Intervention de Yann-Gaël Amghar

Réunion du mardi 23 juin 2020 à 18h30
Commission d'enquête relative à la lutte contre les fraudes aux prestations sociales

Yann-Gaël Amghar, directeur de l'Agence centrale des organismes de sécurité sociale (ACOSS) :

S'agissant de la définition de la fraude aux cotisations sociales et des enjeux financiers associés, nous pouvons distinguer deux aspects.

D'abord la dissimulation d'activité, c'est-à-dire les travailleurs indépendants qui ne déclarent pas tout ou partie de l'activité qu'ils réalisent.

Ensuite la dissimulation d'emplois salariés : l'employeur n'établit pas de déclaration préalable à l'embauche, de bulletin de paie – ou en établit un non conforme à la réalité des heures de travail ou de la rémunération –, ou ne remplit pas auprès des organismes de recouvrement ses obligations de déclarations relatives aux salaires et aux cotisations assises sur ces salaires.

La dissimulation d'emplois salariés peut être totale ou partielle, ce dernier cas étant plus délicat à détecter. Comme toujours, la fraude est caractérisée par son caractère intentionnel, qui traduit une volonté de se soustraire aux obligations de déclaration de paiement et qui porte un préjudice aux finances sociales.

La dissimulation d'emplois salariés apparaît soit sous une forme directe – absence complète de déclaration –, soit sous des formes plus indirectes.

Il en est ainsi de la fausse sous-traitance : il s'agit du recours à un travailleur dont toute la relation d'emploi peut être analysée comme celle d'un salarié, mais qui est traité comme travailleur indépendant au travers d'une prestation commerciale. Dans ce cas, les unions de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d'allocations familiales (URSSAF) peuvent requalifier cette situation en travail dissimulé.

Le recours abusif ou frauduleux au détachement transfrontalier au sein de l'Espace économique européen est également une forme particulière de dissimulation de travail salarié. Le détachement peut être abusif si le salarié est détaché sur le territoire français et si les cotisations afférentes à sa rémunération sont versées dans le pays d'origine sans qu'il existe un lien réel entre le salarié en question et le marché du travail du pays d'origine. Il peut être frauduleux en cas de détachement si aucun paiement de cotisations sociales n'a lieu, ni dans le pays d'emploi ni dans le pays d'origine.

Ces situations relativement variées se traduisent toutes par une évasion de l'assiette de cotisations sociales, des rémunérations ou des gains liés à l'activité par rapport à la déclaration et au paiement de cotisations sociales.

Nous constatons des phénomènes de fraude en réseau de plus en plus diversifiés et sophistiqués. Il arrive que le travail dissimulé soit une infraction connexe dans des dossiers de fraude de plus grande ampleur relevant du blanchiment ou de la fraude fiscale, qui peuvent nous être signalés par Tracfin. Nous pouvons avoir à faire à des montages juridiques relativement complexes caractérisés par la sous-traitance en cascade et d'entreprises éphémères qui cessent immédiatement leur activité en cas de constat de fraude et de contrôle et qui organisent leur insolvabilité pour faire disparaître les gains frauduleux. Ces entreprises font ainsi écran entre l'action de contrôle et les donneurs d'ordres et bénéficiaires finaux de ces fraudes en réseau.

Nous constatons également une sophistication croissante dans le recours à la prestation de service international ou au détachement pour réaliser de la fraude, notamment dans des situations de faux détachements à grande échelle.

En termes de chiffrage, nous réalisons depuis plus de quinze ans une évaluation de la fraude aux cotisations sociales sur la base de contrôles aléatoires. Ces contrôles sont réalisés par pur tirage au sort, sans ciblage a priori, donc aux seules fins d'évaluer l'ampleur de la fraude dans tel ou tel secteur. Année après année, selon une méthode de rotation – qui peut être comparée à la méthode de recensement par rotation de l'échantillon –, ils nous donnent des éléments assez robustes pour évaluer la prévalence de la fraude dans différents secteurs. Ce type de contrôle est radicalement différent des méthodes que nous mettons en place dans le cœur de notre activité de lutte contre la fraude, lesquelles reposent sur un ciblage visant à maximiser l'efficacité de nos actions de lutte contre le travail dissimulé pour nous déplacer de manière utile.

Ces contrôles aléatoires qui visent uniquement à évaluer l'ampleur de la fraude font apparaître un chiffrage compris entre 6,8 et 8,4 milliards d'euros de pertes de recettes de cotisations sociales de toute nature – sécurité sociale, assurance chômage, régime complémentaire de retraite – liées aux erreurs déclaratives ou à la fraude. S'agissant du travail dissimulé stricto sensu, ce chiffrage se situe entre 5,2 et 6,5 milliards d'euros. La différence de 1,6 à 2 milliards d'euros résulte de contrôles qui détectent des erreurs d'entreprises donnant lieu à redressement sans traduire a priori une intention frauduleuse.

La Cour des comptes a recommandé à la direction générale des finances publiques (DGFiP) de s'inspirer de cette approche de contrôles aléatoires pour évaluer l'ampleur de la fraude fiscale. Le gouvernement et la DGFiP se sont donc également engagés dans cette voie.

Ce chiffre a pu donner lieu à discussion entre l'ACOSS, le Conseil national de l'information statistique (CNIS) – lequel s'appuie sur l'expertise de l'Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) et partage notre point de vue – et la Cour des comptes sur l'évaluation de la fraude. La Cour des comptes aboutit à un chiffrage situé entre 20 et 25 milliards d'euros en appliquant une méthode fondamentalement différente, puisqu'elle extrapole les résultats de nos contrôles à l'ensemble de l'économie. Cette méthode ne tient pas compte du fait que nous ciblons le contrôle sur les entreprises qui présentent le plus de risques de fraude ; elle revient à retenir l'hypothèse que toutes les entreprises de notre pays ont la même tendance à frauder que celles que nous redressons dans le cadre de nos actions de lutte contre la fraude. Or cela peut conduire à des absurdités, telles qu'un taux de fraude de 41 % pour les TPE dans l'industrie ! Bien entendu, nous n'obtenons pas ce type de résultat avec des contrôles aléatoires.

Tel est l'écart de méthode avec la Cour des comptes. Pour autant, comme je l'ai dit, celle-ci a demandé à la DGFiP d'adopter une approche de contrôles aléatoires pour évaluer la fraude.

Les montants des redressements ont fortement augmenté au cours des dernières années et de façon quasi constante. En 2015, nous avions redressé 463 millions d'euros dans le cadre de la lutte contre le travail dissimulé ; l'an dernier, nous avons dépassé les 700 millions d'euros. Cette augmentation des montants de redressement ne traduit pas nécessairement une augmentation de la fraude elle-même ni du nombre de contrôles. En effet, le nombre d'actions ciblées de lutte contre le travail dissimulé reste à peu près constant au cours des dernières années, à hauteur d'un peu plus de 5 000. En revanche, l'augmentation des montants de redressement traduit un ciblage accru sur les fraudes à plus fort enjeu : le montant moyen des redressements par action de contrôle réalisée a augmenté au cours des dernières années.

S'agissant des moyens que nous mettons en œuvre, nous avons choisi de spécialiser de plus en plus nos inspecteurs du recouvrement. Certains réalisent le contrôle classique, dans une approche de vérification – laquelle peut donner lieu à l'application du droit à l'erreur. D'autres travaillent sur la lutte contre le travail dissimulé, c'est-à-dire la fraude ; ils mobilisent des moyens, des compétences et des méthodologies particuliers.

Nos inspecteurs représentent 1 500 à 1 600 collaborateurs. Nous avons choisi d'accroître fortement le temps consacré à la lutte contre le travail dissimulé. Nous souhaitons augmenter la part de ce temps de contrôle de 15 % à 20 % d'ici à 2022, soit une hausse d'un tiers. Par ailleurs, nous mobilisons désormais des contrôleurs pour faire des opérations sur pièces et exploiter les signalements de nos partenaires. Effectivement, la lutte contre la fraude est une action partenariale qui s'appuie notamment sur les services de police et de gendarmerie et sur l'inspection du travail.

En termes de ciblage, nous avons progressé et nous mettons en place de nouveaux moyens, notamment à travers une utilisation du datamining, c'est-à-dire de l'exploitation des données, réalisée de façon concluante cette année. Cette méthode permet d'une part l'évaluation pour chaque entreprise d'un risque de fraude et, d'autre part, d'en déduire pour la fin de l'année l'élaboration d'un plan de contrôle s'appuyant sur le datamining. Nous avons implémenté cette méthode sur le contrôle classique de façon très intéressante ; nous pensons qu'elle nous permettra de progresser en matière de lutte contre le travail dissimulé.

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