnance numérisée, ce qui éviterait vols, falsification et présentation de fausses ordonnances. La responsabilité des pharmaciens pourrait aussi être davantage engagée, leur ordre professionnel leur rappelant que, pour certains médicaments très spécifiques, ils ne doivent pas se contenter d'une copie d'attestation de droits mais exiger la carte Vitale. Il faut qu'ils se montrent plus vigilants car certaines ordonnances sont très grossièrement falsifiées. Or cela alimente le trafic et cause aux organismes sociaux un préjudice non négligeable.

La carte Vitale pourrait aussi être plus sécurisée. Pourquoi ne pas utiliser un code, comme pour les cartes bancaires ?

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Dans le cas des ordonnances falsifiées, le pharmacien est certes peu regardant, mais elles sont scannées et télétransmises aux CPAM, qui ne me semblent pas plus regardantes. On additionne deux faiblesses.

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Laurent Cossenet, chef de section à la BRDA

En tant qu'enquêteur qui voit tous ces dossiers passer, je crois que la prévention est essentielle, tout simplement afin d'éviter que ces dossiers nous arrivent.

En tant que policier, je pense par ailleurs qu'on peut améliorer les modalités des enquêtes, par exemple en interconnectant certains fichiers et en nous donnant accès à ceux des assurés de la CNAM. Cela nous permettrait d'aller beaucoup plus vite dans les recherches et de savoir si l'on a affaire à une usurpation d'identité ou s'il s'agit d'un véritable assuré, alors que nous sommes parfois obligés de faire le tri parmi une centaine d'assurés qui se sont fait délivrer des médicaments anticancéreux pour des centaines de milliers d'euros. Faire le tri signifie vérifier au cas par cas qui est le véritable assuré et s'il a été réellement traité pour cette pathologie ou non. Tout cela prend un temps incroyable. Bien évidemment, l'accès aux fichiers des assurés sociaux serait entouré de toutes les garanties possibles, comme c'est le cas pour les comptes bancaires : nous avons une habilitation, tout est tracé, bref, l'enquêteur ne fait pas n'importe quoi. Cela nous éviterait de travailler en parallèle avec la CPAM, chacun attendant les résultats de l'autre, et nous épargnerait la frustration de perdre tout ce temps.

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Le frein à cet accès est-il de nature juridique, ou cela tient-il à la différence de culture entre les organismes ?

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Laurent Cossenet, chef de section à la BRDA

Je ne saurais vous le dire. Nous demandons régulièrement, à notre hiérarchie des accès à ces fichiers. L'accès, obtenu récemment, aux fichiers des comptes bancaires est précieux aux enquêteurs financiers, quels que soient les trafics. Pendant longtemps, on nous a dit que cela relevait de Bercy et puis tout s'est débloqué subitement et les enquêtes progressent plus vite. Tout cela, encore une fois, se fait dans un cadre légal très strict : l'accès du policier est tracé, contrôlé.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Merci beaucoup pour vos réponses à nos questions.

La réunion se termine à seize heures dix.

Membres présents ou excusés

Commission d'enquête relative à la lutte contre les fraudes aux prestations sociales

Réunion du jeudi 18 juin 2020 à 15 heures

Présents. - M. Pascal Brindeau, M. Patrick Hetzel, M. Michel Zumkeller

Excusés. - Mme Josette Manin, M. Thomas Mesnier