Intervention de Jean-François Dumas

Réunion du mercredi 22 juillet 2020 à 11h00
Commission d'enquête relative à la lutte contre les fraudes aux prestations sociales

Jean-François Dumas, secrétaire général du conseil national de l'Ordre des masseurs-kinésithérapeutes :

La pratique de la kinésithérapie a pour spécificité la très faible rémunération des actes les plus fréquemment pratiqués dans un cabinet – elle est de 16,13 euros. Considérant que le taux de charges est de 50 %, les revenus dégagés sont des plus limités. Cela nous incite à penser que l'augmentation des fraudes malheureusement constatée est pour partie liée à l'extrême faiblesse de cette rémunération. Nous constatons également le très petit nombre de saisines de nos sections des assurances sociales. Les documents que nous vous transmettrons montrent qu'en 2019 les sections des assurances sociales placées auprès des chambres disciplinaires de première instance ont été saisies quatorze fois et qu'il y a eu cinq appels au niveau national. Outre que la sous-utilisation de ces sections est manifeste, la coordination est mauvaise entre l'Ordre, qui reçoit des signalements assez fréquents, et les caisses primaires d'assurance maladie. J'ajoute que de nombreux signalements sont anonymes ou que leurs auteurs, ne voulant pas dénoncer le kinésithérapeute concerné, n'en donnent pas le nom ; il nous est donc très difficile d'engager des actions.

La pratique de la kinésithérapie peut se décrire en trois niveaux. Le niveau le plus fréquent est une pratique rigoureusement licite et régulière, respectant tous les textes. À un autre niveau, certains textes, notamment la nomenclature, ne sont pas respectés, mais il y a une absolue tolérance de toutes les caisses primaires d'assurance maladie à ce sujet, un accord tacite en vertu duquel, au regard de la très grande faiblesse de rémunération des actes, l'assurance maladie accepte que la profession se soit engagée depuis plus de quinze ans dans une course infernale à l'augmentation du volume d'actes.

Cependant, les journées continuant de n'avoir que 24 heures, les professionnels les moins probes peuvent être incités à outrepasser toute limite et à s'engager dans les fraudes les plus fréquentes que sont les actes fictifs, pratique qui nous est malheureusement de plus en plus souvent signalée. Les actes fictifs sont essentiellement pratiqués dans des établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EPHAD), où les personnes prises en charge sont moins aptes à contrôler la réalité des actes réalisés et remboursés par l'Assurance maladie. Les actes fictifs s'observent aussi dans de prétendues prises en charge d'accidentés du travail et de bénéficiaires de la couverture maladie universelle (CMU) : que ces catégories de patients ne payent aucun acte favorise la fraude, le professionnel étant seul responsable de l'envoi d'une feuille de soins pour remboursement.

Nous dénonçons aussi une pratique de plus en plus fréquente, celle des professionnels « fantômes ». Entre 76 000 et 78 000 kinésithérapeutes libéraux exercent en France, auxquels s'ajoutent quelque 4 000 remplaçants. Comme le statut de remplaçant n'existe pas pour l'assurance maladie, ils peuvent passer à travers les mailles du filet. Pour augmenter le volume d'activité de leur cabinet, certains kinésithérapeutes font appel à des remplaçants qui exercent avec la carte de professionnel de santé du titulaire. Pour l'assurance maladie, ces remplaçants n'apparaissent pas, et comme aucun contrat n'est envoyé à l'Ordre, nous ne les connaissons pas davantage. Ainsi le volume d'activité d'un cabinet augmente-t-il grâce à une deuxième personne exerçant de manière irrégulière puisqu'elle devrait avoir un contrat et alors que l'on ne peut théoriquement remplacer une personne présente dans le cabinet.

Un autre type de fraude gagne en fréquence depuis deux ou trois ans : la présence dans des cabinets de non-professionnels, des étudiants qui suivent en général des études dans des universités étrangères, notamment espagnoles, roumaines et polonaises. Venus officiellement dans le cadre d'un stage de formation initiale, ils sont en réalité recrutés comme assistants, ce qui est une autre manière de faire grossir le chiffre d'affaires. Sauf si des signalements nous sont faits, nous n'avons aucun moyen d'appréhender ces agissements, et parce qu'ils sont souvent anonymes ils nous est très difficile de lutter contre ces pratiques.

Enfin, depuis un peu plus d'un an, des professionnels de santé souvent ressortissants de pays non européens, bien que n'ayant pas reçu du préfet de région l'autorisation d'exercer, sont embauchés dans des cabinets de kinésithérapie comme autant d'autres fantômes. Ils n'apparaissent nulle part mais permettent eux aussi de faire grossir le chiffre d'affaires du cabinet considéré.

Ces fraudes nous inquiètent. Á la suite d'une tolérance initiale, elles s'aggravent et le manque de coordination entre les CPAM et l'Ordre entrave la lutte. De plus, nous avons le sentiment qu'il n'existe pas de doctrine nationale harmonisée : pour un même type de fraude, certaines CPAM n'engagent pas d'enquêtes, ni donc d'actions contentieuses éventuelles, alors que d'autres le font. Les interventions des CPAM nous semblent principalement fondées sur l'analyse de la moyenne départementale du chiffre d'affaires des kinésithérapeutes, les dix ou quinze professionnels dont le chiffre d'affaires dépasse un certain plateau étant systématiquement contrôlés. Ce procédé n'est pas très efficient.

La CPAM a pourtant deux voies d'action : la saisine de la section des assurances sociales, fort peu utilisée, je l'ai dit, mais aussi la saisine des commissions professionnelles départementales, qui pourraient déconventionner les fraudeurs. Or, je n'ai jamais entendu parler d'aucun déconventionnement dans mon département – non plus que le président d'un des deux syndicats représentatifs, pourtant fort d'une longue expérience dans la région Provence-Alpes-Côte d'Azur où exercent plus de 10 000 kinésithérapeutes.

Cela donne à penser que puisque l'on ne peut rémunérer les kinésithérapeutes à due hauteur, on tolère un volume d'activité important qui permet aussi de répondre à une demande de soins. Nous agissons sur prescription : il est nécessaire de dispenser des soins aux patients mais le financement permettant de les prendre en charge correctement n'est pas là. La comparaison de la rémunération des kinésithérapeutes libéraux en France avec ce qu'elle est dans les autres pays de l'Union européenne, comme celle du nombre de kinésithérapeutes, est éclairante. La France est dans la moyenne européenne, qui est de quatorze kinésithérapeutes pour 10 000 habitants, quand les pays du Benelux ou les pays nordiques, qui ont fait le choix de la rééducation et de la réadaptation, en comptent vingt-cinq. C'est un choix sociétal : on a le sentiment que l'assurance maladie se contente d'une spirale infernale conduisant à augmenter le nombre d'actes alors qu'une politique bien plus efficiente consisterait à mieux rémunérer des kinésithérapeutes beaucoup plus nombreux, qui seraient alors en mesure de dispenser des soins de meilleure qualité qu'actuellement.

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