Commission d'enquête Chargée de rechercher d'éventuels dysfonctionnements de la justice et de la police dans l'affaire dite sarah halimi et de formuler des propositions pour éviter le cas échéant leur renouvellement
Mercredi 1er décembre 2021
La séance est ouverte à quinze heures cinq
(Présidence de M. Meyer Habib, président)
Nous reprenons nos travaux aujourd'hui avec l'audition de M. Jean-François Ricard, procureur de la République antiterroriste. M. Ricard, je vous remercie de votre présence. Vous avez été juge d'instruction, chargé notamment des affaires de terrorisme pendant douze ans. Avec M. Jean-Louis Bruguière, vous avez été chargé du dossier de l'attentat du RER B à Saint-Michel. Entre 2009 et 2015, vous avez été avocat à la cour d'appel de Paris, et vous avez requis au procès du terroriste Carlos en 2013. Aujourd'hui, notre commission se penche sur la terrible affaire du meurtre de Mme Sarah Halimi. Vous n'étiez pas en poste à cette époque et le parquet national antiterroriste (PNAT) n'avait pas encore été créé. La section du parquet antiterroriste du parquet de Paris était en charge des affaires de terrorisme. Vous n'avez donc aucune implication directe en tant que témoin dans cette affaire, mais vous êtes la plus haute autorité judiciaire en matière terroriste dans ce pays. Il nous semblait ainsi important de vous entendre. Je rappelle souvent que cette commission d'enquête n'est pas un troisième degré de juridiction. L'affaire a été jugée en appel. La justice a tranché, et, quel que soit notre sentiment sur ce jugement, il nous oblige. Malgré tout, notre commission enquête sur les dysfonctionnements éventuels, notamment de la police et de la justice, afin d'éviter le cas échéant qu'ils ne se reproduisent.
Pour ne rien vous cacher, mon humble avis en tant que président de cette commission qui mène ces travaux depuis quelques mois est que ces dysfonctionnements sont réels. Le 4 avril 2017, Mme Sarah Halimi, qui aurait dû fêter hier ses soixante-dix ans, a été massacrée, défigurée puis défenestrée, aux cris de « Allah Akbar », parce qu'elle était juive, comme l'a établi la justice plusieurs mois plus tard. Deux témoins que nous avons auditionnés et qui ont assisté directement à ce massacre indiquent que M. Traoré a crié à plusieurs reprises « Allah Akbar », « que Dieu me soit témoin », « j'ai tué le sheitan du quartier », ou encore « c'est pour venger mon frère », qui, nous l'avons appris, est décédé au Mali. Pourtant, à aucun moment, la piste terroriste n'a été investiguée ni la section antiterroriste du parquet de Paris saisie. La juge d'instruction n'a jamais auditionné ces témoins. Nous savons que quatre jours avant les faits, M. Traoré a visionné un documentaire intitulé « l'histoire secrète du 11 septembre », probablement à caractère d'apologie du terrorisme ou complotiste. Nous savons également, d'après un témoin, que le comportement de M. Traoré avait changé depuis plusieurs mois. Il ne tenait plus la porte aux femmes et ne les saluait plus. La veille des faits, il emmène ses neveux pour la première fois de sa vie chez les Diarra et se rend dans une mosquée qui pourrait être réputée salafiste. Il est vrai que le ministre de l'intérieur nous a indiqué qu'en 2017 la classification des mosquées dites salafistes n'était pas aussi pointue qu'elle l'est aujourd'hui. Lorsqu'il se rend chez les Diarra la veille du drame, il arrive pieds nus et se change. Plusieurs vêtements ont été retrouvés sur place. Nous sommes plusieurs à penser qu'ils ont pu être déposés la veille, même si cette possibilité n'est pas vérifiée par notre enquête. Il est cependant avéré qu'il a récité des sourates du Coran et a fait ses ablutions. Une serviette qui n'appartient pas aux Diarra a été retrouvée sur place. Puis, il se rend par la partie du balcon la moins accessible pour arriver dans l'appartement de Sarah Halimi. Pour moi, tous ces éléments s'apparentent à la préparation d'un acte prémédité, antisémite et terroriste. Je voudrais votre avis là-dessus. Comment est-il possible que la section antiterroriste n'ait été ni saisie ni même consultée ? Comment est-il possible qu'aucune investigation n'ait été menée sur la mosquée Omar ou sur les fréquentations de M. Kobili Traoré ? Ces questions restent à ce jour sans réponse, même si chacun des commissaires commence à avoir son avis sur le sujet. C'est la raison pour laquelle cette audition est très importante pour nous.
Avant de vous céder la parole pour un propos liminaire de la durée que vous souhaiterez, je rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Jean-François Ricard prête serment)
En 2017, je n'occupais pas une fonction en lien avec les dossiers terroristes. Je travaillais à la chambre criminelle de la Cour de cassation. Je n'ai pas traité de dossiers qui ont pu même indirectement se rapporter à celui que vous évoquez. Je ne le connais que par ouï-dire, comme tout citoyen, et non en ma qualité de magistrat. Si vous me posez des questions plus détaillées, je ne serai pas en mesure d'y répondre.
Vos interrogations rejoignent des questions que nous nous posons régulièrement au parquet antiterroriste. Dans un contexte de terrorisme très différent de ce qu'il était dans le passé, l'une de nos principales interrogations a été bien souvent celle de notre saisine. Cette question est devenue encore plus prégnante qu'elle ne l'était lorsqu'il n'existait pas de parquet antiterroriste autonome, mais seulement une section du parquet de Paris spécialisée en la matière. En effet, la détermination de la saisine par le PNAT d'une affaire de terrorisme est devenue, notamment pour les médias, un événement. Les affaires de terrorisme que vous avez évoquées en présentant mon parcours dans les années 1990 ou 2000 étaient différentes de ce que nous connaissons aujourd'hui. Nous ne faisons plus face à un terrorisme d'organisation structurée, mais comme l'a bien dit le Pr Gilles Kepel, à un terrorisme d'inspiration, d'atmosphère. Des individus qui n'ont pas de liens avérés avec une structure ou une organisation sont amenés à commettre des actions particulièrement violentes dont l'inspiration vient de ces structures et organisations. La difficulté à déchiffrer les faits matériels en présence desquels nous nous trouvons est accrue.
Le parquet antiterroriste a été constitué au début du mois de juillet 2019. Vous souhaitiez savoir si ce parquet créait une rupture ou s'il s'inscrivait dans une continuité. Le parquet antiterroriste doit sa création à deux événements. Le premier est un changement de la nature du terrorisme auquel nous faisons face. À partir de 2012-2014, nous avons été confrontés à un terrorisme de masse jusqu'alors inconnu en France. 1 400 Français ou habitants de notre pays ont rejoint des organisations terroristes en zone irako-syrienne. 300 adultes en sont revenus. Ces chiffres ne peuvent en rien être comparés avec les départs en Afghanistan, en Irak ou en Bosnie au cours des 25 années précédentes. 44 attentats ont eu lieu depuis 2012, sans compter les attentats déjoués, les opérations de recrutement, les actions de financement ou les départs sur zones. Sur le plan judiciaire, ces évolutions se traduisent par le nombre de procédures en cours, qui s'élève à 700, dont environ 400 à l'instruction. Le nombre de dossiers jugés est également très important. Depuis la création du parquet antiterroriste, nous avons jugé 46 dossiers de terrorisme jihadiste devant la cour d'assises spécialement composée. Les vingt-cinq années précédentes, seuls dix dossiers avaient été jugés dans ce cadre. Ces changements traduisent ce qui s'est produit entre 2014 et 2018. L'État a été amené à modifier des structures comme les services de renseignement. Sur le plan judiciaire, la création du parquet antiterroriste cherchait à répondre à cette situation le plus efficacement possible dans le respect de l'État de droit, en s'appuyant sur un groupe de magistrats spécialisés fonctionnant de manière intégrée.
Notre approche de la question terroriste consiste à déterminer, de manière un peu simpliste peut-être, si un acte est terroriste ou non. La réponse peut être très simple en présence d'un attentat manifeste. Nous décidons alors très rapidement de notre saisine, car il faut bien noter que le parquet n'est pas saisi mais il se saisit de l'affaire, selon la loi de 1986. Ce mode de fonctionnement était déjà celui de la section antiterroriste du parquet de Paris. Le procureur antiterroriste, et autrefois le procureur de Paris, décide à tout moment qu'une affaire relève du terrorisme et qu'il s'en saisit.
Dans de nombreux autres cas, cependant, des faits peuvent sembler avoir une nature terroriste, mais nécessitent un examen plus approfondi. La démarche que nous mettons en œuvre dans ces situations confirme une certaine continuité. Le parquet antiterroriste ne crée pas de rupture. Il permet de bénéficier d'un outil plus performant et plus robuste dans la durée, avec plusieurs magistrats hors hiérarchie totalement dédiés à cette activité. Notre action est guidée par la loi et la jurisprudence. L'article 421 du code pénal rappelle que certaines infractions constituent des actes de terrorisme « lorsqu'elles sont intentionnellement en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l'ordre public par l'intimidation ou la terreur ». Depuis 1986, cette définition n'a pas été changée. Elle a fait l'objet de quelques exégèses. Le 10 janvier 2017, notamment, un arrêt de la Cour de cassation relatif à l'affaire Coupat écarte la qualification de terrorisme pour différentes raisons.
Nous nous montrons très scrupuleux, car attribuer à une infraction une qualification terroriste entraîne un certain nombre de conséquences peu ou prou dérogatoires. Par conséquent, il ne saurait être envisagé que les magistrats usent de cette qualification juridique sans risquer de porter atteinte à l'État de droit. Cette qualification permet par exemple de recourir aux moyens employés dans les affaires de criminalité organisée, ou encore de faire appel à une juridiction non pas spéciale, mais spécialement composée, à la cour d'assises de Paris. Le juge d'application des peines est également particulier et les peines sont alourdies en matière de terrorisme. Un droit non pas spécial ou dérogatoire, mais particulier, s'applique en la matière et doit être réservé à une qualification terroriste. Ainsi, lorsque nous choisissons sur la base de critères juridiques établis qu'une affaire relève de notre compétence, il ne s'agit pas de revenir plus tard sur cette qualification. La politique pénale deviendrait illisible et incompréhensible pour nos concitoyens, et les médias pointeraient aussitôt cette contradiction. Enfin, cette qualification soulève des enjeux pour les victimes, qui bénéficient de droits particuliers, notamment liés au statut du fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d'autres infractions (FGTI) qui leur attribue des avantages financiers, matériels, juridiques et médicaux. Retirer cette qualification conduirait à revenir sur les droits acquis par ces victimes, ce qui pourrait provoquer un traumatisme sérieux.
Lors de chacune de nos permanences, nous sommes interrogés sur la qualification ou non de terroristes d'actions violentes commises. Nous nous appuyons constamment sur la définition du terrorisme que j'ai citée : « entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l'ordre public par l'intimidation ou la terreur ». Je commencerai par vous exposer des exemples de faits que nous ne retenons pas comme terroristes. Des faits de violence commis à l'occasion d'un mouvement social, contre les biens et les personnes, nous ont par exemple interrogés. Les participants à ces manifestations extrêmement violentes et les auteurs de ces actes s'inscrivaient-ils dans une entreprise visant à troubler gravement l'ordre public par la violence ou la terreur ? Nous avons jugé que malgré la gravité extrême de ces actes, ce n'était pas le cas. Si le parquet qualifiait de terroristes des actes s'inscrivant dans un mouvement social, les conséquences seraient majeures. Nous écartons également des faits qui s'inscrivent dans un règlement de comptes privé. En Corse par exemple, des actions très violentes de destruction ont soulevé la question de notre saisine. Nous avons cependant estimé qu'ils n'étaient pas de nature terroriste. Nous avons également été confrontés à plusieurs reprises de faits à motif raciste. Commis par un individu motivé par une adhésion à une idéologie d'ultradroite, ces faits ne s'inscrivaient cependant pas dans une volonté de troubler gravement l'ordre public par l'intimidation ou la terreur. Cependant, ce sont des éléments de la procédure qui nous ont conduits à décider de ne pas nous en saisir. D'autres éléments auraient pu nous amener à nous prononcer autrement.
Nous procédons à notre analyse de manière détaillée et technique, hors de toute pression ou orientation politique. Nous nous appuyons sur les procès-verbaux et restons en contact permanent avec le parquet localement compétent. Nous pouvons demander une évaluation aux services spécialisés, à la sous-direction antiterroriste (SDAT) qui dépend de la direction centrale de la police judiciaire, ou à la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). Ces services délèguent immédiatement sur place un certain nombre de fonctionnaires en lien avec leurs collègues, qui nous informent heure par heure des éléments précis pour déterminer s'ils correspondent à nos critères de saisine. Si ces informations ne sont pas suffisantes, nous déléguons un ou plusieurs magistrats du PNAT sur place, en contact avec les collègues territorialement compétents et avec notre cellule de crise qui reste en veille en continu. Nous utilisons dans ce cadre des magistrats spécialisés, qui sont référents terrorisme dans chaque tribunal, et les délégués du PNAT dans 13 grandes juridictions. Il s'agit de magistrats désignés, de rang intermédiaire, procureurs adjoints, que nous rencontrons régulièrement et formés à nos problématiques.
Les critères opérationnels, que j'ai exposés à l'ensemble des référents dans chaque juridiction ainsi qu'à nos délégués, se situent principalement autour de deux points. Il s'agit d'un exercice difficile, qui nous demande un travail d'examen commun au sein du PNAT et qui peut durer plusieurs jours. Le terrorisme a évolué et était autrefois plus aisé à comprendre. Le premier élément concerne la personnalité de l'auteur. Nous déterminons s'il est connu des services spécialisés. Grâce à la DGSI, nous pouvons obtenir en un temps limité un retour d'examen des fichiers de tous les services spécialisés. Nous pouvons savoir très rapidement si la personne est connue par la totalité des services de renseignement français, voire étrangers, et si elle est en contact avec des individus connus de ces services. Nous nous informons des potentiels problèmes psychiatriques dont elle souffre. Nombre de situations nous confrontent à des individus que je qualifierai de radicalisés perturbés. Cette expression peut être critiquée, mais elle est la plus pertinente que nous ayons trouvée. Nous ne pouvons nous attacher seulement à une apparence. Un intéressé qui crie « Allah Akbar » puis se jette sur des passants à un arrêt de bus avec un couteau ne justifie pas nécessairement que son action soit qualifiée de terroriste. Nous nous intéressons à l'état psychiatrique de l'intéressé, en demandant qu'il soit examiné par un psychiatre pendant sa garde à vue. La nature de l'acte et son mode opératoire sont également importants. Nous avons fait face à des parcours criminels, dans le cas d'individus se livrant à un choix des victimes selon leur adhésion religieuse. Il faut aussi prendre en compte la gravité exceptionnelle des faits.
Les perturbés radicalisés qui commettent un crime ne sont-ils pas systématiquement identifiés comme terroristes ?
La qualification dépend, au cas par cas, de plusieurs éléments. Je vous exposerai quelques exemples éclairants. Le 23 août 2018, à Trappes, un individu tue sa mère et sa sœur au couteau à son domicile puis blesse grièvement une troisième personne sur la voie publique. Il se retranche dans son domicile et crie « Allah Akbar » aux policiers. Il sort, avance en direction des policiers, refuse d'obtempérer et est abattu. L'intéressé était fiché S et inscrit au fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT). L'attaque a été revendiquée par l'État islamique. Je précise que le PNAT n'était pas encore en fonction, mais je me suis intéressé à ce dossier par la suite. En dépit de ces éléments, la section antiterroriste du parquet de Paris ne s'est pas saisie de ce dossier. Le profil psychiatrique de l'intéressé est apparu avant tout comme celui d'un déséquilibré. D'autre part, la dimension familiale était fondamentale. L'objectif n'était en rien de troubler l'ordre public par l'intimidation ou la terreur.
Le premier cas de ce type rencontré par le PNAT date du 31 août 2019. Un individu agresse à l'arme blanche plusieurs personnes à l'arrêt de bus. Il crie des phrases incompréhensibles, mais à connotation religieuse, « ils ne lisent pas le Coran », puis « les victimes n'étaient pas des musulmans ». Il fait neuf victimes, dont une personne décédée, et trois urgences absolues. L'affaire est sérieuse. Il est interpellé et identifié. Il s'agit d'un Afghan. Nous réfléchissons à notre saisine. Rapidement, l'individu déclare qu'il est en manque de produits stupéfiants. Ses propos apparaissent rapidement d'une extrême confusion, et son évolution psychiatrique dans le temps de la garde à vue fait état d'un état psychotique envahissant. Nous ne nous sommes pas saisis, compte tenu de l'état psychiatrique de l'intéressé, qui manifestait de la confusion et non une volonté de troubler l'ordre public.
Enfin, nous ne nous sommes pas saisis de l'attaque de la mosquée de Bayonne d'octobre 2019. Un individu âgé de 84 ans tente d'incendier la porte de la mosquée et blesse deux personnes par arme à feu à proximité de l'édifice. Un peu plus tard, il est interpellé à son domicile. Nous sommes en présence d'un individu manifestement d'idéologie d'extrême droite. Nous nous interrogeons longuement sur notre saisine. Pendant 24 heures, nous suivons heure par heure la situation et suivons toutes les pièces. Nous nous apercevons que l'individu est très perturbé. Ses déclarations sont totalement incohérentes et ses motivations délirantes, puisqu'il les rattache à la destruction de Notre-Dame et à un vol dont il aurait fait l'objet. Il est en même temps animé de motivations clairement racistes. Cependant, nous n'avons pas estimé que ces dernières étaient terroristes et nous ne nous sommes pas saisis de ce dossier.
L'exemple suivant vous montrera la nuance entre les cas de saisine et de non-saisine. Nous avançons sur une ligne de crête, et ce sont des éléments particuliers qui nous font pencher d'un côté ou de l'autre. Au début du mois de janvier 2020, dans un parc à Villejuif, un individu agresse plusieurs personnes au couteau. Un homme est tué et deux femmes sont gravement blessées. L'intéressé est neutralisé par les policiers vers lesquels il se dirige son couteau à la main. Ces affaires sont délicates, car l'individu ne peut plus être interrogé. Je me déplace sur place avec une équipe du PNAT, étant donné que l'intéressé nous a été présenté comme vêtu en djellaba, criant « Allah Akbar » et cherchant à tuer le plus de victimes possible. Nous nous interrogeons sur place, car nous voyons que l'intéressé est pieds nus. Il sort d'un séjour en psychiatrie et est en rupture de traitement. Nous laissons le parquet local compétent, mais procédons à une évaluation. Sans encore décider ou non de notre saisine, nous suivons l'avancement de l'affaire, les auditions des témoins et des victimes et les perquisitions. L'individu avait déménagé entièrement son domicile, et de la propagande jihadiste est retrouvée dans ses affaires. Des écrits attestent de la préméditation de son acte. Certains témoins décrivent que le meurtrier a vérifié que certaines victimes étaient capables d'adhérer à la foi musulmane afin de les épargner. Nous avons finalement décidé de nous saisir de cette affaire.
Vous n'étiez pas chargé de ces questions en 2017, mais votre avis extérieur nous paraît important. Nous avons compris la difficulté de qualifier l'acte de terroriste selon les cas. Dans notre cas précis, M. Traoré connaissait les Diarra et n'a pas commis la moindre violence à leur égard, malgré l'altération a minima partielle reconnue par tous les psychiatres. Vous dîtes très justement que souvent, vous n'avez pas l'occasion d'interroger les individus, car ils ont été neutralisés, ce qui permet bien entendu d'éviter de nouvelles victimes. Dans notre enquête, il est problématique que M. Traoré n'ait jamais été auditionné, car un psychiatre a rapidement décidé que son état ne permettait pas une garde à vue. Je vous rappelle que M. Traoré n'a jamais eu le moindre antécédent psychiatrique. C'est un multirécidiviste de petits larcins, ni terroriste ni jihadiste. Il a séjourné à plusieurs reprises en prison. M. Traoré a crié « Allah Akbar », « que dieu me soit témoin », et, en frappant la victime, « tu vas payer », « c'est pour venger mon frère ». Le matin, il avait dit : « ce soir, ce sera terminé ». Depuis deux ou trois mois, il avait changé de comportement. Selon une de ses amies, il semblait se radicaliser. Malgré ces signes extérieurs de radicalisation, la question de la dimension potentiellement terroriste de son acte n'a jamais été soulevée. Vous ne connaissez pas l'affaire, je vous donne seulement des éléments que j'espère précis. M. Abdelkader Rabhi, un ami d'enfance de M. Traoré chez qui il a passé la soirée avant de commettre son crime, a déclaré : « nous sommes partis à la mosquée rue Morand la veille des faits. Nous sommes allés manger dans le quartier avec notre ami Sofiane », que nous allons essayer d'auditionner. Il ajoute : « j'ai appelé Sofiane vers 4 heures pour l'informer que j'étais en panique, je me suis habillé, je suis descendu pour rechercher Kobili ». Il déclare lors de son audition : « j'ai un téléphone mais je ne connais pas le numéro ». Aucun n'effort n'a été fourni pour investiguer le numéro de la personne auditionnée. Ces éléments me surprennent. Quelle est votre appréciation d'après les bribes que je vous expose ? Il est compliqué de vous exposer l'intégralité de ce dossier qui fait des centaines de pages en une heure. De votre propos liminaire, je retiens que la qualification est difficile. Pourtant, il me semblait qu'en droit, l'habitude était de qualifier le fait de la manière la plus grave, quitte à finalement revenir en arrière. Vous dîtes au contraire qu'il faut essayer de ne jamais revenir en arrière.
La juge d'instruction n'a pas demandé de reconstitution. Vous avez l'habitude de ces affaires. Quel est votre avis à ce sujet ? Une reconstitution aurait pu contribuer à faire la lumière sur l'enquête. Je sais que vous ne connaissez pas le dossier et qu'il est difficile de répondre sur ce cas précis.
Je crains de vous décevoir. Mon exposé cherchait à montrer que même lorsque le dossier est très bien connu, il est difficile de juger. Une véritable épée de Damoclès pèse au-dessus de notre tête. Lorsque le parquet antiterroriste se saisit, il en va de sa crédibilité. Revenir en arrière aurait de lourdes conséquences sur l'ensemble du contentieux. Une rigueur absolue sur notre jurisprudence nous est indispensable, car si nous nous engageons dans un engrenage qui ne correspondrait pas véritablement à la politique que nous voudrions suivre, il serait très difficile de faire marche arrière.
J'ai pris l'exemple d'actions violentes commises à l'occasion de mouvements sociaux. D'autres faits très violents ont été commis par des mouvements ultras, ou venant d'origines diverses, de bords complètement opposés, par exemple les incendies de relais. Si nous devions nous saisir d'un seul de ces faits, il faudrait nous saisir de tous les autres. Il faut avoir en tête toute la politique pénale qu'une qualification implique. En matière criminelle, il est fréquent de choisir une qualification criminelle et d'adopter finalement une qualification correctionnelle. Cependant, cette pratique n'existe pas en matière de terrorisme.
Je le comprends. Dans l'affaire Knoll, comme dans l'affaire Halimi, la famille m'a appelée quelques heures plus tard. Eux-mêmes émettaient un doute sur le caractère antisémite de l'affaire. Je les ai invités à appeler mon ami Me Gilles-William Goldnadel. J'étais présent lorsque le caractère antisémite a été retenu. Toutefois, le caractère terroriste a été écarté.
Dans certaines affaires, la double qualification terroriste et antisémite a été retenue sans aucune difficulté. Je pense notamment à l'affaire Merah et aux faits commis à l'Hypercacher lors des attentats de janvier 2015.
Le problème est qu'il a fallu sept mois pour reconnaître le caractère antisémite de l'affaire Sarah Halimi. Au début, la juge ne l'a pas reconnu. Je ne suis pas juriste, mais j'ai bénéficié d'une formation scientifique cartésienne qui me pousse aujourd'hui à considérer comme évident ce caractère antisémite. Un critère simple à considérer est de déterminer si l'acte commis a une inspiration religieuse ou non. Force est de constater que l'intégralité des actes terroristes ayant occasionné des morts en France ces dernières années est islamiste. Les pièces de notre dossier montrent cette inspiration religieuse. Je sais que vous ne me donnerez pas de réponse précise. Je comprends qu'elle pourrait être mal interprétée alors que vous ne connaissez pas ce long dossier. Vous n'en avez pas été un acteur et l'avez seulement entendu par la presse. Il s'agit plus d'une observation que d'une question.
En effet, je ne peux vous apporter de réponse, notamment sur le délai de qualification antisémite de l'acte. Pour participer modestement à vos réflexions, je confirme que les réseaux d'ultradroite qui font l'objet d'un nombre croissant de procédures n'ont pour l'instant pas occasionné de victimes tuées. En revanche, si le nombre de dossiers est encore relativement réduit, il s'élève aujourd'hui à moins d'une dizaine, 55 mises en examen ont déjà été dénombrées. Cette forme de terrorisme est en évolution constante et croissante depuis deux ou trois ans.
La question religieuse représente un point juridique important. Certains crimes peuvent avoir une inspiration religieuse. Ils sont commis par des individus baignant dans une certaine forme de religiosité, ce qui n'est pas toujours courant dans notre société très laïque. Pour savoir si nous attribuons une qualification terroriste ou non à ces actes, nous devons toujours nous demander, outre la religiosité de l'individu, si ses agissements ont pour but de troubler gravement l'ordre public par l'intimidation ou la terreur. Nous devons toujours revenir strictement au droit. Si nous estimions qu'un acte, parce qu'il est violent et commis par un individu ayant une forme de religiosité, est terroriste, nous nous engagerions sur une pente très dangereuse. La prudence ne veut cependant pas dire que nous ne nous saisissons jamais des dossiers. Au cours de ces deux dernières années, nous nous sommes saisis de sept attentats et en avons déjoué autant.
Dans les affaires que vous suivez, les auteurs sont-ils sous influence de la drogue ou l'alcool ?
À l'époque de cette affaire, il n'existait pas de parquet antiterroriste. Votre expérience a apporté des éclairages notoires à nos travaux, notamment sur les critères permettant de qualifier un acte de terroriste. Vous évoquez le concept de radicalisé perturbé. Je m'interroge sur ce concept. Met-il fin au caractère terroriste de l'infraction selon vous ? Le fait de commettre un acte terroriste apparaît comme une forme de folie. Comment situer cette limite ? Pouvez-vous également nous rappeler les pouvoirs d'enquête spécifiques dans le cadre d'investigation pour des faits de terrorisme ?
Le concept de radicalisé perturbé n'est sans doute pas le meilleur. Le fait d'être en présence de cette catégorie de personnes n'implique pas que nous nous saisissions ou non d'une affaire. L'individu de Villejuif présentait des troubles psychiatriques évidents. Il avait effectué un séjour en psychiatrie à l'hôpital six mois plus tôt. Toutefois, l'enquête démontrait une vraie radicalisation. Elle faisait apparaître que dans le déroulement même de l'action, l'intéressé avait conservé cette volonté d'exprimer sa radicalité, et que la finalité devait bien s'inscrire dans le but de troubler gravement l'ordre public par l'intimidation ou la terreur, malgré des troubles psychiatriques. Dans l'exemple de l'Afghan de la banlieue de Lyon, la qualification terroriste semblait apparente, cependant l'examen de personnalité montrait que la volonté de troubler gravement l'ordre public était absente. Ce concept de radicalisé perturbé n'entraîne pas en tant que tel un choix dans une direction.
Je fais face à des terroristes depuis vingt-cinq ans. Un terroriste n'est pas nécessairement une personne perturbée. J'ai vu à de multiples reprises des individus intelligents, ayant fait des études, surtout scientifiques, de haut vol. Le gang de Roubaix, regroupant des anciens de Bosnie, était dirigé par un interne en médecine, Christophe Caze. J'ai eu face à moi des mathématiciens, des médecins, des biologistes, des informaticiens. Ces personnes savent très bien ce qu'elles font. Les dirigeants de l'ETA, Carlos savaient très bien ce qu'ils faisaient. Les jihadistes présentent des situations plus complexes, car ils sont dans une idéologie avant tout religieuse extrémiste. Ce ne sont pas des fanatiques, même s'ils adhèrent à une vision du monde complètement opposée à la nôtre. Parmi eux se rencontrent des individus perturbés. Cependant, par essence, le terroriste n'est pas un individu perturbé. Je m'occupe aussi des affaires de génocides et de crimes contre l'humanité. Pour emprunter des mots à un autre que moi, ces individus sont d'une banalité totale.
Concernant les moyens d'enquête, ce sont ceux requis pour la criminalité organisée, notamment des moyens informatiques développés comme l'IMSI-catcher. Ces moyens sont également une force de frappe importante. Nous pouvons saisir la DGSI ou la SDAT, qui sont des services extrêmement performants capables de manier en un temps très réduit ces outils particuliers d'investigation utiles pour trouver rapidement des informations dans les supports de l'intéressé, comme un téléphone ou un ordinateur. Les enquêtes sont désormais informatiques à 90 %. Nous bénéficions de ces services très performants et nécessaires pour examiner les données de connexion.
Dans quelle mesure le fait que l'individu soit fiché S ou inscrit au FSPRT est-il déterminant dans votre choix ?
Ces informations ne sont pas déterminantes. Nous essayons de connaître les raisons pour lesquelles il est inscrit. J'ai des exemples de cas où l'intéressé était inscrit, mais dont nous ne nous sommes pas saisis. Nous bénéficions d'une facilité que les autres parquets n'ont pas.
Merci pour ces précisions importantes qui éclairent notre commission. Je vous expose un cas pratique. Vous êtes informé qu'une femme de confession juive a été frappée à mort par un individu puis défenestrée. Vous suivez l'affaire avec le parquet en charge du dossier pour examiner les éléments. L'individu ne peut être interrogé, car un médecin a décrété qu'il n'était pas en état, et il est placé à l'hôpital psychiatrique. Vous découvrez que les investigations ne se sont pas penchées sur la téléphonie. Pouvez-vous demander que le téléphone soit examiné ? Le fait de ne pouvoir interroger l'individu est particulièrement problématique dans ce dossier car il peut être un radicalisé perturbé, comme ceux fréquemment instrumentalisés par les réseaux islamistes. La logique aurait été d'élargir au maximum les investigations pour chercher d'autres éléments. Que feriez-vous dans le cadre de vos compétences actuelles ?
Dans un premier temps, je ne me saisis pas des faits. Suivant les éléments de l'enquête, je demande une évaluation à la SDAT qui continue à m'informer. Les substituts ou vice-procureurs de mon parquet s'adressent à leurs homologues de permanence, et je m'adresse à mon collègue chef de parquet à niveau égal pour suivre les investigations menées. La SDAT ou la DGSI interrogent leurs homologues localement compétents pour les inviter à procéder à des vérifications.
En quelques années, nous avons changé nos méthodes. Quand je suis arrivé au parquet antiterroriste en 2019, je portais une vision certainement décalée de ce qu'était devenu le terrorisme. J'en restais à mes observations de 1994 à 2006, et considérais les terroristes comme des individus ancrés dans leur idéologie, organisés, plutôt structurés, appartenant à des réseaux. Ces individus isolés, relevant de ce jihadisme d'atmosphère, comme l'appelle le Pr Kepel, influencés, perturbés, représentent un phénomène nouveau. Le PNAT a rencontré des difficultés pour y faire face. Nous y sommes désormais habitués. En 2021, vous-mêmes n'êtes pas étonnés de l'appellation radicalisé perturbé. En 2019, ces cas nous paraissaient encore nouveaux. Nous ne traitons pas ce type de dossiers comme nous le faisions il y a quatre ou cinq ans. Nous poussons les investigations de manière plus systématique.
Le terrorisme jihadiste est toujours un peu le même et très différent à la fois. Quand nous commençons enfin à le comprendre, il a déjà changé de nature. Nous devons conceptualiser ses constantes et sa mutation permanente rapidement pour y faire face le mieux possible, et nous y adapter, en utilisant des outils auxquels nous n'aurions pas eu recours auparavant.
Cette commission a également pour objectif d'observer les évolutions de la situation et d'identifier les moyens de les traiter différemment.
Êtes-vous d'accord sur le fait qu'aujourd'hui, il conviendrait de se pencher sur la téléphonie ? La réponse donnée aux policiers par l'ami de M. Traoré est : « je n'ai pas de téléphone et je ne connais pas le numéro ». Ils avaient passé la nuit ensemble. J'aurais voulu comprendre comment il est possible que la téléphonie n'ait pas davantage été recherchée. Est-elle systématiquement recherchée aujourd'hui ?
Dans un cas comme ceux évoqués, cette recherche fait partie des indications que nous diffusons régulièrement à l'ensemble des parquets, via la direction des affaires criminelles. Depuis la période de crise sanitaire, nous avons des émissions en visioconférence qui nous permettent de nous adresser à l'ensemble des procureurs de France.
Merci pour ces échanges. Je voudrais revenir sur l'expression de radicalisé perturbé. Elle me trouble. Un individu est-il radicalisé parce que perturbé, perturbé parce que radicalisé, radicalisé et perturbé, ou encore radicalisé ou perturbé ? Lorsqu'un juge d'instruction se trouve dans des situations difficiles, quelles sont les voies de recours au niveau des juridictions pour se faire assister, élargir les partenariats, les demandes d'aide ? En psychiatrie, une supervision existe.
Lorsque nous sommes confrontés à des difficultés en termes d'analyse, nous nous en référons à un groupe, nous analysons les pratiques et la dimension relationnelle dans la situation. Au niveau juridique, un recours aurait-il pu être possible ? La situation semble très circulaire. La justice ne doit pas uniquement se fonder sur l'intuition. Dans un État de droit, des preuves sont nécessaires. En l'occurrence, ce concept est gazeux, volatil, changeant. Quelles sont les mesures concrètes auxquelles vous procédez ?
Vous avez répété que vous procédez par autosaisine. En revanche, une procédure permet de porter à votre connaissance des procédures en cours. Vous avez indiqué que l'on vous réclame. Vous connaissez parfois les procédures immédiatement, en cas d'attentat notamment. Dans les autres cas, comment des procédures sont-elles portées à votre connaissance ? Une trace en est-elle conservée dans le dossier ? Dans celui qui nous intéresse, aucun élément ne montre que cet aspect a été examiné.
Existe-t-il un délai maximum dans lequel vous pouvez vous saisir d'une affaire, ou la saisine peut-elle intervenir à tout moment ?
En cas de saisine, quelles sont les conséquences sur les suites de la procédure ? Votre saisine dessaisit-elle le juge d'instruction ?
Enfin, je reviens sur l'aspect psychiatrique. Aujourd'hui, M. Traoré a été déclaré irresponsable. D'emblée, le médecin a considéré que son état n'était pas compatible avec la garde à vue, et son avis a été confirmé à l'I3P puis à l'hôpital psychiatrique, et enfin par les experts psychiatriques saisis par le juge d'instruction. Le premier avait conclu à une altération du fait de la consommation volontaire de cannabis. Le caractère terroriste de cet acte aurait-il été compatible avec l'irresponsabilité de l'individu ?
Si j'ai la prétention de connaître le domaine du terrorisme, je suis beaucoup plus modeste en ce qui concerne la psychiatrie. Je suis d'accord avec vous sur les critiques concernant le concept de radicalisé perturbé. Il n'y a pas de radicalisé perturbé. Il y a radicalisé et perturbé. Si un individu n'est pas dans une radicalisation qui correspond à la définition juridique du terrorisme de l'article 421-1 du code pénal, nous n'avons aucune raison de nous saisir. La question est de savoir si son état psychiatrique peut avoir des conséquences sur la volonté éventuellement retenue et démontrée par ailleurs d'accomplir un acte ayant pour finalité de troubler l'ordre public par l'intimidation ou la terreur. Pour que j'envisage la saisine, je dois me trouver face à un acte qui présente les caractères légaux d'un acte terroriste. Cela seul doit définir notre position.
J'entends parfaitement vos critiques sur le système judiciaire actuel en matière d'analyse de l'état psychiatrique d'un individu. Je comprends en tant que magistrat la problématique qui en découle. J'ai travaillé en droit commun avec des psychiatres. En matière de terrorisme, c'est une nouveauté, car nous ne nous trouvions pas en présence d'individus souffrant de problèmes de perturbation mentale. Cette nouveauté nous interpelle et nous met parfois mal à l'aise.
C'est la permanence du parquet local qui nous informe, en parallèle, éventuellement, des services décentralisés et des groupes antiterroristes locaux qui font remonter l'information aux services spécialisés. Nous sommes informés très rapidement d'un événement susceptible de recevoir une qualification terroriste. Ces informations sont quasiment quotidiennes. Elles peuvent survenir à deux ou trois reprises lors d'un seul week-end. Nous pouvons alors procéder à une forme de criblage, afin de savoir si l'intéressé est déjà connu des services de renseignement et rassembler les éléments des services spécialisés, ou alors à une forme d'évaluation, qui implique un suivi permanent de la situation locale par les services spécialisés avec lesquels nous sommes en lien. Il s'agit d'une grande partie de l'activité de notre permanence.
Il n'existe pas de délai pour nous saisir. Nous pouvons nous appuyer sur des éléments obtenus par des perquisitions. Elles entraînent des saisies de supports difficiles à examiner, car ils sont généralement cryptés. Leur examen peut prendre du temps. Les terroristes revendiquent rarement la dimension terroriste de leur action lorsqu'ils sont arrêtés, contrairement à ce que laissent entendre les journalistes. L'intéressé peut cacher des éléments, par exemple ses contacts avec Daech, qui ne sont découverts que lors de l'examen du contenu de leurs supports. Ainsi, nous nous apercevons parfois plus tard que les actes accomplis prennent une autre connotation. En pratique, pour des faits manifestement terroristes, nous nous saisissons dans l'heure ou les deux heures, comme dans le cas de l'affaire de la basilique de Nice. Lors de l'affaire de Villejuif, trente-six heures se sont écoulées avant que nous prenions notre décision.
Depuis 1986, notre compétence est concurrente avec celle des parquets locaux, mais les circulaires établissent clairement que nous sommes les seuls en pratique à pouvoir décider de cette qualification. Dès que nous nous saisissons, nous dessaisissons le parquet local. Si le dossier est déjà à l'instruction, une procédure particulière de dessaisissement de juge à juge est prévue dans le code de procédure pénale. En cas de difficulté particulière, le cas remonte à la chambre criminelle de la cour de cassation.
Il n'existe pas d'incompatibilité à retenir la qualification terroriste pour un individu présentant des perturbations psychiques. Cependant, il me paraît difficile de retenir l'irresponsabilité et l'affirmation que l'individu a eu la volonté de participer à une action individuelle ou collective ayant pour but de troubler l'ordre public par l'intimidation ou la terreur. Une incompatibilité demeurerait entre ces exigences.
Je vous remercie pour la clarté de vos réponses et les précisions que vous apportez. Cette audition a un caractère un peu général, aussi, j'en profite pour vous indiquer que de trop nombreux députés reçoivent des menaces de mort, notamment de décapitation, qui nous parviennent sous différentes formes, le plus souvent par voie anonyme, dématérialisée. Nous déposons des plaintes auprès de la police et des autorités compétentes. Avez-vous connaissance de ces différentes plaintes ? Dans quelles conditions ces éléments peuvent-ils revêtir un caractère terroriste ? Selon l'article 421-1 du code pénal, ces menaces multiples d'origine mystérieuse peuvent-elles être assimilées à des menaces de terrorisme politique ?
Je vous remercie à mon tour pour la précision et la clarté de vos réponses et pour le temps que vous nous consacrez. Le PNAT avance sur une ligne de crête très étroite. Vous avez illustré vos propos par un certain nombre d'affaires. Vous n'avez pas évoqué l'agression au couteau récente de plusieurs policiers à Cannes au début du mois de novembre 2021. Le ministre de l'intérieur que nous avons auditionné hier a évoqué ce sujet de lui-même. Il a tenu des propos dans le strict respect de la séparation des pouvoirs, mais d'aucuns auraient pu entendre une once de regrets quant au fait que la qualification terroriste n'ait pas été retenue pour cette agression qui a causé des blessures sérieuses. Étant donné qu'il n'existe pas de délais, serait-il imaginable, au vu des développements et des informations qui seraient collectées dans l'avancement de l'enquête, que vous puissiez vous saisir et donner la qualification terroriste à cette agression contre des fonctionnaires de police ?
Le PNAT a 700 dossiers à traiter. Un terrorisme low cost se développe à grande vitesse dans notre pays, pour une série de raisons que différents ouvrages détaillent. Au vu de ce développement, vous attendez-vous à voir augmenter substantiellement le nombre d'affaires dont vous vous saisissez ? Votre permanence connaît trois à quatre demandes de dossiers par week-end. Ce rythme est-il appelé à croître ?
S'agissant des menaces de mort, si des éléments nous confirment que ces faits s'inscrivent dans l'activité d'un groupe, ne serait-ce que de trois individus, sans nécessairement être doté de structures, ayant pour finalité l'action terroriste, nous nous en saisirions sans difficulté. Je vous ai indiqué la nouveauté de cette situation. Ces dernières années, le nombre de dossiers concernant l'ultradroite, qui visent des faits dans lesquels ce type d'agissements peut s'inscrire, a fortement augmenté.
Nous avons un seul dossier d'ultragauche actuellement ouvert. L'ultragauche sait peut-être mieux passer entre les mailles du filet. Nous possédons des éléments sur l'ultragauche violente, mais des actions violentes ne sont pas nécessairement des actions terroristes.
Elles se situent à la lisière, mais nous ne les considérons pas comme de l'action terroriste. Ce n'est pas de la frilosité de notre part. Quand une décision est prise, elle relève du parquet antiterroriste. Si des critiques se font entendre, nous serons seuls à y faire face. Il est par conséquent inimaginable que nous nous saisissions de faits qui ne relèveraient pas précisément de ces critères. À une exception près, l'ultragauche n'est pas entrée dans ces critères.
En ce qui concerne l'affaire de Cannes, je l'ai suivie de près et pourrais l'évoquer plus largement. Il est cependant difficile d'en parler, car elle est à l'instruction et ne dépend pas de moi. J'en ai parlé sans vous la citer, car elle ne dépend pas du tribunal de Paris. Malgré quelques éléments de religiosité dans cette affaire, d'autres éléments nous ont conduits à ne pas nous saisir de cette affaire. Elle n'entrait pas dans le cadre des textes tels que définis. Je comprends toutefois les réflexions de M. Darmanin. J'ai suivi cette affaire de si près qu'un membre du PNAT a passé deux jours sur place. Pour répondre plus précisément à votre question, si cette affaire, au cours des investigations, faisait apparaître des éléments nouveaux qui venaient démontrer l'adhésion de l'intéressé à une certaine idéologie, ou ses contacts avec des activistes islamistes, nous pourrions réviser notre position.
Le nombre d'affaires baisse globalement. Le nombre d'affaires dont les juges d'instruction sont saisis est stable, mais le nombre de nouvelles affaires a fortement chuté par rapport à la période 2014-2017 qui a été exponentielle. Nous n'avions jamais connu une telle situation dans notre histoire depuis la guerre d'Algérie. Le tribunal correctionnel, en deux ans, a jugé 96 dossiers terroristes. Le dossier des attentats du 13 novembre est le 47e dossier jugé en cour d'assises. Actuellement, six magistrats du PNAT sont devant les cours d'assises, deux dans le cadre de crimes contre l'humanité, trois dans le cadre du procès des attentats du 13 novembre, et un pour un projet attentat jugé en cour d'assises. Nous requérons également devant le tribunal correctionnel à l'heure où je vous parle. Nous nous trouvons dans une période de jugements telle que nous n'en avons jamais connue autrefois.
Merci beaucoup. La réalité est sans doute que pendant ces années, les zones de non-droit comme Daech où les terroristes pouvaient s'entraîner connaissaient leur zénith. Les terroristes ont besoin de bases. Je crains que le retrait américain d'Afghanistan n'ait, à moyen et à long terme, de très graves conséquences. J'espère me tromper. Merci pour vos propos éclairants. La discussion était large, cependant je tenais à vous auditionner avant le procureur de la République M. François Molins, qui était partie prenante dans cette affaire.
La réunion se termine à seize heures quarante-cinq. Membres présents ou excusés
Commission d'enquête chargée de rechercher d'éventuels dysfonctionnements de la justice et de la police dans l'affaire dite Sarah Halimi et de formuler des propositions pour éviter le cas échéant leur renouvellement
Présents. – Mme Aurore Bergé, Mme Camille Galliard-Minier, M. Meyer Habib, M. Brahim Hammouche, Mme Constance Le Grip, M. Didier Martin, Mme Florence Morlighem, M. François Pupponi
Excusés. – Mme Aude Bono-Vandorme, M. François Jolivet, M. Aurélien Taché