Je vous remercie pour votre invitation et pour l'attention que vous avez bien voulu porter à mes travaux.
Maître de conférences en droit à l'université de Lorraine, j'enseigne essentiellement le droit de la protection sociale. Je consacre en outre une part importante de mes activités de recherche à la question de la fraude en droit de la protection sociale. Comme vous l'avez dit, ma thèse de doctorat, qui est ma principale contribution à cette question, a été consacrée à la lutte contre les fraudes aux prestations et aux cotisations.
Depuis sa publication, en 2018, j'ai nourri mes réflexions juridiques de retours d'expériences pratiques et de terrain que je recense à l'occasion des formations de lutte contre la fraude que j'anime au sein de l'École nationale supérieure de sécurité sociale (EN3S) ou auprès d'organismes de recouvrement.
Ma thèse m'a conduite à mener une analyse juridique, à la fois exhaustive et transversale, de l'ensemble du corpus juridique qui constitue désormais le bras armé du principe de solidarité nationale. Ainsi, j'ai travaillé sur les problématiques allant de la notion de fraude à son recouvrement en passant par la détection – les procédures de contrôle stricto sensu, les croisements d'informations –, mais également les sanctions, qu'elles soient civiles, administratives ou pénales. Ce qui m'a amené à faire plusieurs constats et à tirer certains enseignements qui m'ont amenée à formuler des propositions.
Sachant que vous disposez de cet ouvrage et de mes réponses à votre questionnaire, et compte tenu du peu de temps dont nous disposons, je me bornerai à partager avec vous de grandes réflexions transversales, quitte à y apporter, s'il en est besoin, les approfondissements techniques nécessaires.
Voici donc les principaux enseignements que j'ai tirés de ma thèse.
Tout d'abord, nous disposons d'un corpus de normes juridiquement complet, globalement satisfaisant lorsqu'il est mis en perspective avec les enjeux stratégiques, économiques et juridiques. C'est d'autant plus vrai lorsque l'on mesure d'où l'on part, notamment en matière de fraudes aux prestations où, pendant des années, tout a été focalisé sur le travail clandestin et dissimulé. Si les mesures spécifiques à la fraude aux prestations ont, beaucoup plus tardivement, explosé, si je puis dire, il ne faut pas y voir une lutte contre la « fraude des pauvres », loin de là : c'était essentiellement une manière de corriger la disparité des prérogatives reconnues aux organismes de recouvrement et, plus largement, aux administrations compétentes dans la lutte contre le travail illégal en leur donnant des moyens comparables en matière de lutte contre la fraude aux prestations – qui, même si cela ne plaît pas, est bel et bien une réalité.
Il est évidemment impératif de lutter contre la fraude, toutes les fraudes, c'est d'ailleurs un objectif constitutionnel ; pour autant, la fin ne justifie pas tous les moyens. Du reste, la Cour de cassation se positionne souvent comme ce gardien de l'équilibre entre les prérogatives des organismes – la protection des finances – et les droits des usagers. J'ai été un peu surprise, en lisant les comptes rendus de vos auditions précédentes, de constater que les différents intervenants consacraient assez peu de places à la jurisprudence de la Cour de cassation qui, de toute façon, participe de ce processus : non seulement elle est la gardienne de cet équilibre, mais elle peut remettre en cause différents recouvrements. Sa jurisprudence mérite, me semble-t-il, d'être prise en compte dans toute réflexion visant à améliorer le dispositif.
Ensuite, les capacités de détection s'améliorent nettement, grâce à une meilleure sécurisation des contrôles et au renforcement des prérogatives de contrôle des différents organismes, des branches et des régimes, lui-même soutenu par une amélioration considérable de l'accès à l'information. Celle-ci reste en la matière le nerf de la guerre : l'asymétrie informationnelle qui présidait à la relation entre l'organisme et l'usager était en effet particulièrement défavorable au premier, ce qui contribuait à alimenter la fraude.
De ce point de vue, l'abandon d'un fonctionnement en silo au profit d'un décloisonnement des informations constitue une évolution particulièrement favorable à la conciliation des intérêts en présence, qu'il s'agisse de lutter contre la fraude, de préserver les droits des usagers et, in fine, de s'assurer du paiement à bon droit. Cela permet de prévenir la fraude, les erreurs, de mieux cibler les contrôles tout en facilitant et en simplifiant les démarches des usagers. À terme, le croisement des informations pourrait être aussi une solution pour lutter simultanément contre la fraude et contre le non-recours au droit, que les gens opposent très souvent à chaque fois que l'on aborde la question de la lutte contre la fraude, en particulier aux prestations.
Par ailleurs, j'ai pu apprécier l'opportunité d'une répression duale, où s'articulent répression pénale et répression administrative. Le législateur a ainsi permis une réponse dont la sévérité est mieux proportionnée aux manquements détectés, sans encombrement excessif des prétoires – cause de nombreux classements sans suite. Cela permet également de « doper » la certitude de la répression, ce qui accroît l'effet incitatif. Qui plus est, par leur caractère pécuniaire, les pénalités financières alimentent les caisses de sécurité sociale, à la différence des amendes qui se perdent dans les caisses du Trésor public, et cela sans sacrifice des garanties puisque les pénalités financières ou les sanctions privatives de droits relèvent du droit punitif et sont soumises aux droits et garanties constitutionnelles ou conventionnelles.
Même si elle n'est pas exempte de toute critique, cette approche, sur le fond, me paraît tout à fait satisfaisante et mérite d'être poursuivie. Elle se situe d'ailleurs dans la ligne fixée par le Conseil constitutionnel, favorable à la coexistence de sanctions administratives et pénales, voire, on l'a vu récemment, à leur cumul, sous réserve évidemment du principe de proportionnalité.
D'autres constats sont un peu moins positifs.
Ainsi, il me paraît impératif de définir la notion de fraude sociale en la circonscrivant aux éléments intentionnels. On ne peut que s'étonner de l'approche du législateur qui, depuis 2004, a déployé un arsenal considérable de mesures anti-fraude sans jamais avoir pris la peine de définir exactement ce que l'on entend par là. Presque de quinze ans après, on se pose encore la question !
J'ai tendance à penser que nous savons ce qu'est la fraude, mais que nous n'avons jamais franchement mis les mots dessus. J'ai formulé une proposition de définition dans mes travaux : elle vaut ce qu'elle vaut, mais peut-être permettra-t-elle de nourrir votre réflexion. À titre personnel, je suis donc plutôt favorable à la valorisation de l'atteinte portée au principe de solidarité nationale dans la définition de la fraude sociale – je parle bien de définition, et non d'incrimination –, dans la mesure où c'est bien ce principe qu'il s'agit de protéger, et c'est cela qui justifie les particularités et les mesures dérogatoires propres au dispositif que nous connaissons.
C'est au niveau des procédures de contrôle sur place des assurés et des bénéficiaires de prestations servies par les caisses d'allocation familiale (CAF), les caisses primaires d'assurance maladie (CPAM), etc., que le dispositif pèche le plus. Les opérations de contrôle sur place, notamment par les CAF, sont notoires ; mais on a beau compulser le code de la sécurité sociale, elles ne sont pas encadrées, ou elles le sont insuffisamment, ce qui induit une certaine subjectivité. En tout état de cause, ce manque d'encadrement juridique nuit tant aux organismes qu'aux usagers, par le fait qu'il entraîne une carence en garanties qui prête le flanc à la critique et, du coup, alimente une défiance assez injustifiée à l'endroit des caisses.
Je maintiens que la coexistence des répressions pénale et administrative – articulées autour d'un effet de seuil, nous pourrons en discuter – me semble relativement pertinente car elle permet de donner une réponse proportionnée à la gravité du manquement. Même si, de mon point de vue, toutes les fraudes sociales méritent d'être sanctionnées compte tenu de l'atteinte portée au principe de solidarité nationale, la réponse apportée doit être mesurée, nuancée et proportionnée.
Sur la forme en revanche, certaines sanctions pénales mériteraient d'être revues, par exemple dans le cas de la fraude aux cotisations, hors travail dissimulé. Les dispositifs de pénalités financières devraient être également unifiés : pourquoi multiplier les procédures ? Une seule suffirait largement. Poussé à son paroxysme, ce travail de rationalisation pourrait conduire à la coexistence d'un ou deux délits de fraude dans le code pénal, peut-être même à un délit commun à la fraude aux cotisations et aux prestations, à l'exemple de ce qui a été expérimenté en Belgique : cela permettrait notamment de réprimer les fraudes aux cotisations liées aux fausses domiciliations ou les placements fallacieux en zones franches urbaines, autant de montages autorisant les exonérations. En 2014, la Cour des comptes remarquait une cristallisation des réflexions autour du travail dissimulé, ce qui reste nécessaire, mais les fraudes aux cotisations ne se limitent pas à ce seul domaine.
De même, il conviendrait de porter une attention particulière à la nature juridique des sanctions et des mesures. Je le répète, les pénalités, les sanctions privatives de droit à caractère punitif emportent la soumission aux principes du droit punitif définis par le Conseil constitutionnel et la Cour européenne des droits de l'homme. Le législateur, me semble-t-il, en a globalement plutôt bien pris la mesure en matière de répression des fraudes aux prestations sociales, mais beaucoup moins s'agissant des fraudes aux cotisations, surtout au regard au principe de proportionnalité.
J'ai bien compris, en lisant les comptes rendus des auditions, que la fraude en bande organisée faisait l'objet d'une attention particulière ; reste que l'effet dissuasif recherché dans le dispositif repose davantage sur la certitude de la répression que sur des sanctions financièrement très lourdes, mais quasiment jamais prononcées, en tout cas sous leur plus haute expression. De mon point de vue, la pénalité pour abus de droits ne sert à rien : issue d'un copier-coller du droit fiscal vers le droit social, elle n'a jamais été prononcée ; il me semble même que le comité de l'abus de droit n'a été saisi d'aucune demande à ce jour. Du coup, cela vient nuire à la pertinence d'un dispositif que je trouve plutôt bon.
D'une manière générale, on ne peut qu'être critique face à l'arsenal normatif global, à ce fourmillement de textes peu ordonnancés, vecteurs d'incohérences et parfois de redondances. Des esprits chagrins pourraient y voir un manque de réflexions d'ensemble, voire l'adoption de mesures « en opportunité », avec un cloisonnement du raisonnement par régimes et par branches. Or, sous l'impulsion du législateur, nous avons retenu une démarche partenariale et ce dernier doit d'après moi adopter la même attitude, la même réflexion transverse que celle qui est demandée aux opérationnels.
Par exemple, en matière de fraude aux cotisations, le code de la sécurité sociale prévoit depuis longtemps une contravention plafonnée à 1 500 euros en cas de non-paiement des cotisations, le travail dissimulé faisant quant à lui l'objet d'un délit particulier. Est arrivée toute la polémique autour de la remise en cause, évidemment infondée, du monopole de la sécurité sociale ; on a immédiatement sorti un nouveau texte, en l'occurrence l'article L. 114-18 du code de la sécurité sociale, lequel dispose qu'une personne incitant à ne pas s'affilier encourt six mois d'emprisonnement et une amende de 30 000 euros, et une personne qui ne serait pas affiliée six mois d'emprisonnement et une amende de 15 000 euros. Dans le cadre de la rationalisation des mesures, ne pouvait-on tout simplement considérer que le fait de ne pas s'affilier revient à n'avoir pas déclaré son activité et l'assimiler à du travail dissimulé ? Faisons le parallèle avec la fraude aux prestations, commise par exemple à l'aide d'un faux document : selon l'article 441-6 du code pénal, on encourt alors deux ans d'emprisonnement et une amende de 30 000 euros. La comparaison offre à l'évidence matière à critiques alors même que, dans un cas comme dans l'autre, de tels agissements méritent évidemment d'être sanctionnés.
Les mêmes problèmes d'éparpillement et de croisements d'informations se posent dans ce que j'appelle l'« assistance internationale », autrement dit dans les échanges de données, de renseignements, de documents avec des homologues étrangers. En 2005, deux articles, du code de la sécurité sociale et du code du travail visant à lutter contre le travail dissimulé ont reconnu, sous réserve du principe de réciprocité, la possibilité d'échanger des informations. En 2009, lorsque l'on s'est avisé qu'il convenait également de lutter contre les fraudes aux prestations, un nouvel article L. 114-22 a été créé permettant aux organismes chargés du service des prestations de pouvoir échanger documents, informations, etc. Sur le fond, cette harmonisation des moyens de lutte contre toutes les fraudes est une bonne chose, mais pourquoi trois mesures ? Du fait de ces ajouts successifs, on perd en lisibilité, ce qui complique la prise en main du corpus juridique par les opérationnels ; c'est un peu dommage. Une réécriture à droit constant du dispositif afin de le rendre plus lisible pourrait être l'occasion de remettre à plat les différentes mesures, de rationaliser les textes et, le cas échéant, de mettre en perspective les disparités et de corriger le cas échéant les moins opportunes, sur le plan des prérogatives reconnues aux divers organismes de protection sociale comme sur celui des garanties reconnues à leurs usagers respectifs. Nous en serons tous d'accord : la complexité du droit nuit à sa qualité, au point de ternir la légitimité de la lutte contre la fraude.
Je me dois toutefois de noter une amélioration : depuis fin 2019, nous assistons à une convergence des prérogatives de contrôle de l'URSSAF et du régime agricole. C'est une bonne chose ; il est seulement dommage que cette réflexion transversale n'ait pas été menée en amont.
Mieux : ne serait-il pas temps d'envisager la création d'un code des procédures et des sanctions sociales compilant les procédures de contrôle et, le cas échéant, les procédures de recouvrement, les différentes sanctions pénales et administratives communes aux différents acteurs de la lutte contre la fraude ? Les codes existants – code de la sécurité sociale, code de l'action sociale et des familles, etc. – seraient ainsi délestés de ces mesures procédurales, répressives ou de recouvrement, conserveraient les règles de fond et gagneraient en lisibilité : la complexité du droit alimente en effet tout autant la fraude que la simplification des démarches administratives commencées dans les années 2000, car elle rend plus difficile la caractérisation de l'intention. Cette solution présenterait l'avantage non négligeable d'épurer le code de la sécurité sociale qui mériterait, à l'instar de ce qui a été fait pour le droit du travail, d'être simplifié tant il est devenu complexe, y compris pour les spécialistes. Sauf erreur de ma part, lors de son audition, la sénatrice Goulet a reconnu qu'il était pour le moins compliqué, en ouvrant le code de la sécurité sociale, de lister l'ensemble des prestations. Et alors que mon travail consiste m'amène à le manipuler de manière quasiment quotidienne, je n'ai pas honte de dire qu'il m'arrive parfois de m'arracher les cheveux !
La simplification du droit de la sécurité ou, à tout le moins, la création d'un code de la sécurité sociale numérique, à l'image de ce qui existe pour le code du travail, permettrait de « vulgariser » le droit de la sécurité sociale et de faciliter la compréhension par les usagers des conditions d'octroi des prestations et d'assujettissement ou l'assiette des cotisations. L'avantage serait double : réduire le risque d'erreurs et faciliter la démonstration de l'élément intentionnel, donc, la possibilité de poursuivre et de sanctionner la fraude.
Enfin, j'ai constaté qu'une trop grande agilité, pour ne pas dire instabilité législative, n'est pas souhaitable. Le droit de communication, par exemple, en est à sa huitième version depuis son adoption en 2007 ! Sans compter les délais d'appropriation des outils par les organismes et de leur mise en œuvre opérationnelle : le répertoire national commun de la protection sociale (RNCPS) n'a commencé à être déployé qu'en 2016 ; en 2020, on commence à peine à connaître le montant des prestations qui y figurent. On pourrait aussi prendre le cas de la flagrance sociale, et bien d'autres exemples. Peut-être faudrait-il s'attacher à rationaliser les mesures, en essayant de voir plus loin afin d'y revenir moins souvent, ce qui faciliterait la mise en œuvre opérationnelle.