Intervention de Philippe Thuries

Réunion du mardi 21 juillet 2020 à 18h00
Commission d'enquête relative à la lutte contre les fraudes aux prestations sociales

Philippe Thuries, chef de l'office central de lutte contre le travail illégal (OCLTI) :

Je vais rapidement présenter l'office central de lutte contre le travail illégal (OCLTI), ainsi que le réseau de lutte contre le travail illégal mis en place depuis 2013 par la gendarmerie nationale.

L'OCLTI, subordonné à la sous-direction de la police judiciaire, est relativement jeune puisqu'il a été créé en 2005. C'est un des quatre offices de la gendarmerie. Il a une compétence nationale et est composé de quarante personnels, à savoir trente-trois officiers et sous-officiers de la gendarmerie, trois policiers détachés de la police de l'air et des frontières, trois inspecteurs du travail et un inspecteur de l'URSSAF. À compter du deuxième semestre de cette année, nous bénéficierons en outre du renfort de quatre officiers de police judiciaire (OPJ) qui nous ont été attribués dans le cadre de la politique des effectifs 2020.

Le champ de compétence de l'office est le travail illégal sous toutes ses formes, les fraudes aux prestations et cotisations sociales, et les formes graves d'exploitation au travail qui en découlent : conditions de travail, de rémunération et d'hébergement contraires à la dignité humaine, traite des êtres humains aux fins d'exploitation par le travail.

Ses missions sont les missions traditionnelles d'un office central : la collecte et l'analyse du renseignement criminel afin de dégager les tendances criminogènes en vue d'animer, orienter et coordonner si nécessaire l'action des unités de la gendarmerie nationale, l'investigation, en prenant en compte la direction des enquêtes techniques ou sensibles qui touchent à notre contentieux, l'appui technique et tactique apporté aux unités, qui peut passer par une réponse téléphonique – nous avons une plateforme à Agen qui peut être contactée H24 et est en mesure de répondre à toutes les sollicitations des unités –, ou un déplacement effectif pour un appui technique à l'unité sollicitatrice – cela peut être aussi un appui opérationnel dans le cadre d'enquêtes pour lesquelles des unités de gendarmerie sont saisies par un magistrat. L'office participe également à la définition des politiques de prévention et de répression en prenant part à l'élaboration du plan national de lutte contre la fraude (PNLF), du plan national de lutte contre le travail illégal (PNLTI) et du plan national de lutte contre la traite des êtres humains (PNLTH). Il est par ailleurs l'interlocuteur de la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG) pour le contentieux qui le concerne.

Une mission très importante de l'office est la formation. Pour permettre à l'ensemble des intervenants d'être en mesure de prendre en compte le contentieux du travail illégal, de la fraude sociale et de la traite des êtres humains aux fins d'exploitation par le travail, l'office assure la formation des enquêteurs de la gendarmerie, de la police et des douanes dans ce domaine. L'an dernier, nous avons ainsi formé 300 enquêteurs. Nous organisons deux stages : un stage de premier niveau réalisé en présentiel et en visioconférence, qui permet de former 250 personnels, et un stage de deuxième niveau en présentiel, réunissant une soixantaine d'enquêteurs pendant quinze jours au centre national de formation de la police judiciaire à Rosny-sous-Bois, où l'on insiste surtout sur les cas pratiques, l'objectif étant que les stagiaires soient à l'issue de la formation en mesure de prendre des enquêtes de petite ou de moyenne importance concernant le travail illégal, la fraude sociale et la traite des êtres humains aux fins d'exploitation par le travail.

Les effectifs sont répartis en deux divisions, indiquées dans l'organigramme que je vous ai apporté. Tout d'abord, une division d'appui, avec trois groupes. Un premier groupe assure la veille juridique, l'analyse, l'information et l'élaboration de l'information. C'est également le groupe qui traite toutes les sollicitations à l'international pour les trois matières que j'évoquais précédemment. Le deuxième groupe assure l'appui opérationnel aux unités et est constitué de huit enquêteurs. Le troisième groupe assure l'appui technique, avec la mise en œuvre des techniques spéciales d'enquête ; c'est un groupe d'observation et de surveillance comme en ont tous les offices. Ensuite, une division en charge de l'exécution des enquêtes judiciaires confiées à l'OCLTI, divisée en deux groupes. L'un traite plus particulièrement des thématiques du travail illégal et de la fraude aux cotisations sociales, l'autre des fraudes aux prestations sociales et des formes graves d'exploitation par le travail.

En 2019, l'office a traité cinquante enquêtes, trente-deux en qualité de directeur d'enquête et dix-huit en appui. Quinze saisines provenaient de juridictions interrégionales spécialisées (JIRS), et nous avons à l'heure actuelle deux équipes communes d'enquête avec les pays de l'Est, qui concernent la fraude au détachement mais également un dossier de fraude.

Nous avons réalisé soixante-dix-sept évaluations. Nous sommes régulièrement saisis par les magistrats. Sur les dossiers qui nous sont transmis, nous procédons, car nous ne pouvons pas tous les prendre en compte, à des analyses et nos conclusions proposent des modalités pratiques de prise en compte du dossier : soit l'office prend le dossier parce que c'est de son niveau, soit il est confié à une unité locale avec l'appui en co-saisine de l'office, soit à une unité locale avec l'appui uniquement technique de l'office. Nous avons assuré également 500 appuis au niveau de la plateforme au profit des unités.

L'an dernier, nous avons identifié, tous préjudices confondus, 47 675 000 euros de préjudice et saisi 9 207 746 euros.

Nos partenaires sont, pour la sphère travail, la DGT, le groupe national de veille, d'appui et de contrôle (GNVAC) de la DGT, les URSSAF, la MSA, et la division nationale d'investigations financières et fiscales (DNIFF) et, pour la sphère fraude sociale, la Caisse nationale de l'assurance maladie (CNAM), les caisses primaires d'assurance maladie, la Caisse nationale d'assurance vieillesse, l'association pour la gestion du régime de garantie des créances des salariés (AGS) et la mission interministérielle de coordination anti-fraude (MICAF).

La lutte contre la fraude nécessite également des échanges d'information constants, avec un ciblage des objectifs. Nous participons au CODAF Paris et nous sommes associés au groupe mis en place par la MICAF.

En 2013, la gendarmerie a mis en place un véritable réseau de lutte contre la fraude sociale, le travail illégal et les formes graves d'exploitation par le travail, qui s'appuie au niveau départemental sur des cellules de lutte contre le travail illégal et la fraude (CELTIF). Ces cellules sont au nombre de quarante-trois et composées de deux à six enquêteurs spécialisés dans le travail illégal. Elles sont en mesure de traiter les enquêtes de niveau départemental, donc de la petite et moyenne délinquance relative au travail illégal, aux formes graves d'exploitation par le travail et aux fraudes sociales. Ces unités départementales permettent de répondre aux objectifs définis au sein des CODAF. Pour les départements dépourvus de ces cellules, ont été positionnés auprès des commandants de groupement des référents travail illégal et fraude qui peuvent s'appuyer sur les brigades de recherche au sein desquelles on trouve des enquêteurs formés au travail illégal.

Au niveau régional, ces thématiques sont prises en compte par les sections de recherche, qui disposent toutes en leur sein de groupes ou de divisions « délinquance économique et financière », composées de quatre à dix enquêteurs qui sont également tous formés au travail illégal. Elles prennent en compte les enquêtes de niveau régional, interrégional, national, voire international, souvent en co-saisine avec l'OCLTI.

Au niveau national, l'OCLTI a pour mission d'animer ce réseau. Pour tout ce qui concerne la fraude documentaire, nous nous appuyons sur le service central de renseignement criminel du pôle judiciaire de la gendarmerie nationale (PJGN).

S'agissant de la captation des avoirs criminels, nous nous appuyons beaucoup sur les GIR. Ils prennent, dans le cadre de nos dossiers, du moins pour ce qui concerne l'office, le volet patrimonial dans la perspective de saisies d'avoirs criminels.

Pour la gendarmerie, 1 300 enquêteurs sont formés aux problématiques du travail illégal, dont trente au sein de l'OCLTI et 177 au sein des CELTIF. Par ailleurs, la gendarmerie s'appuie également sur 970 enquêteurs ayant la qualification pour constituer des groupes « délinquance économique et financière ».

La statistique est assez compliquée en matière de fraude car nous souffrons de l'absence d'index statistiques propres à la fraude sociale. Le suivi des infractions est réalisé par l'OCLTI à partir de deux sources d'information : les faits marquants portés à sa connaissance – ce sont les chiffres d'enquêtes judiciaires qui nous remontent des unités – mais également les infractions « NATINF ». C'est donc relativement lourd.

En 2019 – les chiffres à prendre avec des pincettes –, les unités de gendarmerie ont relevé 1 613 infractions relatives à la fraude sociale, contre 1 986 en 2018. Concernant les préjudices et les captations d'avoirs criminels, en 2019 la fraude totale aux finances publiques évaluée par la gendarmerie s'élevait à 90 579 809 euros, générant 42 924 511 euros de saisies d'avoirs criminels. Le préjudice causé par la fraude aux cotisations sociales était établi à 36 046 485 euros. Les saisies pour fraude aux cotisations sociales représentaient pour la gendarmerie 17 488 864 euros, les fraudes aux prestations sociales 2 156 115 euros.

Les unités départementales sont confrontées à des infractions qui résultent plus de l'omission de déclaration volontaire ou de déclarations erronées, sans qu'il y ait forcément de falsification de documents. Dans le cas contraire, il s'agit plus souvent d'attestations en tous genres, fiches de paye, contrats de travail ou faux baux locatifs permettant d'obtenir des prestations. Là, les mis en cause sont la plupart du temps connus, identifiés et font souvent l'objet de mesures de recouvrement.

Les enquêtes mettant en lumière les fraudes à l'identité sont moins nombreuses pour la gendarmerie et ont trait soit à des usurpations d'identité soit à des falsifications de pièces d'identité ou à l'usage de documents d'identité étrangers, frauduleux ou falsifiés. À ce niveau, nous avons rarement des dossiers avec de gros préjudices en lien avec de la fraude organisée.

En ce qui concerne les enquêtes traitées par l'OCLTI et les sections de recherche, nous constatons que les fraudes complexes aux prestations sociales peuvent être le fait de délinquants professionnels évoluant parfois au sein d'une communauté qui utilise de faux documents et des manœuvres frauduleuses en se jouant de vulnérabilités existantes dans le dispositif de délivrance des prestations. On est là dans le cadre de la société éphémère : des individus spécialisés dans la création de ce type de structures avec des gérants de paille.

On retrouve de plus en plus dans nos dossiers des individus issus de la délinquance de droit commun, voire du crime organisé, qui sont attirés par ce type de fraude qui permet des gains financiers très importants pour un risque pénal peu élevé. En 2017, à la suite d'un signalement de l'AGS, l'OCLTI a détecté une escroquerie organisée par les membres d'une même famille, au préjudice d'une CPAM et des régimes de protection du BTP et du secteur automobile. Au sein d'un groupe familial, certains créaient des sociétés puis employaient d'autres membres de leur parentèle en les rémunérant sans rapport avec leur fonction ; ces derniers développaient alors une maladie psychique et percevaient des indemnités pendant trois ans avant d'être déclarés invalides. Au préalable, ils avaient contracté des prêts immobiliers, depuis recouvrés par les assurances. De leur côté, les employeurs liquidaient les sociétés afin de ne pas payer les passifs. L'enquête de l'office a révélé un préjudice social de 3 millions d'euros et a permis de suspendre le remboursement de prêts à hauteur de 7 millions. Sur cette enquête, nous avons également saisi 3 millions d'euros d'avoirs criminels.

Pour ce qui est de la fraude aux cotisations sociales, nous traitons beaucoup d'enquêtes visant des schémas de fraude au détachement intra-européen de travailleurs pour profiter du différentiel des cotisations sociales entre les États de l'Union européenne. Les secteurs concernés sont le BTP, les transports et l'agriculture. Cela peut être des situations de fausse sous-traitance où l'on constate une délocalisation fictive d'entreprises françaises ayant préalablement licencié leurs salariés pour se réimplanter dans des pays à bas coûts sociaux où est créée une nouvelle société sans autre activité que de détacher en France des salariés locaux, sous couvert de fausse sous-traitance. Ce peut être également des entreprises de travail temporaire étrangères qui détachent en permanence des saisonniers étrangers sur le territoire national. On le rencontre souvent dans l'agriculture. L'office a eu à traiter d'une enquête où un suspect en lien avec des entreprises de travail temporaire de droit étranger organisait la mise à disposition de cette main-d'œuvre bon marché dans des exploitations agricoles n'acquittant pas de charges sociales en France. Les salariés sont ici souvent soumis à des conditions de travail, de rémunération et d'hébergement contraires à la dignité humaine.

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