J'ai juré de dire la vérité, mais il s'agira de ma vérité parce que je ne suis pas objectif. Je tenterai néanmoins d'être honnête intellectuellement. En outre, je m'exprimerai sous réserve de l'observance de mon secret professionnel.
Cette affaire m'a profondément navré. Je suis sûr qu'elle a fait l'objet de graves dysfonctionnements, notamment judiciaires, mais je suis incapable de faire la distinction entre les dysfonctionnements survenus dans l'affaire Halimi et les dysfonctionnements judiciaires généraux auxquels je suis confronté de plus en plus fréquemment. J'affirme, sans exagérer, que j'ai pratiquement vu la justice française mourir sous mes yeux depuis trente ans. Toutefois, comme dans toutes les autres, on ne peut pas faire l'économie d'un regard culturel et psychologique sur cette affaire.
Je n'ai pas été désigné par une partie des membres de la famille éplorée au hasard ou uniquement parce que je suis un avocat relativement connu, mais parce qu'au cours de ma vie judiciaire, intellectuelle et d'essayiste, j'ai été confronté à cette question lancinante de l'antisémitisme « nouveau », qui n'est pas nouveau.
Je considère que le déni de justice auquel nous avons assisté provient d'un déni de réalité qui ne peut pas être compris sans porter un regard culturel et psychologique sur l'état de notre société.
L'antisémitisme que j'ai connu dans ma jeunesse était généralement l'œuvre de petits catholiques ou des ouvriers. Il s'agissait d'un antisémitisme traditionnel, pas uniquement issu de l'extrême droite, mais sociologiquement partagé par une partie de l'opinion et basé sur la théorie du peuple déicide ou sur celle selon laquelle les juifs détiennent l'argent. En revanche, mes enfants ont connu à l'école, et pas dans des quartiers pauvres, l'antisémitisme d'origine islamique. Telle est la réalité d'aujourd'hui, bien que la précédente n'ait pas disparu malgré une certaine atténuation.
J'ai donc passé une partie de ma vie intellectuelle et judiciaire, dans les livres et dans les prétoires, à essayer de lutter contre ce déni du réel qui consistait à contester la réalité, la vigueur, la progression de l'antisémitisme d'origine islamique.
La vérité m'oblige à dire que le déni du réel est plus puissant à gauche, parmi ceux qui, dans le passé, luttaient avec le plus d'ardeur contre l'antisémitisme d'extrême-droite. J'ai vécu ce constat comme une sorte de trahison.
Sur les plans judiciaire et intellectuel, je me suis efforcé de regarder la vérité en face sans jubilation. N'étant pas non plus un spécialiste de l'antisémitisme islamique, je suis incapable de distinguer l'antisémitisme islamique d'origine coranique de la question israélo-palestinienne, dans laquelle d'ailleurs une partie de l'extrême-gauche a jeté de l'huile sur le feu, et aussi d'une sorte d'antisémitisme social ou de conspirationnisme.
Quoi qu'il en soit, j'ai rencontré un déni du réel tellement puissant à l'époque, que ceux qui arguaient d'antisémitisme islamique sentaient le soufre, étaient classés à l'extrême-droite ou considérés comme racistes, non seulement probablement pour des raisons électoralistes, mais également parce que le musulman immigré incarnait – et incarne toujours – le réprouvé social auquel il est répréhensible d'en vouloir. Dans ce cadre, j'ai affronté un déni du réel, notamment au plan judiciaire, extrêmement puissant.
À titre d'exemple, j'ai défendu le rabbin Sarfati, président de l'association judéo-musulmane – qu'on ne peut donc pas taxer d'islamophobie –, qui, au sortir de la synagogue dans laquelle il œuvrait, s'était fait rouer de coups par quelques Maghrébins. Le procureur d'Evry de l'époque m'a expliqué que l'acte n'était pas antisémite. À cette même époque, Lionel Jospin, pourtant philosémite et tout à fait respectable, considérait que ce à quoi nous assistions ne relevait pas de l'antisémitisme.
Cette dénégation du réel perdure dans une partie de ce qu'on appelle les élites, se partageant entre les médias, les politiques et le monde judiciaire. Dans sa prééminence, elle me reste d'autant plus mystérieuse qu'elle émanait de gens qui avaient fait montre d'un philosémitisme ardent et militant. Dans l'affaire du petit Rudy Haddad, je me suis heurté à la même résistance du judiciaire. En outre, le déni du réel implique étrangement le déni d'empathie qui constitue probablement un positionnement défensif ou protecteur.
Je ne suis pas un juif imaginaire, je suis un juif du réel. Je suis aussi un avocat et dans le cadre de ma profession, je fais en sorte de m'extraire de cette vision parfois épidermique des situations.
S'agissant de la tragique affaire Halimi, j'ai assisté non seulement à un déni du réel, mais également à un déni de justice et à un déni d'empathie ; ces trois dénis étant, selon moi, totalement liés. À titre d'exemple le plus frappant, alors que je représentais une partie de la famille éplorée, j'ai sollicité à plusieurs reprises, une rencontre avec la juge d'instruction. Chaque fois, il m'a été répondu que Mme la juge d'instruction ne recevait pas. De guerre lasse, je lui ai adressé un courrier en lui indiquant qu'en trente ans d'exercice de ma profession, aucun magistrat ne m'avait refusé un entretien. J'ignorais qu'elle avait rencontré Me Buchinger. Dès lors, j'en viens à conclure, qu'à ses yeux, j'incarnais peut-être très exactement ce qu'idéologiquement elle déteste. En effet, je suis connu pour avoir été l'un des contempteurs principaux de l'antisémitisme « nouveau ». Je regrette de devoir vous livrer cette explication, mais je n'en vois pas d'autres. En effet, au regard du déni d'empathie et du déni du réel que je soupçonne, son refus réitéré de me rencontrer me laisse à penser que je ne suis pas très loin de la vérité.
De la même manière, lorsque le parquet a décidé de requérir en matière d'antisémitisme, le magistrat a traîné de manière totalement anormale avant d'apporter cette réponse. J'ai honte à vous dire que j'ai dû lui adresser une lettre extrêmement circonstanciée pour lui faire des reproches appropriés et lui reprocher également de ne pas vouloir répondre à cette question élémentaire posée par le procureur de Paris. Il a fallu que je fasse publier cette lettre dans un organe important de la presse parisienne pour obtenir une réponse. C'était la première fois que j'étais contraint d'agir ainsi.
Par ailleurs, le refus d'organiser une reconstitution du drame m'a beaucoup surpris. Il s'agissait pourtant d'un drame. Il est très rare qu'une reconstitution soit refusée d'autant plus quand la partie adverse et le Parquet ne s'y opposent pas. Je dois avouer que j'en veux tout autant à la cour d'appel qui a finalement suivi les décisions du magistrat instructeur. Mon regard se porte donc au-delà de cette juge d'instruction que je n'ai pas l'heur de connaître et que je suis incapable de vous décrire, physiquement ou psychologiquement.
L'avocat de Traoré, mon confrère Bidnic, est un avocat de haute tenue auquel je tiens à rendre un hommage appuyé. Il n'est jamais entré en guerre contre nous et il ne s'est pas opposé à nos demandes.
C'est la première fois que je constate de tels dysfonctionnements.
Il existe une tendance politique, judiciaire et médiatique lourde de déresponsabiliser les attentats islamistes qui consiste à considérer que leurs auteurs sont fous. Certes, ils ne sont pas des modèles d'équilibre. Un individu qui se fait sauter lui-même, qui sacrifie sa vie n'est pas un modèle d'équilibre. Cependant, j'observe une tendance lourde à mettre en exergue la piste psychologique. Je constate que, s'agissant des suprémacistes blancs, par exemple, qui ne sont pas tous des modèles d'équilibre, ou de M. Breivik, le Norvégien dont on a douté de la santé mentale, cela n'a empêché personne de les considérer, à juste titre, comme très responsables. Dans la tendance lourde à vouloir excuser ou nier l'antisémitisme lorsqu'il n'est pas d'origine française, au sens classique du terme, la piste psychologique est privilégiée.
Dans cette affaire, je pense que les magistrats ont été très largement les jouets de leur propre psychologie et de leur propre univers culturel. C'est l'unique explication que je trouve à l'inexplicable.