Commission d'enquête relative à la lutte contre les fraudes aux prestations sociales

Réunion du mardi 23 juin 2020 à 18h30

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

  • DNLF
  • ciblage

La réunion

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COMMISSION D'ENQUÊTE RELATIVE A LA LUTTE CONTRE LES FRAUDES AUX PRESTATIONS SOCIALES

Mardi 23 juin 2020

La séance est ouverte à dix-huit heures trente

Présidence de M. Patrick Hetzel, président

La commission d'enquête relative à la lutte contre les fraudes aux prestations sociales procède à l'audition, en visioconférence, de M. Yann-Gaël Amghar, directeur de l'Agence centrale des organismes de sécurité sociale (ACOSS), et de M. Emmanuel Dellacherie, directeur de la réglementation, du recouvrement et du contrôle.

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Nous entendons, sous forme de visioconférence, M. Yann-Gaël Amghar, directeur de l'Agence centrale des organismes de sécurité sociale (ACOSS) et M. Emmanuel Dellacherie, directeur de la règlementation, du recouvrement et du contrôle au sein de la même agence. En effet, notre commission d'enquête a souhaité inclure dans le périmètre de ses travaux le volet de la fraude aux cotisations sociales.

Messieurs, nous serons heureux de vous entendre sur l'ensemble des sujets de fraude auxquels l'ACOSS est confrontée, sur la typologie des fraudes selon les cotisations perçues, sur les publics concernés, sur les montants en jeu et sur les dispositifs d'évaluation du préjudice, de détection et de sanction que vous pouvez mettre en œuvre.

Je vous rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Amghar et M. Dellacherie prêtent successivement serment.)

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Yann-Gaël Amghar, directeur de l'Agence centrale des organismes de sécurité sociale (ACOSS)

S'agissant de la définition de la fraude aux cotisations sociales et des enjeux financiers associés, nous pouvons distinguer deux aspects.

D'abord la dissimulation d'activité, c'est-à-dire les travailleurs indépendants qui ne déclarent pas tout ou partie de l'activité qu'ils réalisent.

Ensuite la dissimulation d'emplois salariés : l'employeur n'établit pas de déclaration préalable à l'embauche, de bulletin de paie – ou en établit un non conforme à la réalité des heures de travail ou de la rémunération –, ou ne remplit pas auprès des organismes de recouvrement ses obligations de déclarations relatives aux salaires et aux cotisations assises sur ces salaires.

La dissimulation d'emplois salariés peut être totale ou partielle, ce dernier cas étant plus délicat à détecter. Comme toujours, la fraude est caractérisée par son caractère intentionnel, qui traduit une volonté de se soustraire aux obligations de déclaration de paiement et qui porte un préjudice aux finances sociales.

La dissimulation d'emplois salariés apparaît soit sous une forme directe – absence complète de déclaration –, soit sous des formes plus indirectes.

Il en est ainsi de la fausse sous-traitance : il s'agit du recours à un travailleur dont toute la relation d'emploi peut être analysée comme celle d'un salarié, mais qui est traité comme travailleur indépendant au travers d'une prestation commerciale. Dans ce cas, les unions de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d'allocations familiales (URSSAF) peuvent requalifier cette situation en travail dissimulé.

Le recours abusif ou frauduleux au détachement transfrontalier au sein de l'Espace économique européen est également une forme particulière de dissimulation de travail salarié. Le détachement peut être abusif si le salarié est détaché sur le territoire français et si les cotisations afférentes à sa rémunération sont versées dans le pays d'origine sans qu'il existe un lien réel entre le salarié en question et le marché du travail du pays d'origine. Il peut être frauduleux en cas de détachement si aucun paiement de cotisations sociales n'a lieu, ni dans le pays d'emploi ni dans le pays d'origine.

Ces situations relativement variées se traduisent toutes par une évasion de l'assiette de cotisations sociales, des rémunérations ou des gains liés à l'activité par rapport à la déclaration et au paiement de cotisations sociales.

Nous constatons des phénomènes de fraude en réseau de plus en plus diversifiés et sophistiqués. Il arrive que le travail dissimulé soit une infraction connexe dans des dossiers de fraude de plus grande ampleur relevant du blanchiment ou de la fraude fiscale, qui peuvent nous être signalés par Tracfin. Nous pouvons avoir à faire à des montages juridiques relativement complexes caractérisés par la sous-traitance en cascade et d'entreprises éphémères qui cessent immédiatement leur activité en cas de constat de fraude et de contrôle et qui organisent leur insolvabilité pour faire disparaître les gains frauduleux. Ces entreprises font ainsi écran entre l'action de contrôle et les donneurs d'ordres et bénéficiaires finaux de ces fraudes en réseau.

Nous constatons également une sophistication croissante dans le recours à la prestation de service international ou au détachement pour réaliser de la fraude, notamment dans des situations de faux détachements à grande échelle.

En termes de chiffrage, nous réalisons depuis plus de quinze ans une évaluation de la fraude aux cotisations sociales sur la base de contrôles aléatoires. Ces contrôles sont réalisés par pur tirage au sort, sans ciblage a priori, donc aux seules fins d'évaluer l'ampleur de la fraude dans tel ou tel secteur. Année après année, selon une méthode de rotation – qui peut être comparée à la méthode de recensement par rotation de l'échantillon –, ils nous donnent des éléments assez robustes pour évaluer la prévalence de la fraude dans différents secteurs. Ce type de contrôle est radicalement différent des méthodes que nous mettons en place dans le cœur de notre activité de lutte contre la fraude, lesquelles reposent sur un ciblage visant à maximiser l'efficacité de nos actions de lutte contre le travail dissimulé pour nous déplacer de manière utile.

Ces contrôles aléatoires qui visent uniquement à évaluer l'ampleur de la fraude font apparaître un chiffrage compris entre 6,8 et 8,4 milliards d'euros de pertes de recettes de cotisations sociales de toute nature – sécurité sociale, assurance chômage, régime complémentaire de retraite – liées aux erreurs déclaratives ou à la fraude. S'agissant du travail dissimulé stricto sensu, ce chiffrage se situe entre 5,2 et 6,5 milliards d'euros. La différence de 1,6 à 2 milliards d'euros résulte de contrôles qui détectent des erreurs d'entreprises donnant lieu à redressement sans traduire a priori une intention frauduleuse.

La Cour des comptes a recommandé à la direction générale des finances publiques (DGFiP) de s'inspirer de cette approche de contrôles aléatoires pour évaluer l'ampleur de la fraude fiscale. Le gouvernement et la DGFiP se sont donc également engagés dans cette voie.

Ce chiffre a pu donner lieu à discussion entre l'ACOSS, le Conseil national de l'information statistique (CNIS) – lequel s'appuie sur l'expertise de l'Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) et partage notre point de vue – et la Cour des comptes sur l'évaluation de la fraude. La Cour des comptes aboutit à un chiffrage situé entre 20 et 25 milliards d'euros en appliquant une méthode fondamentalement différente, puisqu'elle extrapole les résultats de nos contrôles à l'ensemble de l'économie. Cette méthode ne tient pas compte du fait que nous ciblons le contrôle sur les entreprises qui présentent le plus de risques de fraude ; elle revient à retenir l'hypothèse que toutes les entreprises de notre pays ont la même tendance à frauder que celles que nous redressons dans le cadre de nos actions de lutte contre la fraude. Or cela peut conduire à des absurdités, telles qu'un taux de fraude de 41 % pour les TPE dans l'industrie ! Bien entendu, nous n'obtenons pas ce type de résultat avec des contrôles aléatoires.

Tel est l'écart de méthode avec la Cour des comptes. Pour autant, comme je l'ai dit, celle-ci a demandé à la DGFiP d'adopter une approche de contrôles aléatoires pour évaluer la fraude.

Les montants des redressements ont fortement augmenté au cours des dernières années et de façon quasi constante. En 2015, nous avions redressé 463 millions d'euros dans le cadre de la lutte contre le travail dissimulé ; l'an dernier, nous avons dépassé les 700 millions d'euros. Cette augmentation des montants de redressement ne traduit pas nécessairement une augmentation de la fraude elle-même ni du nombre de contrôles. En effet, le nombre d'actions ciblées de lutte contre le travail dissimulé reste à peu près constant au cours des dernières années, à hauteur d'un peu plus de 5 000. En revanche, l'augmentation des montants de redressement traduit un ciblage accru sur les fraudes à plus fort enjeu : le montant moyen des redressements par action de contrôle réalisée a augmenté au cours des dernières années.

S'agissant des moyens que nous mettons en œuvre, nous avons choisi de spécialiser de plus en plus nos inspecteurs du recouvrement. Certains réalisent le contrôle classique, dans une approche de vérification – laquelle peut donner lieu à l'application du droit à l'erreur. D'autres travaillent sur la lutte contre le travail dissimulé, c'est-à-dire la fraude ; ils mobilisent des moyens, des compétences et des méthodologies particuliers.

Nos inspecteurs représentent 1 500 à 1 600 collaborateurs. Nous avons choisi d'accroître fortement le temps consacré à la lutte contre le travail dissimulé. Nous souhaitons augmenter la part de ce temps de contrôle de 15 % à 20 % d'ici à 2022, soit une hausse d'un tiers. Par ailleurs, nous mobilisons désormais des contrôleurs pour faire des opérations sur pièces et exploiter les signalements de nos partenaires. Effectivement, la lutte contre la fraude est une action partenariale qui s'appuie notamment sur les services de police et de gendarmerie et sur l'inspection du travail.

En termes de ciblage, nous avons progressé et nous mettons en place de nouveaux moyens, notamment à travers une utilisation du datamining, c'est-à-dire de l'exploitation des données, réalisée de façon concluante cette année. Cette méthode permet d'une part l'évaluation pour chaque entreprise d'un risque de fraude et, d'autre part, d'en déduire pour la fin de l'année l'élaboration d'un plan de contrôle s'appuyant sur le datamining. Nous avons implémenté cette méthode sur le contrôle classique de façon très intéressante ; nous pensons qu'elle nous permettra de progresser en matière de lutte contre le travail dissimulé.

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L'objectif de cette commission d'enquête est bien d'essayer d'objectiver une situation de fraude, s'agissant à la fois des prestations et des cotisations sociales. Pour nous, il ne s'agit pas de stigmatiser tel type de fraude ou de pointer une « fraude du pauvre », mais de montrer la réalité de la fraude sociale et ce en quoi elle porte atteinte au pacte républicain et aux comptes sociaux. Nous souhaitons surtout évaluer l'impact de la fraude organisée, ou fraude en réseau, dont vous avez parlé.

L'évaluation de la fraude réalisée par votre organisme diffère de celle de la Cour des comptes car la méthode diffère. Vous procédez par contrôles aléatoires sur l'ensemble des secteurs et par « rotation statistique » par secteur, ce qui conduit sur une période longue à une forme de lissage des erreurs possibles d'un secteur à l'autre par année. Ainsi, vous obtenez sans doute une image assez proche de la réalité, s'agissant du niveau de fraude étendu à tous les secteurs, certains étant plus à risque que d'autres. La Cour des comptes, quant à elle, a choisi une extrapolation des contrôles effectifs. La notion de ciblage étant intégrée dans cette méthode de calcul, cela peut expliquer la différence.

Vos chiffres se situent entre 6,8 et 8,4 milliards d'euros et ceux de la Cour des comptes entre 16,8 et 20,8 milliards d'euros. Selon la DNLF, le montant de fraudes détectées en 2018 s'élève à 451 millions d'euros. Il existe donc un écart important entre la fraude détectée et son évaluation générale. Pouvez-vous nous préciser votre approche sur ce point ?

Par ailleurs, vous nous expliquez que la fraude en réseau est l'une de vos cibles en matière de contrôle et de lutte contre la fraude. En termes de typologie, cette fraude est liée à la dissimulation d'emplois salariés, à la fausse sous-traitance et au travail détaché. Dans la fraude détectée, quel est le pourcentage de la fraude en réseau ? Augmente-t-il ? Votre organisme développe-t-il une stratégie particulière de ciblage et de lutte contre cette fraude en réseau ? Les exemples de ce type de fraude vous permettent-ils d'établir ou non un lien avec d'autres fraudes fiscales ou aux prestations sociales, qui constitueraient une sorte de « plaque de fraudes » ? Auriez-vous connaissance du fait que cette fraude organisée constituerait une source de financement pour des organisations criminelles ?

Enfin, connaissez-vous la réalité géographique du risque de fraude organisée en France ? S'agissant du travail détaché, y a-t-il des zones de provenance à risque ? Cela fait-il partie des statistiques que vous faites et qui pourraient nourrir votre stratégie de lutte contre la fraude organisée ?

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Yann-Gaël Amghar, directeur de l'Agence centrale des organismes de sécurité sociale (ACOSS)

Concernant l'évaluation de la fraude, la différence entre la Cour des comptes et nous résulte effectivement de la prise en compte du ciblage. Concernant l'écart entre les 5,2 et 6,5 milliards d'euros d'évaluation de la fraude aux cotisations sociales et les montants détectés, le montant détecté en 2018 n'est pas de 450 millions d'euros, mais de 640 millions d'euros, ce qui signifie que nous détectons et redressons 10 % du total.

Nous ne pouvons pas considérer que les montants détectés de la fraude constituent une cagnotte récupérable, car le modèle économique de ces activités repose sur le non-paiement de cotisations. Si ces activités étaient régulières, beaucoup d'entre elles n'existeraient pas, ou pas avec la même ampleur. Ensuite, dans quelque domaine que ce soit, il n'existe aucune situation où l'infraction est détectée à 100 %.

Cela ne signifie pas que nous ne devons pas renforcer les montants redressés. Dans le cadre de la convention d'objectifs et de gestion (COG) 2018-2022 entre l'État et les URSSAF, nous avons pour objectif d'augmenter de 50 % les redressements par rapport à la période quinquennale précédente. Cette ambition d'augmenter la fraude détectée repose sur le renforcement de moyens et l'apport d'outils.

La part de la fraude en réseau n'est pas forcément évidente à définir. Néanmoins, je peux indiquer le degré de concentration de l'enjeu financier sur les grandes affaires de fraude. Sur plus de 5 000 actions de contrôle réalisées en 2018, les 100 premières affaires concentraient la moitié des rendements. Les situations de fraude de grande ampleur peuvent reposer sur des montants importants. Par exemple, dans le résultat de 2018, un dossier dépassait 100 millions d'euros à lui seul. Certes, il s'agissait d'un dossier particulier concernant une organisation qui exploitait le détachement pour organiser un système d'emploi d'assez grande ampleur reposant sur de l'évasion sociale.

Dans certains cas, le fait d'organiser une activité économique reposant sur l'évasion sociale constitue le cœur du rendement de l'activité délictueuse. D'autres situations peuvent nous être signalées par des partenaires tels que Tracfin, la police, la gendarmerie ou l'office central de lutte contre le travail illégal (OCLTI) et portent sur des infractions d'autre nature : organisation criminelle, blanchiment, financement d'activités terroristes. Par effet de ricochet, elles peuvent traduire un recours au travail dissimulé ou l'utilisation du travail dissimulé comme élément de valorisation.

Par conséquent, je ne sais pas si nous pouvons donner une évaluation globale de la part de ces fraudes en réseau. S'agissant des fraudes de grande ampleur, les investigations peuvent être extrêmement longues et il peut se passer un certain temps avant que le dossier ne soit conclu par un redressement. En 2018, nous avons exploité 115 signalements de Tracfin qui ont donné lieu à plus de 120 millions d'euros de redressement, soit un montant moyen de 1 million d'euros par affaire.

Concernant la prévalence géographique, nous ne disposons pas actuellement de données permettant d'établir une telle cartographie complète sur l'ensemble du territoire. Nous constatons toutefois que, pour la plupart des secteurs concernés, l'Île-de-France affiche généralement un taux de prévalence de la fraude supérieur à la moyenne nationale.

En revanche, nous disposons de données beaucoup plus fines et précises sur les secteurs les plus exposés à la fraude et nous communiquons sur ces éléments. Une part importante concerne le bâtiment et les travaux publics, plus encore dans les activités de finition, qui sont moins visibles et moins massives. Les cafés et la restauration ainsi que les transports affichent aussi un niveau de prévalence assez élevé. Dans ces secteurs, la fraude peut s'expliquer par le caractère mobile du lieu de travail ou par une forte rotation de la main d'œuvre.

Concernant le détachement, nous menons des actions de coopération avec différentes institutions d'États membres de l'Union européenne pour progresser sur le sujet. Cela peut reposer sur le partage d'une définition des conditions régulières du détachement. En effet, les situations de détachement frauduleux peuvent prospérer car la remise en cause du caractère légitime de détachement est procéduralement extrêmement lourde, du fait du droit et d'une jurisprudence de la Cour de justice de Luxembourg. Celle-ci protégeant fortement la liberté de prestation de services, elle fait peser des obligations extrêmement lourdes sur les corps de contrôle pour démontrer un agissement frauduleux. Ainsi, les corps de contrôle doivent d'abord saisir une institution homologue pour obtenir un retrait du certificat de détachement, ce qui suppose d'avoir des contacts avec ces dernières et de partager avec elles des conditions de conformité du détachement.

Le travail en détachement ne vient pas majoritairement de la partie centrale et orientale de l'Europe. Une part importante des volumes de salariés détachés vient des États frontaliers à la France – Belgique, Allemagne, Italie, Espagne. Certaines de ces situations de détachement, provenant de pays dont nous pouvons penser qu'ils ont un niveau de protection comparable au nôtre, peuvent néanmoins être frauduleuses. Avec l'Italie et la Belgique, nous avons le niveau de coopération le plus avancé, car il existe des signalements réciproques sur des situations de risque de fraude. Nous avons également des échanges avec l'Espagne, le Portugal et la Pologne.

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Emmanuel Dellacherie, directeur de la réglementation, du recouvrement et du contrôle

En matière de fraude en réseau, nous avons beaucoup progressé en tissant des partenariats avec l'OCLTI et Tracfin. Dans les deux cas, la mise à disposition d'inspecteurs du recouvrement au sein de ces structures nous donne accès à des dossiers extrêmement importants du point de vue infractionnel. Cela apporte aussi les compétences en termes d'investigation comptable et financière pour le traitement de ces dossiers, dont la plupart fait ensuite l'objet d'une judiciarisation. En général, les procureurs sont très attachés à ce que les URSSAF puissent chiffrer le préjudice pour les organismes de sécurité sociale.

Actuellement, les signalements transmis par Tracfin représentent une source très importante de nos redressements : 121 millions d'euros en 2018 sur 641 millions d'euros de redressement global. Pour le dossier très significatif évoqué par Yann-Gaël Amghar en matière de fraude de détachement, nous avons collaboré de manière très étroite avec l'OCLTI.

S'agissant de la connexion des différentes formes de fraude, qui est souvent la marque des fraudes en réseau, le lien entre une dissimulation d'activité et la fraude fiscale est quasiment systématique. Dès lors que tout ou partie d'une activité économique n'est pas déclaré, il s'ensuit un préjudice à la fois pour les finances publiques et pour la sécurité sociale.

Les liens entre la fraude aux cotisations et la fraude aux prestations, y compris en réseau, sont sans doute moins systématiques. Toutefois, un partenariat très étroit existe entre les URSSAF et les caisses prestataires dans l'ensemble des régions. Chaque année, nous leur transmettons plusieurs milliers de signalements – 2 600 en 2019 –, à partir desquels elles peuvent mettre à jour des situations de fraude. Des personnes en situation de travail dissimulé qui bénéficient pourtant de prestations soumises à des conditions d'inactivité ou d'inaptitude en constituent l'exemple classique. Dans de telles situations, nous observons un lien assez net entre la fraude aux cotisations et la fraude aux prestations.

Ces enjeux sont importants et il existe une proximité de travail et de partenariat assez forte entre les URSSAF, les CPAM et les CAF dans les différentes régions.

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Pourriez-vous revenir sur la manière dont vous travaillez avec la délégation nationale de lutte contre la fraude (DNLF) ? Avez-vous des travaux en commun et, le cas échéant, quelle en est la nature ?

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Emmanuel Dellacherie, directeur de la réglementation, du recouvrement et du contrôle

Les travaux avec la DNLF ont été assez nombreux depuis sa création en 2008. À mon sens, le principal intérêt de la DLNF a été de donner la possibilité à différents organismes et administrations de partager certaines préoccupations, alors qu'ils n'avaient pas forcément l'habitude de travailler ensemble jusqu'alors. Le partage de ces préoccupations a fait émerger des besoins communs en termes d'échange d'informations et de partage de données.

Par exemple, il y a une dizaine d'années, nous avons mis en place avec l'administration fiscale l'accès au fichier des comptes bancaires. Aujourd'hui, toutes les caisses prestataires bénéficient de ce type de dispositif et la DNLF a aidé à étendre à l'ensemble des organismes la faculté d'interroger directement ce fichier. La convention avec Tracfin a également été amenée par la DNLF au début des années 2010 et ce partenariat fonctionne très bien.

La DNLF a donc joué un rôle précurseur dans la mise en commun d'informations et de relations entre les partenaires. Une fois que ces relations existent, les organismes n'ont plus besoin d'une organisation intermédiaire pour travailler ensemble.

Évidemment, toutes les URSSAF participent aux comités départementaux anti-fraude (CODAF) animés par la DNLF. Ils permettent de remonter des informations du terrain et de fixer des objectifs partagés. Par exemple, au cours des dernières années, les URSSAF et les organismes prestataires ont pu exercer via les CODAF un contrôle sur les entreprises de transport sanitaire pour déceler des situations de fraude à la fois aux cotisations et en matière de facturation de soins.

Enfin, de nombreuses formations pluridisciplinaires ont été organisées dans le cadre de la lutte contre les fraudes, permettant de brasser différents publics. À titre personnel, j'ai eu l'occasion d'intervenir plusieurs années auprès de commissaires de police ou de magistrats dans le cadre de formations de la DNLF. C'est extrêmement enrichissant et je crois que cela a été utile également en termes d'acculturation des différentes administrations sur les préoccupations des uns et des autres en matière de lutte contre la fraude.

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En matière de sanction, dans quel cas saisissez-vous la justice pénale dans les dossiers de fraude ? Considérez-vous que le fait de saisir la justice pénale est un moyen efficace pour sanctionner ? Cela a-t-il, d'après vous, un effet dissuasif ?

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Yann-Gaël Amghar, directeur de l'Agence centrale des organismes de sécurité sociale (ACOSS)

Pour notre part, la transmission au parquet du procès-verbal d'infraction est systématique pour tout constat d'infraction au travail dissimulé, car elle est indispensable pour mettre en œuvre les sanctions civiles – redressement, majoration de redressement, annulation d'exonération. De manière classique, l'opportunité des poursuites appartient au procureur de la République. Toutefois, nous constatons un bon niveau de réponses pénales après engagement des poursuites, soit 11 % en 2018, sachant que 60 % de ces réponses pénales concernent des procédures alternatives aux audiences de jugement, le plus souvent des rappels à la loi ou des compositions pénales.

Au-delà des suites données par le parquet, les condamnations peuvent paraître assez limitées au regard de l'enjeu. Le travail dissimulé est passible de trois ans de prison ferme et 45 000 euros d'amende, peine qui peut être portée à cinq ans de prison ferme et 75 000 euros d'amende lorsque le délit est commis à l'égard de plusieurs personnes, d'un mineur ou d'une personne vulnérable. Pour les personnes morales, le montant de l'amende pénale peut atteindre 225 000 euros. Ce sont les montants maximaux prévus par la loi. En réalité, le montant moyen des amendes est assez faible : moins de 2 000 euros d'amende pour les personnes physiques et aux alentours de 6 000 euros pour les personnes morales, alors que les montants de redressement dépassent 100 000 euros par infraction.

En résumé, les suites judiciaires apportées à ces signalements sont variables du point de vue de l'intensité de la réponse pénale. Néanmoins, le caractère pénalement répréhensible de cette infraction est extrêmement important car il emporte d'autres conséquences. Il conduit notamment à traiter ces redressements de manière tout à fait différente d'un contrôle classique. Par exemple, dans la période que nous venons de connaître, les URSSAF ont suspendu leurs actions de recouvrement et de recouvrement forcé sur les créances, mais l'exception liée au caractère pénalement répréhensible de la fraude s'est appliquée au travail dissimulé. C'est une conséquence concrète, à la fois juridique et opérationnelle, de la qualification pénale de ces infractions.

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Emmanuel Dellacherie, directeur de la réglementation, du recouvrement et du contrôle

Au-delà du montant des amendes, qui peut sembler relativement limité pour un certain nombre de dossiers, la publicité donnée aux jugements est importante pour les URSSAF. Nous la demandons d'ailleurs fréquemment lorsque nous nous constituons partie civile. En outre, le juge peut assortir la condamnation de peines complémentaires telles que l'interdiction de gérer ou l'interdiction de soumissionner à des marchés publics. Cette dimension non financière de la condamnation peut aussi jouer un rôle dissuasif.

Il faut donc prendre en compte l'ensemble de l'activité pénale, d'autant qu'il existe un partenariat très étroit entre les URSSAF et les parquets sur l'ensemble du territoire. Ce partenariat est plus évident dans les grosses juridictions, où opèrent un substitut du procureur ou un procureur adjoint spécialisé dans les affaires économiques et financières. Cela permet de tisser des liens plus facilement et de traiter les fraudes complexes en réseau sophistiqué, car il est nécessaire d'avoir des moyens dans la chaîne pénale pour traiter ces affaires à fort enjeu. Nous souhaitons donc qu'il y ait davantage de magistrats spécialisés pour ces infractions.

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Nous n'avons pas de différence d'appréciation sur le montant de la fraude détectée. Le chiffre de 451 millions d'euros provenant de la DNLF pour 2018 représente bien la fraude détectée. Celui de 640 millions d'euros que vous mettiez en avant, monsieur le directeur, représente la fraude détectée plus les sanctions prononcées, c'est-à-dire la totalité de la fraude que vous entendez recouvrer. Il n'y a là qu'une différence de méthode.

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Yann-Gaël Amghar, directeur de l'Agence centrale des organismes de sécurité sociale (ACOSS)

Les montants des redressements se composent du principal, c'est-à-dire le rétablissement des cotisations qui auraient dû être payées, de sanctions complémentaires, qui sont une majoration sur le redressement, et d'autres sanctions complémentaires, à savoir les annulations d'exonération éventuellement mises en œuvre. L'écart entre le chiffre de la DNLF et le nôtre n'est qu'apparent.

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D'après votre expérience de la lutte contre les fraudes aux cotisations sociales, quelles mesures conviendrait-il de prendre pour améliorer l'efficacité du dispositif ?

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Yann-Gaël Amghar, directeur de l'Agence centrale des organismes de sécurité sociale (ACOSS)

S'agissant de la fraude au détachement, certains éléments relèvent davantage de l'évolution du droit européen, soit dans les conditions d'éligibilité du détachement, soit dans les conditions dans lesquelles la possibilité est reconnue aux les organismes de contrôle de dénoncer le caractère fallacieux des détachements. Ce point me paraît important, mais nous connaissons la difficulté et les délais de mise en œuvre. Nous savons à quel point la rédaction du règlement européen sur la coordination des systèmes de sécurité sociale a été compliquée.

J'insiste cependant sur ce point, d'autant que le sujet du détachement frauduleux a souvent été pris principalement – et on peut le regretter – sous l'angle de son impact en termes de droit du travail, tant dans le débat national qu'au plan européen. La question de savoir s'il est normal ou non d'appliquer à un salarié détaché le droit du travail du pays d'origine ou celui du pays d'emploi est bien sûr un débat d'importance, mais relativement circonscrit dès lors qu'un noyau de règles du pays d'emploi s'applique même en cas de détachement. L'enjeu de risque de fraude aux cotisations sociales ou de dumping social à travers l'application d'un système de sécurité sociale moins protecteur à des salariés qui relèvent de fait du marché du travail français, ainsi que l'enjeu de sécurité sociale, me semblent au moins aussi importants, voire plus importants, que l'enjeu de droit du travail.

En matière de détachement, un axe de progrès important réside selon moi dans les actions de coopération entre institutions de sécurité sociale, étant entendu qu'elles dépendent de la volonté de coopération de ces institutions et des gouvernements concernés. Nous avançons de manière extrêmement facile avec nos homologues belges, alors que nous avançons plus difficilement avec d'autres pays, dont certains voisins de la France.

Dans un cadre plus strictement français, l'axe majeur de progrès, tant dans la détection des fraudes que dans leur répression, réside dans le partage des données entre administrations, ou même entre administrations et partenaires privés. Il me paraît essentiel de pouvoir progresser sur le ciblage. Cela a été mis en avant et réalisé par les lois successives, dont la loi relative à la lutte contre la fraude adoptée l'an dernier, mais nous pouvons encore progresser dans le partage de données avec les administrations fiscale et douanière pour mieux identifier des risques de fraude.

Il existe par exemple un fort enjeu autour du fichier national des interdits de gérer (FNIG), qui est très important notamment pour lutter contre le phénomène des entreprises éphémères, c'est-à-dire des personnes qui créent régulièrement des entreprises pour couvrir du travail dissimulé. Le FNIG, qui est géré par le ministère de la justice, ne peut pas légalement être apparié avec nos données alors que ce serait un moyen important de progresser dans le ciblage des risques de fraude.

En aval, l'amélioration du recouvrement en matière de travail dissimulé constitue un enjeu important. Là aussi, l'accès à différents fichiers nous permet de progresser, qu'il s'agisse du fichier national des cartes grises – notamment pour opérer des saisies conservatoires – ou de fichiers relatifs au patrimoine. La loi relative à la lutte contre la fraude adoptée en 2018 permet des liens importants, dont certains se mettent en œuvre depuis très peu de temps, mais nous devons continuer à progresser dans le partage de données entre organismes pour mieux cibler la fraude et mieux la réprimer.

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Avec quels pays rencontrez-vous des difficultés, et pourquoi ?

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Yann-Gaël Amghar, directeur de l'Agence centrale des organismes de sécurité sociale (ACOSS)

Cela peut surprendre, mais nous avons réussi à monter des partenariats avec nos homologues italiens, belges, espagnols ou portugais, alors que nous n'avons pas vraiment réussi avec nos homologues allemands. Je ne sais si cela traduit une absence de volonté de coopération ou une organisation administrative particulièrement complexe sur le sujet, qui conduit à un émiettement des acteurs avec lesquels nous pourrions coopérer. Entre ce qui relève du niveau fédéral ou des Länder et ce qui relève des différentes institutions de sécurité sociale, nous avons eu du mal à avancer, alors que nous avons pu mettre en place des coopérations avec la Pologne ou la Bulgarie. Pourtant, les volumes de salariés détachés en provenance d'Allemagne ne sont pas négligeables, vu l'importance du pays et la porosité de cette frontière en termes économiques.

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Nous vous remercions pour cet échange. Nous reviendrons peut-être vers vous avec des questions complémentaires.

La réunion se termine à dix-neuf heures trente.