Je suis honoré d'être auditionné dans le cadre de cette commission d'enquête importante. Si vous avez souhaité m'entendre, c'est en ma qualité d'ancien juge d'instruction, d'ancien rapporteur de la loi sur l'irresponsabilité pénale du 25 février 2008, et d'ancien membre de la commission d'enquête sur l'affaire d'Outreau, lors de laquelle l'expertise psychiatrique avait été fortement décriée.
Je précise que je n'ai pas eu accès au dossier de l'affaire Sarah Halimi. Cette affaire soulève trois grandes questions. Tout d'abord, la réforme du 25 février 2008 doit-elle encore évoluer ? Est-il nécessaire de définir une nouvelle incrimination d'intoxication volontaire ayant conduit à un acte criminel ou délictuel pour combler ce qui apparaît comme un vide législatif ? Enfin, l'affaire Sarah Halimi n'appelle-t-elle pas une profonde réforme de notre système d'expertise psychiatrique légal ?
La réforme de 2008 a été mise en place dans un contexte particulier. Dans la nuit du 17 au 18 décembre 2004, un schizophrène de 24 ans, Romain Dupuy, massacrait une infirmière et une aide-soignante au sein de l'hôpital psychiatrique de Pau où il avait été placé. La première avait été décapitée et sa tête déposée sur un téléviseur, la seconde avait été égorgée. Les experts avaient conclu à l'abolition totale de discernement de l'auteur. Un non-lieu avait logiquement été prononcé par le juge d'instruction puis confirmé par la chambre d'instruction dans la quasi-indifférence générale, ce qui avait provoqué une vive émotion dans le pays et ravivé le débat sur la nécessité de juger les aliénés mentaux. Jusque-là, les personnes atteintes d'un trouble mental ayant aboli leur discernement au moment des faits étaient déclarées pénalement irresponsables et échappaient à toute condamnation et sanction. La loi française était semblable à celle de tous les pays démocratiques : un fou qui a commis une infraction n'est pas sanctionné. La seule mesure qui peut lui être appliquée est de nature administrative : il s'agit de l'internement psychiatrique d'office ou à la demande d'un tiers. Cette solution n'a jamais été contestée. Ce qui, dans ce système, choquait les proches de la victime et l'opinion générale relevait de la procédure laconique du non-lieu. Lorsqu'un juge d'instruction constatait après expertise l'état d'aliénation mentale de l'auteur, il se contentait de rendre une ordonnance de non-lieu par laquelle il mettait fin aux poursuites sans autre forme de procès. Les victimes et leur famille ont toujours eu du mal à vivre cette forme de déni de justice tel qu'ils le ressentaient. Le terme même de non-lieu était mal ressenti, semblant considérer que le crime n'avait pas eu lieu. Aucun débat ni tribunal ne pouvait constater l'existence matérielle de l'infraction et au minimum accorder une reconnaissance du statut de victime. Le seul recours pour obtenir réparation sous forme de dommages et intérêt était de s'adresser au juge civil, et à condition d'avancer les frais d'huissier.
La loi du 9 mars 2004 avait quelque peu amélioré cette situation en prévoyant que l'ordonnance du juge d'instruction, même en cas d'irresponsabilité, devait préciser s'il existait des charges suffisantes établissant que l'intéressé a commis les faits qui lui sont reprochés. L'état d'aliénation mentale était d'abord constaté avant de définir si le fou était bien l'auteur matériel des faits. Il s'agissait d'une avancée importante.
C'est dans ce contexte exacerbé que j'avais été désigné rapporteur devant l'Assemblée nationale du projet de loi qui devait modifier en profondeur la procédure applicable en pareil cas. Son objectif était de ne plus donner le sentiment de nier la douleur des victimes et leur famille en faisant l'économie d'un procès. L'irresponsabilité pénale de l'auteur d'un crime reconnu malade mental ne pourrait désormais plus être déclarée qu'après un débat contradictoire qui porterait non seulement sur l'état mental, mais également sur l'imputabilité des faits. L'auteur pouvait être amené à comparaître à l'audience devant la chambre d'instruction si son état le permettait, et à l'issue des débats il serait décidé de le placer en internement psychiatrique avec des mesures de sûreté appropriées à son cas. La nouvelle procédure a été adoptée à une très large majorité, le soufflé dans l'opinion étant à ce moment retombé. Le principe de ne pas condamner un fou était préservé, mais davantage de place était accordée aux victimes et à leur famille dans une procédure contradictoire et respectueuse des intérêts et de la dignité de chacun. Cette audience s'est bien tenue à l'encontre de M. Kobili Traoré le 27 novembre 2019, à laquelle ont assisté les parties civiles, les experts, et même les médias. Les débats oraux ont permis de poser toutes les questions sur l'état mental de l'individu. La culpabilité matérielle a été reconnue, mais l'irresponsabilité pénale déclarée avec un internement psychiatrique en cours d'exécution. Romain Dupuy que j'évoquais en introduction n'est toujours pas sorti de l'UMD de Cadillac malgré les expertises favorables à sa sortie.
Une évolution de la loi du 25 février 2008 ne me paraît pas nécessaire. Aucun pays ne juge les fous comme au Moyen-Âge. La césure entre la déclaration de culpabilité matérielle et l'irresponsabilité pénale intellectuelle après une audience spéciale devant la chambre de l'instruction me paraît répondre aux exigences à la fois du respect du principe intangible selon lequel les aliénés mentaux ne peuvent être jugés, mais aussi de la reconnaissance des faits et du statut de victime. Pour autant, l'absence de procès devant une cour d'assises a provoqué très légitimement dans l'affaire qui nous préoccupe une vive émotion dans le pays, et jusqu'au chef de l'État, dans la mesure où l'auteur lui-même s'est mis dans une situation criminogène par l'absorption volontaire de produits stupéfiants. C'est là que le vide législatif est apparu dans toute sa réalité.