Intervention de Pascal Brindeau

Réunion du mardi 8 septembre 2020 à 9h45
Commission d'enquête relative à la lutte contre les fraudes aux prestations sociales

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaPascal Brindeau, rapporteur :

Je joins mes remerciements à ceux de notre président, dont je souligne le mérite propre : il a eu à cœur, en dépit des circonstances difficiles qu'il a rappelées, de conduire les travaux qui s'achèvent avec rigueur et ténacité. Je sais combien il juge importantes les questions sur lesquelles nous avons essayé d'éclairer et combien il souhaite, comme nous tous, leur apporter des solutions efficaces et justes. Je remercie aussi les commissaires qui ont participé, sur place ou à distance, à nos travaux, singulièrement Mme Carole Grandjean dont le rapport co-écrit avec Mme la sénatrice Nathalie Goulet et remis en octobre 2019 au Premier ministre a constitué une base précieuse pour nos investigations.

La crise sanitaire et économique que nous traversons nous le rappelle à chaque instant, notre système de protection sociale est un élément fondamental du contrat social et du pacte républicain. La fraude aux prestations, qui s'adapte avec une réactivité impressionnante aux évolutions de ce système, n'en est que plus insupportable à nos concitoyens. Au cours des huit mois écoulés, je me suis employé à démontrer la réalité de cette menace évolutive, qui appelle des réponses bien plus fortes que celles qui existent, en matière de prévention comme de répression.

En premier lieu, nous devons prendre la mesure de la part considérable que prennent la fraude documentaire et la fraude à l'identité dans le détournement des ressources de la solidarité nationale. La fraude documentaire, principale porte d'entrée à la fraude sociale, est présente tout au long de la chaîne allant de l'attribution d'un identifiant de sécurité sociale à la liquidation des prestations. Nous avons constaté qu'elle tend à se déplacer vers l'amont de cette chaîne, les fraudes à l'identité, par constitution d'identités fictives ou par usurpation d'identités réelles, étant de plus en plus fréquentes. C'est particulièrement inquiétant, car une fois le fraudeur entré dans le système, il est très difficile pour les organismes de sécurité sociale de le détecter. C'est d'autant plus alarmant que, des preuves objectives le montrent, des réseaux criminels usent des failles de notre dispositif : les services de police nous ont décrit des liens avec toutes sortes de trafics, de blanchiments, de traite d'êtres humains et de financement du terrorisme.

Le problème est aggravé par la fragilité de la procédure d'immatriculation à la sécurité sociale des personnes qui, nées à l'étranger, viennent résider en France. Quand une personne naît sur notre territoire, qu'elle ait ou non la nationalité française, un certificat est envoyé à l'INSEE qui crée un NIR, utilisé pour identifier cette personne dans la sphère sociale. Pour les personnes nées à l'étranger et qui, parce qu'elles viennent résider en France, peuvent bénéficier de certaines prestations sociales, c'est un service de la Caisse nationale d'assurance vieillesse (CNAV), le SANDIA, qui est chargé de cette identification. En 2011, un audit conduit par l'exécutif avait mis au jour une proportion de fraude massive : dix pour cent des dossiers sélectionnés avaient un caractère frauduleux. Depuis lors, la sécurité de la procédure d'immatriculation a été renforcée. Un récent rapport sénatorial a tenté de mesurer l'ampleur de cette fraude, qui atteindrait 140 millions d'euros chaque année. C'est beaucoup en valeur absolue mais peu en valeur relative étant donné le volume global des prestations sociales servies, et des divergences méthodologiques avec ce rapport nous ont empêché de conclure sur le niveau de la fraude liée à l'immatriculation à la sécurité sociale des personnes nées à l'étranger.

Étant donné cette fraude très dynamique et aux forts enjeux financiers, nous préconisons un plan ambitieux de sécurisation de l'identité par le développement d'outils biométriques, l'établissement d'une liste de pays dont l'état civil ne serait plus considéré comme fiable et l'instauration de vérifications régulières de l'identité des bénéficiaires de prestations. Par ces trois voies d'action, nous pourrons traiter beaucoup des fragilités cernées.

La fraude commise en bande organisée, sujet connexe, nous inspire de grandes inquiétudes, tant par ses modes opératoires que par l'ampleur des montants fraudés. Elle devrait être une priorité des politiques de lutte anti-fraude de l'administration et des organismes de protection sociale. Nous recommandons à ce sujet un rapprochement nettement renforcé avec les services de police, un meilleur partage de l'information et une plus grande ouverture des fichiers existants.

La fragilité de notre système de protection sociale face à la fraude trouve une illustration frappante dans le dispositif d'activité partielle : alors que nous avons alloué la somme considérable de 30 milliards d'euros au soutien de l'activité économique, la procédure de recours au chômage partiel est très peu sécurisée et les moyens de contrôler la réalité de la situation de l'employé restent limités. Le plan de relance prévoyant la prolongation des mesures de chômage partiel, nous souhaitons l'établissement d'un plan de contrôle beaucoup plus ambitieux.

En dépit de ces constats assez sombres, nous avons observé que la fraude aux prestations sociales est mieux appréhendée qu'auparavant par les organismes de protection sociale. Le montant de la fraude détectée en 2019 s'est élevé à 764 millions d'euros. C'est un peu plus de la moitié de la fraude sociale mise au jour l'an passé ; établie à 1,5 milliard d'euros, elle comprend également la fraude aux prélèvements sociaux, soit 724,3 millions d'euros pour le régime général et le régime agricole. Les fraudes détectées par le régime général se concentrent dans la branche famille, pour 323,7 millions d'euros, et dans la branche maladie, pour 287 millions d'euros, loin devant la branche vieillesse, pour laquelle elle est de 14,9 millions d'euros. Pour Pôle emploi, le montant est de 129 millions d'euros. Il s'agit là essentiellement de préjudices subis.

Les résultats progressent chaque année, dépassant systématiquement, et parfois très largement, les objectifs fixés aux caisses de sécurité sociale dans les conventions d'objectifs et de gestion. La Cour des comptes souligne d'ailleurs que ces objectifs sont peu mobilisateurs, pour ne pas dire trop peu ambitieux s'agissant en particulier des branches maladie et vieillesse.

Mais pour apprécier ces résultats à leur juste valeur, il faudrait disposer d'évaluations fiables et régulièrement actualisées permettant d'appréhender correctement l'ampleur des fraudes. Or, exception faite de la branche famille, tel n'est pas le cas. On navigue donc à l'aveugle, et on est probablement loin du compte. La Caisse nationale des allocations familiales, la CNAF, qui a évalué la fraude à un montant compris entre 1,9 et 2,6 milliards d'euros en 2019, n'aurait ainsi détecté que 15 % de la fraude estimée pour les prestations qu'elle délivre.

Je plaide donc pour que chaque organisme évalue non seulement les indus frauduleux mais aussi les indus non frauduleux – qui peuvent représenter des sommes encore plus importantes – tous les trois ans au moins, afin d'ajuster en conséquence les objectifs, qui devront être sensiblement revalorisés.

Nous avons aussi constaté avec surprise que les caisses de sécurité sociale sont loin de recouvrer tous les indus frauduleux qu'elles détectent. L'enjeu est pourtant majeur : comment être crédible si une part significative de fraudes n'est pas sanctionnée ? La Cour des comptes relève que ces difficultés sont souvent dues au manque de modernisation des systèmes d'information, qui ne permettent pas de recouvrer efficacement les indus sur cinq ans, durée de la prescription d'ordre public. C'est le cas, en particulier, pour la CNAF qui, au 31 décembre 2019, n'avait recouvré qu'un peu moins des deux tiers des créances frauduleuses au bout de quatre ans.

Ces résultats pourraient être nettement meilleurs si une très forte impulsion interministérielle anti-fraude visait à resserrer les liens entre les caisses de sécurité sociale, l'administration fiscale et les services de police.

Jusqu'en juillet dernier, cette impulsion était assurée tant bien que mal par la délégation nationale à la lutte contre la fraude, la DNLF, qu'un décret du 15 juillet dernier a remplacée par la mission interministérielle de coordination anti-fraude, la MICAF. Il est bien entendu difficile de porter un jugement sur une structure à peine née mais, sur le papier, il ne s'agit pas du Grand Soir de la lutte contre la fraude : la MICAF reprend en gros les attributions de la DNLF et elle ne disposera sans doute pas de moyens accrus – la DNF comptait une petite dizaine d'agents. La mission interministérielle pilotera, comme le faisait la DNLF, le réseau des comités opérationnels départementaux anti-fraude, les CODAF, dont l'utilité a été rappelée par la plupart des interlocuteurs auditionnés. La seule nouveauté réside dans la création de dix « groupes opérationnels nationaux anti-fraude » appelés à faire collaborer plus étroitement et de manière plus opérationnelle les administrations, les organismes de protection sociale et les services de police sur des sujets transversaux. Certains thèmes évoqués au cours de nos travaux – la fraude par la constitution de sociétés éphémères, la fraude à l'identité numérique, la fraude documentaire, la fraude à la résidence… – seront au cœur de leurs travaux. Cette approche vise à mieux repérer les fraudes complexes ou en réseau.

Cette évolution est judicieuse mais elle manque d'ambition. Je propose donc de créer une agence de lutte anti-fraude. Lui seraient allouées les attributions de la MICAF, mais elle serait dotée de moyens renforcés. Ainsi pourrait-elle procéder à des audits réguliers des politiques et des moyens mis en œuvre par chaque organisme de protection sociale en matière de lutte contre la fraude, disposant à cette fin des services et des moyens des corps d'inspection ou de la mission nationale de contrôle et d'audit des organismes de sécurité sociale. Ainsi pourrait-elle adresser des injonctions aux organismes de protection sociale pour remédier aux dysfonctionnements les plus importants. Ainsi pourrait-elle traiter et diffuser des signalements de fraude auprès des organismes de protection sociale, et une plateforme en ligne serait créée pour collecter des soupçons de fraude auprès du grand public. La création de cette agence donnerait en outre plus de visibilité à la lutte contre la fraude qui, étant donné la diminution des ressources et la croissance soutenue des dépenses de protection sociale, doit devenir une priorité.

Nous nous sommes aussi intéressés aux moyens de la lutte contre la fraude. L'arsenal juridique a été simplifié et renforcé ces dernières années, et la répression de la fraude sociale a gagné en efficacité, plus de place étant accordée aux sanctions administratives, les pénalités financières en particulier. Mais la réponse pénale demeure essentielle pour sanctionner les fraudes les plus graves. Elle pourrait être améliorée si l'on conférait aux agents des organismes de protection sociale des prérogatives d'officier de police judiciaire leur permettant notamment de procéder à l'audition libre de suspects, ce qui accélérerait le traitement des affaires.

Les moyens numériques de la lutte contre la fraude nous semblent avoir progressé, avec le développement des techniques de fouille de données massives, le data mining.

Notre avis est plus négatif sur le déploiement du répertoire national commun de la protection sociale, le RNCPS. Le Parlement demande depuis 2006 que ce répertoire soit installé et que le montant des prestations versées y soit inscrit. Nous devrions y parvenir en 2020, avec près de quatre ans de retard – et encore la mise en œuvre de cette obligation législative se fait-elle au détour d'une autre réforme, celle de la « base ressources » qui doit servir au calcul des aides personnalisées au logement ; autant dire que la concrétisation de la volonté du législateur a été longue. Pour autant, le fonctionnement de ce répertoire n'est toujours pas satisfaisant, puisqu'il ne permet pas de retracer dans les temps le montant des prestations sociales perçues par un individu. Nous plaidons pour que les organismes de protection sociale puissent accéder à l'historique des prestations perçues par chaque NIR pendant une période de cinq ans.

Nous nous sommes également étonné que 73,7 millions de NIR soient enregistrés dans le RNCPS alors que le nombre théorique maximal de bénéficiaires ne serait que de 71,3 millions. Autrement dit, 2,4 millions de NIR bénéficient de droits ouverts à la sécurité sociale sans que l'on soit en mesure d'en expliquer la raison. L'administration l'a reconnu : je vous renvoie à ce sujet au compte rendu de l'audition de M. Von Lennep, nouveau directeur de la sécurité sociale. De tels écarts sont inacceptables et nous invitons l'administration et les organismes de sécurité sociale à fiabiliser au plus vite les données contenues dans le RNCPS.

Le rapport aborde enfin des problèmes spécifiques aux différentes branches de la sécurité sociale. Pour l'assurance maladie, le principal préjudice frauduleux est causé par les professionnels de santé, à l'origine de trois quarts des montants fraudés – mais les montants détectés seraient loin de refléter la réalité. Nous appelons donc à la sécurisation des procédures de remboursement des professionnels de santé et au renforcement des contrôles menés par l'assurance maladie à partir d'indicateurs d'activité atypique. Les remboursements aux établissements de santé et aux assurés peuvent également être affectés par la fraude, ce qui doit inciter l'assurance maladie à développer ses contrôles et à sécuriser le calcul et le versement des prestations dont elle est chargée.

Le nombre des cartes Vitale en circulation a retenu notre attention. Des travaux conduits à ce sujet en 2013 ont pointé le surnombre de cartes en circulation au regard du nombre de porteurs potentiels : il était alors de 7 millions, et de 5 millions dans le plus récent rapport de Mmes Goulet et Grandjean. L'administration nous a assuré que les derniers chiffres connus ne faisaient apparaître que 152 000 cartes surnuméraires. Néanmoins, quand on compare le nombre de bénéficiaires potentiels – les résidents français âgés de plus de seize ans – et le nombre de cartes en circulation, l'écart est beaucoup plus important. Nous avons demandé à chaque régime d'assurance maladie de nous communiquer le nombre de cartes Vitale enregistrées par année de naissance ; les résultats figurent en annexe du rapport. Même si tous n'ont pas répondu, nous avons obtenu suffisamment de données pour nous approcher de la réalité et, en appliquant cette méthode, nous calculons un excédent réel de 1,8 million de cartes Vitale. Il s'agit certes d'une approximation, mais elle permet de souligner que le parc de cartes Vitale doit être fiabilisé, et nous appelons à ce que ce travail soit fait d'urgence.

Pour la branche famille, le principal enjeu tient à la fiabilisation des données. Les prestations des caisses d'allocations familiales sont versées sur la base des chiffres déclarés par les allocataires, ce qui est source d'erreurs et de fraudes. Il faut passer d'un système déclaratif à un système où les données permettant l'allocation des prestations seraient principalement fournies par des tiers de confiance. Cette évolution a été engagée avec la création du dispositif de ressources mutualisées dans le cadre de la réforme des aides au logement. Ce changement devra concerner en priorité le calcul des droits pour la prime d'activité et le revenu de solidarité active, objets de trop nombreuses fraudes.

Nous avons également été sensibilisés à la question du respect des droits des allocataires. Le renforcement de l'arsenal anti-fraude porte parfois atteinte aux droits d'allocataires qui se trouvent accusés à tort alors qu'ils ont commis des erreurs non intentionnelles qui peuvent être dues à une mauvaise compréhension des règles ou du jargon administratif. Les droits des allocataires de la branche famille, en particulier, doivent être renforcés en tenant compte pleinement du droit à l'erreur consacré par le législateur en 2018.

Même si, la constitution des droits résulte de déclarations émanant de tiers, les pensions de retraite sont généralement considérées comme moins sujettes aux actes frauduleux, l'assurance vieillesse n'échappe pas à la fraude. Nous nous sommes intéressés aux pensions servies à l'étranger, qui suscitent de nombreuses interrogations. La CNAV verse chaque année près de 4 milliards d'euros de pensions à 1,2 million de personnes vivant à l'étranger. Un tiers de cette somme est servi à 400 000 retraités vivant en Algérie, et nous avons été alertés sur de possibles fraudes à grande échelle dans ce pays, reposant sur la falsification des certificats d'existence que doivent transmettre tous les ans les pensionnés vivant hors de France après les avoir fait viser par des autorités locales compétentes.

Ce mode de contrôle traditionnel paraît désuet. Nous ne pouvons faire l'économie de contrôles sur place ciblés, en particulier dans les pays dont l'état civil n'apporte pas de garanties suffisantes. La CNAV doit par ailleurs continuer de développer les échanges automatiques de données d'état civil à l'international, comme elle le fait déjà avec de nombreux pays européens.

Je propose enfin de développer le recours à la biométrie pour identifier les retraités vivant à l'étranger et s'assurer qu'ils sont toujours en vie. Les Pays-Bas mettent actuellement au point une application pour smartphone utilisant la reconnaissance faciale, la reconnaissance vocale, la signature électronique ou encore la reconnaissance de pièces d'identité. Compte tenu du développement des fraudes documentaires et à l'identité, cette piste me paraît particulièrement intéressante.

Telles sont les analyses et les recommandations qui découlent des travaux de notre commission et que je soumets à votre réflexion et à votre approbation.

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