La lutte contre la fraude est pour nous une action importante, structurée, qui doit être cohérente avec un ensemble. Elle a ses réussites. Je soulignerai également quelques perspectives de progrès.
C'est un fait indéniable : de la fraude existe. Il ne faut pas la surestimer ni conclure que le système de prestations sociales dont la branche famille de la sécurité sociale a la charge est avant tout un champ d'abus, mais il faut la prouver.
Depuis dix ans, à l'invitation de notre certificateur, la Cour des comptes, la CNAF procède chaque année à une enquête suivant une méthode rigoureuse, notamment dans le but d'estimer le risque de fraude. Selon le dernier résultat disponible, pour l'ensemble des prestations payées par la branche, soit environ 90 milliards d'euros, la fraude est estimée entre 1,9 et 2,6 milliards d'euros. Ce montant augmente par rapport à l'enquête relative à 2018, notamment du fait de l'augmentation des montants payés au titre de la prime d'activité, à la suite de la décision prise par les pouvoirs publics fin 2018, et aussi du fait de l'affinement des méthodes d'enquête.
Disposer d'un tel chiffre est hardi, car il faut mesurer et accepter l'écart entre une estimation statistique et une action. On ne retrouvera jamais par l'action ce que donne l'estimation. Mais cela justifie la mobilisation de nos efforts pour rechercher en permanence l'équilibre entre la plus grande justice et la plus grande efficacité.
Pour l'année 2019, les résultats de la lutte contre la fraude relative aux prestations sociales délivrées par la branche révèlent environ 49 000 fraudes caractérisées à l'issue d'opérations de contrôle, en augmentation de près de 9 % par rapport à 2018, soit : 22 400 dossiers relatifs au RSA (revenu de solidarité active) ; 9 250 dossiers relatifs à la prime d'activité ; 9 000 dossiers relatifs aux allocations logement ; environ 2 000 dossiers relatifs à l'allocation de soutien familial.
De manière assez constante, les types de fraudes représentent trois situations principales : 69 % d'omissions intentionnelles ; 18 % de fraudes dites à l'isolement – selon la législation sociale, il est délicat de faire la preuve d'un état d'union ou de séparation d'un couple – ; 13 % d'emplois de faux, voire d'escroqueries.
Selon les résultats financiers de l'action de contrôle, 323,7 millions d'euros ont été identifiés comme correspondant à des montants fraudés pour 2019, contre 304,6 millions d'euros en 2018. C'est supérieur à l'objectif de 310 millions d'euros porté par la convention d'objectifs et de gestion (COG) de la branche famille pour 2019. Le préjudice moyen par dossier est légèrement supérieur à 6 500 euros, ce qui est un indicateur de ciblage. Ce montant de 323,7 millions d'euros doit être rapporté à la somme totale des indus identifiés chaque année par les CAF, légèrement inférieure à 900 millions d'euros.
L'activité de contrôle est bien sûr légitime et elle est importante en termes d'égalité devant la loi. Nous la concevons et essayons de l'organiser de façon cohérente dans un ensemble centré sur l'allocataire et la manière de délivrer les prestations. Nous ne nous excusons pas de faire du contrôle, car il s'agit de protéger à la fois les deniers publics et les allocataires qui, dans leur immense majorité, ne fraudent pas.
L'exercice effectif et public de la lutte contre la fraude en matière sociale est aussi un outil de cohésion sociale. Nous devons assurer à chacun son juste droit, voire le juste droit de l'autre. Le contrôle est en cohérence avec la délivrance des prestations sociales, dont l'objectif est avant tout de donner accès aux droits. Tout indu n'est pas frauduleux. D'ailleurs, chaque année, nous exerçons 33,4 millions d'opérations de contrôle (recoupements, contrôles approfondis, contrôles sur place ou sur pièces) qui aboutissent à la détection de 1,2 milliard d'euros d'anomalie, dont 300 millions d'euros sont des restitutions aux allocataires. Notre action de contrôle repose sur cet équilibre : nous reprenons et nous rendons de façon juste.
Le système des prestations sociales français est couvrant, et donc, complexe. Des obligations fréquentes pèsent sur les allocataires, telles que des déclarations trimestrielles de ressources. Il y a là un risque d'erreur, d'étourderie, voire de fraude et il faut surveiller la disparité entre le poids de ces obligations et l'aisance qu'ont nos concitoyens à s'en acquitter. On n'emploie pas un avocat pour demander une prestation sociale !
Dans une logique de simplicité et pour nous concentrer sur l'essentiel, notre premier travail est de prévenir, de faciliter et d'avertir.
Prévenir, c'est entretenir une relation disponible et efficace avec les allocataires qui en ont besoin, y compris en les sollicitant s'ils ne demandent rien.
Faciliter, c'est par exemple rendre plus pédagogiques d'anciennes procédures « papier » et les accompagner par des dispositifs d'accueil.
Avertir avec pédagogie est une démarche récente qui nous importe beaucoup. Toute suspicion n'aboutit pas à une qualification de fraude. Pour autant, elle ne reste pas sans suite. Depuis plusieurs années, et plus encore en 2019, nous demandons aux CAF, en cas de doute non qualifié de fraude, d'envoyer une lettre d'avertissement à l'allocataire pour le mettre en garde. Quelque 71 000 lettres ont été envoyées à ce titre l'année dernière. A posteriori, il est intéressant de constater que le taux de renouvellement de l'incident ou du comportement au bord de la fraude est quatre fois moindre chez les personnes auxquelles nous avons adressé cette lettre.
Cela nous permet de nous organiser et de concentrer nos forces sur l'essentiel. Nous comptons au total, dans les 101 CAF, un peu moins de 700 contrôleurs formés, spécialisés et assermentés. Nous disposons d'un plan pluriannuel de prévention et de lutte contre la fraude qui couvre la période 2019-2022, c'est-à-dire jusqu'à la fin de la COG. Mme Agnès Basso-Fattori en est la directrice générale déléguée et M. Matthieu Arzel dirige une équipe d'une dizaine de personnes à la CNAF.
Au-delà des organismes nationaux ou territoriaux de la branche, les comités opérationnels départementaux antifraude (CODAF) ont une très grande importance. Toutes nos CAF y participent. Ils sont pour nous une nécessité et présentent un immense intérêt, car les circonstances des fraudes les plus graves, dites « organisées », ne peuvent être aperçues à temps et traitées sérieusement que par notre participation à de telles instances.
Enfin, permettez-moi de présenter à votre commission quelques axes de progrès accomplis ou à accomplir.
Le premier axe est le datamining, ou fouille de données, que nous pratiquons depuis 2012. Cette pratique, qui a pris de la place dans nos méthodes au cours des dernières années, fait la preuve d'une efficacité croissante. Le taux d'impact, c'est-à-dire le résultat financier d'une opération déclenchée à partir de cette méthode, se situait à 66 % en 2014 ; il est de 97 % en 2019. L'impact de la procédure, qui se déroule dans le respect des droits de l'allocataire, n'est pas systématique, mais il est tout de même assez significatif. C'est devenu la principale source de détection des dossiers destinés au contrôle.
Cette méthode continuera à fonctionner si elle respecte le même équilibre et le même raisonnement, avec les mêmes équipes. Notre CAF de Bordeaux, notamment, qui est très férue en la matière, utilise la fouille de données aussi bien pour la lutte contre la fraude ou la détection d'anomalies que pour l'accès aux droits. Je tiens beaucoup à l'entretien de ces deux faces de notre mission.
Par exemple, à l'aide de recoupements de ce genre, nous avons procédé à des contrôles de situation où, plusieurs fois de suite, une déclaration trimestrielle de ressources nous avait été adressée à partir d'une adresse IP située hors de France. En 2019, 9 000 contrôles conduits à ce titre ont permis le rappel de 55 millions d'euros d'indus, dont un peu plus de 50 % correspondaient à des situations qualifiées de frauduleuses. Selon moi, la technique de traitement de données, qui en est à ses débuts, est une clé d'entrée indispensable sans laquelle nous n'eussions pas pu aller plus loin.
Le deuxième axe de progrès à accomplir est de nature juridique. À l'évidence, nous ne recourons pas assez largement au principe du contradictoire. Alors que nous le pratiquons depuis longtemps pour les contrôles sur place, nous l'étendrons cette année, de manière systématique, à toutes les situations de contrôle sur pièces conduisant à une qualification de fraude. C'est indispensable pour des raisons de principe juridique évidentes, mais aussi pour pouvoir mener en amont un dialogue avec l'allocataire qui le souhaite, sans attendre un éventuel recours. Sans rendre nos processus plus compliqués, nous devons mettre plus largement en pratique des principes juridiques aussi évidents que celui-ci.
Après cette période de confinement durant laquelle les contrôles sur place ont dû être interrompus, le troisième axe consiste à réfléchir aux modalités de ces contrôles. Bien que le droit nous le permette, devons-nous continuer à nous rendre de manière aussi systématique au domicile des allocataires ? Existe-t-il d'autres moyens d'apprécier et de contrôler leur situation ? Tous les contrôles administratifs ne disposent pas de telles voies de droit.
Pour savoir si des personnes cohabitent ou ne cohabitent pas, font foyer ou non, les anciens du métier évoquent volontiers la méthode dite « des brosses à dents » : qu'il y en ait une, ou deux, ou davantage dans la salle de bains peut servir d'indice ; pour autant, ce n'est pas forcément la méthode optimale pour de tels enjeux.
Enfin, nous avons amorcé à la fin de l'année dernière notre dernier axe de réflexion, qui vise à mieux structurer la lutte contre la fraude organisée. Je ne veux pas en exagérer la fréquence, mais il existe indéniablement des phénomènes organisés où quelqu'un feint une activité, y met fin aussitôt et demande le RSA, voire change de département ensuite. Il s'agit en général de pratiques transdépartementales, alors qu'une CAF a par définition une mission départementale – d'où l'importance des CODAF.
Par ailleurs, certaines fraudes présentent un degré de gravité qui va au-delà de l'atteinte portée aux deniers publics sociaux de la sécurité sociale, de l'État ou du département : c'est à la société qu'elles portent atteinte. Je pense en particulier aux fraudes qui combinent de l'habitat indigne, des aides au logement et des marchands de sommeil. Le calcul économique et financier n'est pas bien difficile : on achète bon marché des biens immobiliers en mauvais état en faisant un plan de financement reposant sur les aides au logement perçues par les locataires de ces biens, pour les revendre ensuite et en racheter davantage, sans se préoccuper des conditions de l'habitat. Dans ce cas, le dommage social est plus vaste que le dommage aux deniers.
Citons aussi le cas des pensions dites « marrons » à La Réunion, qui sont des établissements ou pensions de famille pour personnes âgées ou invalides sans cadre juridique particulier et dont les conditions sanitaires ne sont pas bonnes. Le modèle économique de ces institutions repose pour une part sur des prestations d'aide au logement ou d'allocation adulte handicapé (AAH) que percevront leurs pensionnaires, sans que ces derniers en soient toujours conscients. Face à cela, il est important que les différentes composantes de la loi s'unissent.
Ayant à l'esprit ces risques qui dépassent les limites départementales, nous préparons quatre ou cinq équipes d'une dizaine de personnes réparties sur le territoire, composées de professionnels motivés, volontaires, bien formés et bien outillés, ayant une compétence au mimimun interdépartementale, voire interrégionale. Je ne donnerai pas d'objectif à ces équipes, sinon celui d'attaquer le plus difficile avec énergie et précision. Je compte beaucoup sur l'exemplarité, qui est un point essentiel en matière de contrôle et de lutte contre les fraudes. La publication d'une condamnation ou le point annuel fait par un directeur de CAF sur les actions de sa caisse en la matière sont en général assez suivis par la presse locale. Cela doit être su parce que cela compte.