En 2017, je n'occupais pas une fonction en lien avec les dossiers terroristes. Je travaillais à la chambre criminelle de la Cour de cassation. Je n'ai pas traité de dossiers qui ont pu même indirectement se rapporter à celui que vous évoquez. Je ne le connais que par ouï-dire, comme tout citoyen, et non en ma qualité de magistrat. Si vous me posez des questions plus détaillées, je ne serai pas en mesure d'y répondre.
Vos interrogations rejoignent des questions que nous nous posons régulièrement au parquet antiterroriste. Dans un contexte de terrorisme très différent de ce qu'il était dans le passé, l'une de nos principales interrogations a été bien souvent celle de notre saisine. Cette question est devenue encore plus prégnante qu'elle ne l'était lorsqu'il n'existait pas de parquet antiterroriste autonome, mais seulement une section du parquet de Paris spécialisée en la matière. En effet, la détermination de la saisine par le PNAT d'une affaire de terrorisme est devenue, notamment pour les médias, un événement. Les affaires de terrorisme que vous avez évoquées en présentant mon parcours dans les années 1990 ou 2000 étaient différentes de ce que nous connaissons aujourd'hui. Nous ne faisons plus face à un terrorisme d'organisation structurée, mais comme l'a bien dit le Pr Gilles Kepel, à un terrorisme d'inspiration, d'atmosphère. Des individus qui n'ont pas de liens avérés avec une structure ou une organisation sont amenés à commettre des actions particulièrement violentes dont l'inspiration vient de ces structures et organisations. La difficulté à déchiffrer les faits matériels en présence desquels nous nous trouvons est accrue.
Le parquet antiterroriste a été constitué au début du mois de juillet 2019. Vous souhaitiez savoir si ce parquet créait une rupture ou s'il s'inscrivait dans une continuité. Le parquet antiterroriste doit sa création à deux événements. Le premier est un changement de la nature du terrorisme auquel nous faisons face. À partir de 2012-2014, nous avons été confrontés à un terrorisme de masse jusqu'alors inconnu en France. 1 400 Français ou habitants de notre pays ont rejoint des organisations terroristes en zone irako-syrienne. 300 adultes en sont revenus. Ces chiffres ne peuvent en rien être comparés avec les départs en Afghanistan, en Irak ou en Bosnie au cours des 25 années précédentes. 44 attentats ont eu lieu depuis 2012, sans compter les attentats déjoués, les opérations de recrutement, les actions de financement ou les départs sur zones. Sur le plan judiciaire, ces évolutions se traduisent par le nombre de procédures en cours, qui s'élève à 700, dont environ 400 à l'instruction. Le nombre de dossiers jugés est également très important. Depuis la création du parquet antiterroriste, nous avons jugé 46 dossiers de terrorisme jihadiste devant la cour d'assises spécialement composée. Les vingt-cinq années précédentes, seuls dix dossiers avaient été jugés dans ce cadre. Ces changements traduisent ce qui s'est produit entre 2014 et 2018. L'État a été amené à modifier des structures comme les services de renseignement. Sur le plan judiciaire, la création du parquet antiterroriste cherchait à répondre à cette situation le plus efficacement possible dans le respect de l'État de droit, en s'appuyant sur un groupe de magistrats spécialisés fonctionnant de manière intégrée.
Notre approche de la question terroriste consiste à déterminer, de manière un peu simpliste peut-être, si un acte est terroriste ou non. La réponse peut être très simple en présence d'un attentat manifeste. Nous décidons alors très rapidement de notre saisine, car il faut bien noter que le parquet n'est pas saisi mais il se saisit de l'affaire, selon la loi de 1986. Ce mode de fonctionnement était déjà celui de la section antiterroriste du parquet de Paris. Le procureur antiterroriste, et autrefois le procureur de Paris, décide à tout moment qu'une affaire relève du terrorisme et qu'il s'en saisit.
Dans de nombreux autres cas, cependant, des faits peuvent sembler avoir une nature terroriste, mais nécessitent un examen plus approfondi. La démarche que nous mettons en œuvre dans ces situations confirme une certaine continuité. Le parquet antiterroriste ne crée pas de rupture. Il permet de bénéficier d'un outil plus performant et plus robuste dans la durée, avec plusieurs magistrats hors hiérarchie totalement dédiés à cette activité. Notre action est guidée par la loi et la jurisprudence. L'article 421 du code pénal rappelle que certaines infractions constituent des actes de terrorisme « lorsqu'elles sont intentionnellement en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l'ordre public par l'intimidation ou la terreur ». Depuis 1986, cette définition n'a pas été changée. Elle a fait l'objet de quelques exégèses. Le 10 janvier 2017, notamment, un arrêt de la Cour de cassation relatif à l'affaire Coupat écarte la qualification de terrorisme pour différentes raisons.
Nous nous montrons très scrupuleux, car attribuer à une infraction une qualification terroriste entraîne un certain nombre de conséquences peu ou prou dérogatoires. Par conséquent, il ne saurait être envisagé que les magistrats usent de cette qualification juridique sans risquer de porter atteinte à l'État de droit. Cette qualification permet par exemple de recourir aux moyens employés dans les affaires de criminalité organisée, ou encore de faire appel à une juridiction non pas spéciale, mais spécialement composée, à la cour d'assises de Paris. Le juge d'application des peines est également particulier et les peines sont alourdies en matière de terrorisme. Un droit non pas spécial ou dérogatoire, mais particulier, s'applique en la matière et doit être réservé à une qualification terroriste. Ainsi, lorsque nous choisissons sur la base de critères juridiques établis qu'une affaire relève de notre compétence, il ne s'agit pas de revenir plus tard sur cette qualification. La politique pénale deviendrait illisible et incompréhensible pour nos concitoyens, et les médias pointeraient aussitôt cette contradiction. Enfin, cette qualification soulève des enjeux pour les victimes, qui bénéficient de droits particuliers, notamment liés au statut du fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d'autres infractions (FGTI) qui leur attribue des avantages financiers, matériels, juridiques et médicaux. Retirer cette qualification conduirait à revenir sur les droits acquis par ces victimes, ce qui pourrait provoquer un traumatisme sérieux.
Lors de chacune de nos permanences, nous sommes interrogés sur la qualification ou non de terroristes d'actions violentes commises. Nous nous appuyons constamment sur la définition du terrorisme que j'ai citée : « entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l'ordre public par l'intimidation ou la terreur ». Je commencerai par vous exposer des exemples de faits que nous ne retenons pas comme terroristes. Des faits de violence commis à l'occasion d'un mouvement social, contre les biens et les personnes, nous ont par exemple interrogés. Les participants à ces manifestations extrêmement violentes et les auteurs de ces actes s'inscrivaient-ils dans une entreprise visant à troubler gravement l'ordre public par la violence ou la terreur ? Nous avons jugé que malgré la gravité extrême de ces actes, ce n'était pas le cas. Si le parquet qualifiait de terroristes des actes s'inscrivant dans un mouvement social, les conséquences seraient majeures. Nous écartons également des faits qui s'inscrivent dans un règlement de comptes privé. En Corse par exemple, des actions très violentes de destruction ont soulevé la question de notre saisine. Nous avons cependant estimé qu'ils n'étaient pas de nature terroriste. Nous avons également été confrontés à plusieurs reprises de faits à motif raciste. Commis par un individu motivé par une adhésion à une idéologie d'ultradroite, ces faits ne s'inscrivaient cependant pas dans une volonté de troubler gravement l'ordre public par l'intimidation ou la terreur. Cependant, ce sont des éléments de la procédure qui nous ont conduits à décider de ne pas nous en saisir. D'autres éléments auraient pu nous amener à nous prononcer autrement.
Nous procédons à notre analyse de manière détaillée et technique, hors de toute pression ou orientation politique. Nous nous appuyons sur les procès-verbaux et restons en contact permanent avec le parquet localement compétent. Nous pouvons demander une évaluation aux services spécialisés, à la sous-direction antiterroriste (SDAT) qui dépend de la direction centrale de la police judiciaire, ou à la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). Ces services délèguent immédiatement sur place un certain nombre de fonctionnaires en lien avec leurs collègues, qui nous informent heure par heure des éléments précis pour déterminer s'ils correspondent à nos critères de saisine. Si ces informations ne sont pas suffisantes, nous déléguons un ou plusieurs magistrats du PNAT sur place, en contact avec les collègues territorialement compétents et avec notre cellule de crise qui reste en veille en continu. Nous utilisons dans ce cadre des magistrats spécialisés, qui sont référents terrorisme dans chaque tribunal, et les délégués du PNAT dans 13 grandes juridictions. Il s'agit de magistrats désignés, de rang intermédiaire, procureurs adjoints, que nous rencontrons régulièrement et formés à nos problématiques.
Les critères opérationnels, que j'ai exposés à l'ensemble des référents dans chaque juridiction ainsi qu'à nos délégués, se situent principalement autour de deux points. Il s'agit d'un exercice difficile, qui nous demande un travail d'examen commun au sein du PNAT et qui peut durer plusieurs jours. Le terrorisme a évolué et était autrefois plus aisé à comprendre. Le premier élément concerne la personnalité de l'auteur. Nous déterminons s'il est connu des services spécialisés. Grâce à la DGSI, nous pouvons obtenir en un temps limité un retour d'examen des fichiers de tous les services spécialisés. Nous pouvons savoir très rapidement si la personne est connue par la totalité des services de renseignement français, voire étrangers, et si elle est en contact avec des individus connus de ces services. Nous nous informons des potentiels problèmes psychiatriques dont elle souffre. Nombre de situations nous confrontent à des individus que je qualifierai de radicalisés perturbés. Cette expression peut être critiquée, mais elle est la plus pertinente que nous ayons trouvée. Nous ne pouvons nous attacher seulement à une apparence. Un intéressé qui crie « Allah Akbar » puis se jette sur des passants à un arrêt de bus avec un couteau ne justifie pas nécessairement que son action soit qualifiée de terroriste. Nous nous intéressons à l'état psychiatrique de l'intéressé, en demandant qu'il soit examiné par un psychiatre pendant sa garde à vue. La nature de l'acte et son mode opératoire sont également importants. Nous avons fait face à des parcours criminels, dans le cas d'individus se livrant à un choix des victimes selon leur adhésion religieuse. Il faut aussi prendre en compte la gravité exceptionnelle des faits.