COMMISSION D'ENQUÊTE RELATIVE A LA LUTTE CONTRE LES FRAUDES AUX PRESTATIONS SOCIALES
Mercredi 15 juillet 2020
La séance commence à quatorze heures cinq.
Présidence de M. Patrick Hetzel. Président
La commission d'enquête relative à la lutte contre les fraudes aux prestations sociales procède à l'audition de Mme Kristel Meiffret-Delsanto, maître de conférences en droit privé et sciences criminelles à l'université de Lorraine.
Mes chers collègues, je tiens d'abord à vous informer que le rapporteur, M. Pascal Brindeau, et moi-même nous sommes rendus ce matin à la Direction centrale de la police aux frontières (DCPAF) à Lognes, où nous avons pu rencontrer responsables, enquêteurs et techniciens. De même, nous irons vendredi à Tours dans les locaux du Service administratif national d'identification des assurés nés à l'étranger (SANDIA). Un compte rendu de ces déplacements vous sera adressé la semaine prochaine.
Nous sommes heureux d'accueillir cet après-midi Mme Kristel Meffreit-Delsanto, maître de conférences en droit privé à l'université de Lorraine.
Madame, vous êtes l'auteure d'un ouvrage intitulé La fraude en droit de la protection sociale, paru en 2018 aux Presses universitaires d'Aix-Marseille, qui est issu d'une thèse soutenue en 2016 à l'université d'Aix-Marseille. Votre éclairage sera donc particulièrement précieux pour notre commission d'enquête et nous vous remercions d'avoir pris le temps de répondre de façon détaillée et argumentée au questionnaire que nous vous avons envoyé. Vos réponses ont été communiquées à l'ensemble des membres de la commission.
Avant de vous laisser la parole, je vous rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »
(Mme Kristel Meiffret-Delsanto prête serment.)
Je vous remercie pour votre invitation et pour l'attention que vous avez bien voulu porter à mes travaux.
Maître de conférences en droit à l'université de Lorraine, j'enseigne essentiellement le droit de la protection sociale. Je consacre en outre une part importante de mes activités de recherche à la question de la fraude en droit de la protection sociale. Comme vous l'avez dit, ma thèse de doctorat, qui est ma principale contribution à cette question, a été consacrée à la lutte contre les fraudes aux prestations et aux cotisations.
Depuis sa publication, en 2018, j'ai nourri mes réflexions juridiques de retours d'expériences pratiques et de terrain que je recense à l'occasion des formations de lutte contre la fraude que j'anime au sein de l'École nationale supérieure de sécurité sociale (EN3S) ou auprès d'organismes de recouvrement.
Ma thèse m'a conduite à mener une analyse juridique, à la fois exhaustive et transversale, de l'ensemble du corpus juridique qui constitue désormais le bras armé du principe de solidarité nationale. Ainsi, j'ai travaillé sur les problématiques allant de la notion de fraude à son recouvrement en passant par la détection – les procédures de contrôle stricto sensu, les croisements d'informations –, mais également les sanctions, qu'elles soient civiles, administratives ou pénales. Ce qui m'a amené à faire plusieurs constats et à tirer certains enseignements qui m'ont amenée à formuler des propositions.
Sachant que vous disposez de cet ouvrage et de mes réponses à votre questionnaire, et compte tenu du peu de temps dont nous disposons, je me bornerai à partager avec vous de grandes réflexions transversales, quitte à y apporter, s'il en est besoin, les approfondissements techniques nécessaires.
Voici donc les principaux enseignements que j'ai tirés de ma thèse.
Tout d'abord, nous disposons d'un corpus de normes juridiquement complet, globalement satisfaisant lorsqu'il est mis en perspective avec les enjeux stratégiques, économiques et juridiques. C'est d'autant plus vrai lorsque l'on mesure d'où l'on part, notamment en matière de fraudes aux prestations où, pendant des années, tout a été focalisé sur le travail clandestin et dissimulé. Si les mesures spécifiques à la fraude aux prestations ont, beaucoup plus tardivement, explosé, si je puis dire, il ne faut pas y voir une lutte contre la « fraude des pauvres », loin de là : c'était essentiellement une manière de corriger la disparité des prérogatives reconnues aux organismes de recouvrement et, plus largement, aux administrations compétentes dans la lutte contre le travail illégal en leur donnant des moyens comparables en matière de lutte contre la fraude aux prestations – qui, même si cela ne plaît pas, est bel et bien une réalité.
Il est évidemment impératif de lutter contre la fraude, toutes les fraudes, c'est d'ailleurs un objectif constitutionnel ; pour autant, la fin ne justifie pas tous les moyens. Du reste, la Cour de cassation se positionne souvent comme ce gardien de l'équilibre entre les prérogatives des organismes – la protection des finances – et les droits des usagers. J'ai été un peu surprise, en lisant les comptes rendus de vos auditions précédentes, de constater que les différents intervenants consacraient assez peu de places à la jurisprudence de la Cour de cassation qui, de toute façon, participe de ce processus : non seulement elle est la gardienne de cet équilibre, mais elle peut remettre en cause différents recouvrements. Sa jurisprudence mérite, me semble-t-il, d'être prise en compte dans toute réflexion visant à améliorer le dispositif.
Ensuite, les capacités de détection s'améliorent nettement, grâce à une meilleure sécurisation des contrôles et au renforcement des prérogatives de contrôle des différents organismes, des branches et des régimes, lui-même soutenu par une amélioration considérable de l'accès à l'information. Celle-ci reste en la matière le nerf de la guerre : l'asymétrie informationnelle qui présidait à la relation entre l'organisme et l'usager était en effet particulièrement défavorable au premier, ce qui contribuait à alimenter la fraude.
De ce point de vue, l'abandon d'un fonctionnement en silo au profit d'un décloisonnement des informations constitue une évolution particulièrement favorable à la conciliation des intérêts en présence, qu'il s'agisse de lutter contre la fraude, de préserver les droits des usagers et, in fine, de s'assurer du paiement à bon droit. Cela permet de prévenir la fraude, les erreurs, de mieux cibler les contrôles tout en facilitant et en simplifiant les démarches des usagers. À terme, le croisement des informations pourrait être aussi une solution pour lutter simultanément contre la fraude et contre le non-recours au droit, que les gens opposent très souvent à chaque fois que l'on aborde la question de la lutte contre la fraude, en particulier aux prestations.
Par ailleurs, j'ai pu apprécier l'opportunité d'une répression duale, où s'articulent répression pénale et répression administrative. Le législateur a ainsi permis une réponse dont la sévérité est mieux proportionnée aux manquements détectés, sans encombrement excessif des prétoires – cause de nombreux classements sans suite. Cela permet également de « doper » la certitude de la répression, ce qui accroît l'effet incitatif. Qui plus est, par leur caractère pécuniaire, les pénalités financières alimentent les caisses de sécurité sociale, à la différence des amendes qui se perdent dans les caisses du Trésor public, et cela sans sacrifice des garanties puisque les pénalités financières ou les sanctions privatives de droits relèvent du droit punitif et sont soumises aux droits et garanties constitutionnelles ou conventionnelles.
Même si elle n'est pas exempte de toute critique, cette approche, sur le fond, me paraît tout à fait satisfaisante et mérite d'être poursuivie. Elle se situe d'ailleurs dans la ligne fixée par le Conseil constitutionnel, favorable à la coexistence de sanctions administratives et pénales, voire, on l'a vu récemment, à leur cumul, sous réserve évidemment du principe de proportionnalité.
D'autres constats sont un peu moins positifs.
Ainsi, il me paraît impératif de définir la notion de fraude sociale en la circonscrivant aux éléments intentionnels. On ne peut que s'étonner de l'approche du législateur qui, depuis 2004, a déployé un arsenal considérable de mesures anti-fraude sans jamais avoir pris la peine de définir exactement ce que l'on entend par là. Presque de quinze ans après, on se pose encore la question !
J'ai tendance à penser que nous savons ce qu'est la fraude, mais que nous n'avons jamais franchement mis les mots dessus. J'ai formulé une proposition de définition dans mes travaux : elle vaut ce qu'elle vaut, mais peut-être permettra-t-elle de nourrir votre réflexion. À titre personnel, je suis donc plutôt favorable à la valorisation de l'atteinte portée au principe de solidarité nationale dans la définition de la fraude sociale – je parle bien de définition, et non d'incrimination –, dans la mesure où c'est bien ce principe qu'il s'agit de protéger, et c'est cela qui justifie les particularités et les mesures dérogatoires propres au dispositif que nous connaissons.
C'est au niveau des procédures de contrôle sur place des assurés et des bénéficiaires de prestations servies par les caisses d'allocation familiale (CAF), les caisses primaires d'assurance maladie (CPAM), etc., que le dispositif pèche le plus. Les opérations de contrôle sur place, notamment par les CAF, sont notoires ; mais on a beau compulser le code de la sécurité sociale, elles ne sont pas encadrées, ou elles le sont insuffisamment, ce qui induit une certaine subjectivité. En tout état de cause, ce manque d'encadrement juridique nuit tant aux organismes qu'aux usagers, par le fait qu'il entraîne une carence en garanties qui prête le flanc à la critique et, du coup, alimente une défiance assez injustifiée à l'endroit des caisses.
Je maintiens que la coexistence des répressions pénale et administrative – articulées autour d'un effet de seuil, nous pourrons en discuter – me semble relativement pertinente car elle permet de donner une réponse proportionnée à la gravité du manquement. Même si, de mon point de vue, toutes les fraudes sociales méritent d'être sanctionnées compte tenu de l'atteinte portée au principe de solidarité nationale, la réponse apportée doit être mesurée, nuancée et proportionnée.
Sur la forme en revanche, certaines sanctions pénales mériteraient d'être revues, par exemple dans le cas de la fraude aux cotisations, hors travail dissimulé. Les dispositifs de pénalités financières devraient être également unifiés : pourquoi multiplier les procédures ? Une seule suffirait largement. Poussé à son paroxysme, ce travail de rationalisation pourrait conduire à la coexistence d'un ou deux délits de fraude dans le code pénal, peut-être même à un délit commun à la fraude aux cotisations et aux prestations, à l'exemple de ce qui a été expérimenté en Belgique : cela permettrait notamment de réprimer les fraudes aux cotisations liées aux fausses domiciliations ou les placements fallacieux en zones franches urbaines, autant de montages autorisant les exonérations. En 2014, la Cour des comptes remarquait une cristallisation des réflexions autour du travail dissimulé, ce qui reste nécessaire, mais les fraudes aux cotisations ne se limitent pas à ce seul domaine.
De même, il conviendrait de porter une attention particulière à la nature juridique des sanctions et des mesures. Je le répète, les pénalités, les sanctions privatives de droit à caractère punitif emportent la soumission aux principes du droit punitif définis par le Conseil constitutionnel et la Cour européenne des droits de l'homme. Le législateur, me semble-t-il, en a globalement plutôt bien pris la mesure en matière de répression des fraudes aux prestations sociales, mais beaucoup moins s'agissant des fraudes aux cotisations, surtout au regard au principe de proportionnalité.
J'ai bien compris, en lisant les comptes rendus des auditions, que la fraude en bande organisée faisait l'objet d'une attention particulière ; reste que l'effet dissuasif recherché dans le dispositif repose davantage sur la certitude de la répression que sur des sanctions financièrement très lourdes, mais quasiment jamais prononcées, en tout cas sous leur plus haute expression. De mon point de vue, la pénalité pour abus de droits ne sert à rien : issue d'un copier-coller du droit fiscal vers le droit social, elle n'a jamais été prononcée ; il me semble même que le comité de l'abus de droit n'a été saisi d'aucune demande à ce jour. Du coup, cela vient nuire à la pertinence d'un dispositif que je trouve plutôt bon.
D'une manière générale, on ne peut qu'être critique face à l'arsenal normatif global, à ce fourmillement de textes peu ordonnancés, vecteurs d'incohérences et parfois de redondances. Des esprits chagrins pourraient y voir un manque de réflexions d'ensemble, voire l'adoption de mesures « en opportunité », avec un cloisonnement du raisonnement par régimes et par branches. Or, sous l'impulsion du législateur, nous avons retenu une démarche partenariale et ce dernier doit d'après moi adopter la même attitude, la même réflexion transverse que celle qui est demandée aux opérationnels.
Par exemple, en matière de fraude aux cotisations, le code de la sécurité sociale prévoit depuis longtemps une contravention plafonnée à 1 500 euros en cas de non-paiement des cotisations, le travail dissimulé faisant quant à lui l'objet d'un délit particulier. Est arrivée toute la polémique autour de la remise en cause, évidemment infondée, du monopole de la sécurité sociale ; on a immédiatement sorti un nouveau texte, en l'occurrence l'article L. 114-18 du code de la sécurité sociale, lequel dispose qu'une personne incitant à ne pas s'affilier encourt six mois d'emprisonnement et une amende de 30 000 euros, et une personne qui ne serait pas affiliée six mois d'emprisonnement et une amende de 15 000 euros. Dans le cadre de la rationalisation des mesures, ne pouvait-on tout simplement considérer que le fait de ne pas s'affilier revient à n'avoir pas déclaré son activité et l'assimiler à du travail dissimulé ? Faisons le parallèle avec la fraude aux prestations, commise par exemple à l'aide d'un faux document : selon l'article 441-6 du code pénal, on encourt alors deux ans d'emprisonnement et une amende de 30 000 euros. La comparaison offre à l'évidence matière à critiques alors même que, dans un cas comme dans l'autre, de tels agissements méritent évidemment d'être sanctionnés.
Les mêmes problèmes d'éparpillement et de croisements d'informations se posent dans ce que j'appelle l'« assistance internationale », autrement dit dans les échanges de données, de renseignements, de documents avec des homologues étrangers. En 2005, deux articles, du code de la sécurité sociale et du code du travail visant à lutter contre le travail dissimulé ont reconnu, sous réserve du principe de réciprocité, la possibilité d'échanger des informations. En 2009, lorsque l'on s'est avisé qu'il convenait également de lutter contre les fraudes aux prestations, un nouvel article L. 114-22 a été créé permettant aux organismes chargés du service des prestations de pouvoir échanger documents, informations, etc. Sur le fond, cette harmonisation des moyens de lutte contre toutes les fraudes est une bonne chose, mais pourquoi trois mesures ? Du fait de ces ajouts successifs, on perd en lisibilité, ce qui complique la prise en main du corpus juridique par les opérationnels ; c'est un peu dommage. Une réécriture à droit constant du dispositif afin de le rendre plus lisible pourrait être l'occasion de remettre à plat les différentes mesures, de rationaliser les textes et, le cas échéant, de mettre en perspective les disparités et de corriger le cas échéant les moins opportunes, sur le plan des prérogatives reconnues aux divers organismes de protection sociale comme sur celui des garanties reconnues à leurs usagers respectifs. Nous en serons tous d'accord : la complexité du droit nuit à sa qualité, au point de ternir la légitimité de la lutte contre la fraude.
Je me dois toutefois de noter une amélioration : depuis fin 2019, nous assistons à une convergence des prérogatives de contrôle de l'URSSAF et du régime agricole. C'est une bonne chose ; il est seulement dommage que cette réflexion transversale n'ait pas été menée en amont.
Mieux : ne serait-il pas temps d'envisager la création d'un code des procédures et des sanctions sociales compilant les procédures de contrôle et, le cas échéant, les procédures de recouvrement, les différentes sanctions pénales et administratives communes aux différents acteurs de la lutte contre la fraude ? Les codes existants – code de la sécurité sociale, code de l'action sociale et des familles, etc. – seraient ainsi délestés de ces mesures procédurales, répressives ou de recouvrement, conserveraient les règles de fond et gagneraient en lisibilité : la complexité du droit alimente en effet tout autant la fraude que la simplification des démarches administratives commencées dans les années 2000, car elle rend plus difficile la caractérisation de l'intention. Cette solution présenterait l'avantage non négligeable d'épurer le code de la sécurité sociale qui mériterait, à l'instar de ce qui a été fait pour le droit du travail, d'être simplifié tant il est devenu complexe, y compris pour les spécialistes. Sauf erreur de ma part, lors de son audition, la sénatrice Goulet a reconnu qu'il était pour le moins compliqué, en ouvrant le code de la sécurité sociale, de lister l'ensemble des prestations. Et alors que mon travail consiste m'amène à le manipuler de manière quasiment quotidienne, je n'ai pas honte de dire qu'il m'arrive parfois de m'arracher les cheveux !
La simplification du droit de la sécurité ou, à tout le moins, la création d'un code de la sécurité sociale numérique, à l'image de ce qui existe pour le code du travail, permettrait de « vulgariser » le droit de la sécurité sociale et de faciliter la compréhension par les usagers des conditions d'octroi des prestations et d'assujettissement ou l'assiette des cotisations. L'avantage serait double : réduire le risque d'erreurs et faciliter la démonstration de l'élément intentionnel, donc, la possibilité de poursuivre et de sanctionner la fraude.
Enfin, j'ai constaté qu'une trop grande agilité, pour ne pas dire instabilité législative, n'est pas souhaitable. Le droit de communication, par exemple, en est à sa huitième version depuis son adoption en 2007 ! Sans compter les délais d'appropriation des outils par les organismes et de leur mise en œuvre opérationnelle : le répertoire national commun de la protection sociale (RNCPS) n'a commencé à être déployé qu'en 2016 ; en 2020, on commence à peine à connaître le montant des prestations qui y figurent. On pourrait aussi prendre le cas de la flagrance sociale, et bien d'autres exemples. Peut-être faudrait-il s'attacher à rationaliser les mesures, en essayant de voir plus loin afin d'y revenir moins souvent, ce qui faciliterait la mise en œuvre opérationnelle.
Dans votre thèse, vous dites que les organismes de protection sociale ont tendance à fonctionner en silo…
Ce n'est plus le cas désormais.
… comme nous l'avons constaté nous-mêmes. Vous indiquez que cette manière de faire est en train de s'estomper progressivement pour laisser place au fonctionnement en réseaux. Comment pourrait-on accélérer cette évolution ? Nos auditions ont montré qu'il restait quelques traces du fonctionnement en silo…
Le législateur a mis en place le cadre juridique favorisant une telle approche décloisonnée ; mais cela suppose une acculturation qui, forcément, prend du temps.
À côté du droit, du souhait d'abandonner ce fonctionnement en silo, de la mise en œuvre opérationnelle et technique – le RNCPS, la mutualisation des informations –, il y a toute la culture du partenariat : les réunions des comités opérationnels départementaux anti-fraude (CODAF) y ont beaucoup contribué. De mémoire, la délégation nationale à la lutte contre la fraude (DNLF) organisait des formations communes afin de partager des expériences et de créer des liens. Finalement, il y a le droit, il y a le cadre et il y a les hommes…
Tout dépend des régions et des CODAF : on entend dire que certains procureurs seraient réticents, jugeant le traitement des affaires de fraude moins prestigieux que celui des escroqueries ou autres ; mais dans d'autres endroits, le système fonctionne plutôt bien, notamment grâce à la signature de conventions. En Côte-d'Or, me semble-t-il, une convention a ainsi été passée entre le procureur et les organismes afin de déterminer les éléments à réunir pour décider le procureur à poursuivre. Se crée ainsi un partenariat : si les dossiers sont un peu légers, l'élément intentionnel insuffisamment caractérisé, on choisit une autre voie ; ou bien le dossier est solide, et ce partage d'expériences permet une meilleure préparation et un meilleur suivi.
En tant que législateurs, vous avez fourni un bon cadre : si un besoin d'informations complémentaires se fait jour, la loi relative à la lutte contre la fraude fiscale, qui comprend aussi des mesures de droit social, permet d'y répondre. Il faut maintenant en prendre la mesure et impulser, par des approches, des formations communes, une dynamique où les gens se rencontrent. Cela dit, je ne suis pas une opérationnelle…
Je reviens sur la question du décloisonnement. Vous constatez que le droit autorise certaines coopérations, notamment en matière de formations, mais les personnes que nous avons auditionnées et les organismes chargés du contrôle voire de la répression – je pense par exemple à la direction centrale de la police aux frontières – nous expliquent qu'il ne leur est pas permis de disposer de toutes les données pour découvrir les éléments permettant de caractériser la fraude, notamment l'intentionnalité. Et à les entendre, ce ne serait pas qu'une question de culture : l'arsenal législatif ou réglementaire devrait être adapté en matière d'accès aux données de nature personnelle, en particulier lorsqu'il s'agit de fraude à l'identité, de fraude à la domiciliation ou de fraude documentaire, qui sont autant de portes d'entrée à la fraude sociale. Avez-vous pu appréhender une telle situation dans vos travaux ? Je ne doute pas de l'exactitude de vos constatations, mais un autre stade du cloisonnement reste encore à traiter.
Vous avez jugé positive la dualité entre répression administrative et répression pénale, cette dernière tenant sa valeur dissuasive moins à l'échelle de sanctions…
Disons que les peines encourues sont très rarement prononcées…
… qu'à la certitude que la procédure sera menée jusqu'à son terme.
Or à croire les retours que nous avons, les organismes de prestations seraient assez réticents à l'idée de s'engager dans une procédure pénale car la procédure administrative présente à leurs yeux davantage de garanties de retour sur investissement. Les CAF, notamment, préfèrent n'utiliser qu'une seule voie, en l'occurrence la procédure administrative de récupération d'un indu, plutôt qu'envisager une possible caractérisation pénale. Qu'en pensez-vous ?
Si vous m'y autorisez, je répondrai d'abord à votre seconde question.
J'ai en effet constaté la réticence des organismes à emprunter la voie pénale mais cela tient, me semble-t-il, à certaines confusions et à une méconnaissance du droit. L'article L. 114-9 du code de la sécurité sociale impose à l'organisme, au-delà d'un certain seuil de fraude fixé par décret, de déposer plainte en se constituant partie civile, ce qui est un moyen de saisir directement le juge d'instruction et donc de « forcer » les réticences des procureurs. Une amende sera alors prononcée dans le cadre de la procédure pénale, peut-être même une peine d'emprisonnement – même si c'est assez peu le cas en pratique. Mais, parallèlement, il y aura l'action en responsabilité qui permettra de demander la réparation de l'intégralité du préjudice subi. Il ne s'agit pas d'une logique de restitution, mais d'une logique de réparation.
La jurisprudence de la Cour de cassation témoigne que les juges se montrent assez compréhensifs et considèrent, notamment dans le cadre d'infractions continues, que l'infraction est un tout et qu'elle doit donc être intégralement réparée, sans pertes ni profits. Il appartient à l'organisme qui s'est constitué partie civile de chiffrer son préjudice et d'en exiger la réparation. Or, d'après ce que j'ai entendu, certains organismes se censurent, prétextant par exemple une prescription biennale sur la restitution de l'indu ; or nous sommes dans une logique non de restitution, mais de réparation du préjudice – réparation intégrale, sans perte ni profit. Je le répète : la jurisprudence de la Cour de cassation est assez favorable. Il est même arrivé qu'un calcul par voie d'extrapolation ait été validé.
Les organismes ne doivent donc pas avoir peur de la voie pénale, même si elle est lourde. De surcroît, le juge peut prononcer des sursis avec mise à l'épreuve, des sanctions-réparations où l'auteur de l'infraction, sous la menace d'une sanction plus ferme, sera tenu de restituer : cela peut être un gage de recouvrement.
Enfin, la voie pénale implique des enquêtes, ce qui permettra aux organismes de bénéficier de preuves étayant le préjudice subi.
Cela étant, il est vrai que les prétoires sont encombrés et qu'il ne serait pas opportun de se rendre systématiquement devant le juge pénal. L'article L. 114-9, les décrets, les circulaires offrent d'autres possibilités, notamment en fonction des seuils ; mais, dans le cadre d'une fraude dont le procédé mériterait d'être rendu public, la voie pénale présente aussi l'intérêt de la publicité. Lorsque le dossier est assez costaud, il peut être intéressant d'aller au pénal et d'essayer de doper ses chances de recouvrement par voie de réparation ; et lorsqu'on est en deçà, non seulement des pénalités financières pourront être prononcées au terme d'une procédure encadrée, mais il sera possible d'essayer de recouvrer les sommes. L'un n'exclut pas l'autre.
La situation que vous avez décrite s'explique donc par une certaine méconnaissance du droit et des évolutions qui ont eu lieu depuis quinze ans.
S'agissant de votre première question, il est vrai que mon propos était très largement axé sur les fraudes dans le droit de la protection sociale. Il est également vrai que la fraude documentaire est une porte d'entrée vers la fraude aux prestations sociales, mais j'ai été contrainte de faire des choix. Ainsi, je ne me suis pas interrogée, par exemple, sur l'étendue des prérogatives de la police aux frontières ; je me suis concentrée sur les prérogatives dont les organismes ont besoin compte tenu des conditions d'octroi des prestations.
Parmi les points négatifs que vous avez relevés, vous avez évoqué les méthodes de contrôle, notamment celles de la CAF, assez intrusives.
Ou, à l'inverse, pas assez !
Nous en avons discuté avec le directeur général de la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF). Il semble que cette dernière tende à substituer purement et simplement au contrôle au domicile d'autres méthodes dont, par exemple, des recoupements de données, qui devront faire preuve de leur efficacité. Est-ce le principe même du contrôle domiciliaire qui est en jeu en raison de son caractère intrusif ? S'il est encadré réglementairement, ce contrôle « des brosses à dents et des rasoirs » peut-il être maintenu dès lors qu'il me semble utile pour démontrer le caractère anormal de certaines situations par rapport à la déclaration dont elles font l'objet, sachant que l'appel de ces prestations repose sur un régime déclaratif ? À l'inverse, la juriste que vous êtes considère-t-elle que ce type de contrôle doit disparaître au bénéfice d'autres modes de vérification ?
À titre personnel, je pense que ce type de contrôle est nécessaire. La fraude étant par définition dissimulée et du caractère déclaratif des prestations en cause, il faut développer des prérogatives adaptées. Je ne critique donc pas le principe du contrôle, mais le fait qu'il ne fasse l'objet d'aucun encadrement. L'octroi de ces prestations est lié à des situations données, dont il faut pouvoir contrôler la réalité. On peut croiser toutes les fichiers que l'on veut mais, dans le cas d'un concubinage par exemple, si tous les comptes des deux concubins sont parfaitement cloisonnés et leurs situations économiques totalement séparées, seules les enquêtes dites de notoriété permettront de constater ce qu'il en est réellement. Là où le bât blesse, c'est qu'il n'y a pas d'encadrement, ni réglementaire ni législatif. L'article L. 114-10 du code de la sécurité sociale dispose certes que des agents peuvent procéder à des enquêtes… Mais après ? Un seul article permet d'entrer dans un logement, de le visiter, mais à la seule fin d'en vérifier la conformité et la décence dans le cadre de la délivrance des prestations logement : le contrôle porte surtout sur l'état du bien loué, non sur la situation des occupants.
Lorsque j'ai commencé ma thèse, une circulaire interne, que je n'ai plus jamais retrouvée depuis, donnait la trame d'un encadrement des pratiques. Le manque d'encadrement est patent. Donnons des prérogatives aux agents agréés, assermentés, comme ceux de l'URSSAF ou de la Caisse primaire d'assurance maladie, assortissons-les de garanties, et tout ira bien : c'est juste une question de pédagogie.
Une pratique qui n'est pas encadrée suscite nécessairement de la défiance, dans un sens comme dans l'autre. En commençant ma thèse, j'avais dressé des tableaux de comparaisons entre les prérogatives et les garanties pour chaque type de contrôle des usagers. C'est ainsi que je me suis aperçue de cette évolution « decrescendo » des contrôles sur place. Il faut contrôler, mais avec l'encadrement nécessaire, ne serait-ce que dans l'intérêt de l'organisme : il n'y a pas que des contrôleurs zélés… Tout le monde aurait à y gagner.
La déclaration de politique générale du Premier ministre nous empêche malheureusement de poursuivre cette audition, mais je vous remercie une nouvelle fois de votre présence, de vos réponses, orales et écrites, et de votre expertise très précieuse. Peut-être serons-nous amenés à revenir vers vous.
L'audition s'achève à quatorze heures quarante-cinq.
Membres présents ou excusés
Commission d'enquête relative à la lutte contre les fraudes aux prestations sociales
Réunion du mercredi 15 juillet 2020 à 14 heures
Présents. - M. Pascal Brindeau, Mme Blandine Brocard, Mme Stella Dupont, M. Patrick Hetzel
Excusés. - Mme Josette Manin, M. Thomas Mesnier