Intervention de François Molins

Réunion du mercredi 8 décembre 2021 à 15h00
Commission d'enquête chargée de rechercher d'éventuels dysfonctionnements de la justice et de la police dans l'affaire dite sarah halimi et de formuler des propositions pour éviter le cas échéant leur renouvellement

François Molins, procureur général près la Cour de cassation :

Concernant nos inquiétudes, vous m'entendez dans le cadre d'une commission cherchant d'éventuels dysfonctionnements et je me prête volontiers à l'exercice. Je n'ai rien à cacher sur l'action du parquet de Paris. Je n'ai jamais lu intégralement le dossier. Ce n'est pas le travail du procureur de Paris. Je gérais 135 magistrats et 350 000 procédures par an. Mon regard s'arrête au 20 novembre 2018 et je ne suis donc pas comptable de la suite des événements. Je vous réponds en tant qu'ancien procureur de Paris, mais également comme président du conseil supérieur de la magistrature (CSM) et président de la formation chargé du parquet. Selon l'article 65 de la Constitution, le CSM a pour mission d'assister le président de la République dans la garantie de l'indépendance de la magistrature. Je me prête donc à l'exercice sous réserve du respect de quatre principes cardinaux. Le premier est la séparation des pouvoirs. Le deuxième est l'autorité de la chose jugée. Le troisième est le respect de l'office juridictionnel du juge : il est possible de chercher des dysfonctionnements, mais l'appréciation de la circonstance aggravante de préméditation, d'antisémitisme ou de terrorisme entre dans l'office juridictionnel du juge. Peu de procès font l'unanimité, et aucun procès ne ressemble à aucun autre. Les points de vue de l'autorité de poursuite, de la défense, des avocats de la partie civile sont différents, et le juge joue un rôle d'arbitre. Certaines décisions sont prises rapidement, d'autres sont plus complexes. C'est le cas de ce dossier. Il ne s'agit en rien d'un dysfonctionnement : c'est l'essence du procès pénal, qui se traduit par des décisions soumises au contrôle des juridictions supérieures qui les apprécient. Ainsi, dans le cadre du statut de la magistrature, il est possible d'être responsable disciplinairement de la violation renouvelée et grave de certaines dispositions de procédure pénale, on ne l'est pas sur le fond qui renvoie à l'essence du procès. Si une erreur a été commise par un magistrat, par des juges du premier degré, elle a vocation à être corrigée.

La commission a lu le dossier. Je me suis étonné d'analyses bâties sur des lectures du dossier par certains qui n'étaient ni avocats de la défense ni avocats des parties civiles, ce qui est contraire aux règles du secret de l'instruction. Je voudrais vous dire aussi que les circonstances dans lesquelles Mme Halimi a été tuée par Kobili Traoré sont particulièrement dramatiques et que je ne supporte pas plus que vous qu'une femme juive de 65 ans puisse être frappée et défenestrée en plein Paris. Cela étant dit, il me semble important de chercher l'apaisement plutôt que la polémique quand elle n'a pas lieu d'être. Il est donc vrai que lorsque votre commission a été créée, Mme Chantal Arens et moi nous en sommes inquiétés. Nous avons écrit au président de l'Assemblée nationale et à la présidente de la commission des lois pour rappeler les principes que je viens d'expliciter et que les décisions juridictionnelles ne peuvent être mises en cause par d'autres moyens que l'exercice des voies de recours. M. Richard Ferrand et Mme Yaël Braun-Pivet nous ont assuré que la représentation nationale partageait le même attachement à la séparation des pouvoirs et à l'indépendance de l'autorité judiciaire et qu'ils veilleraient à la bonne application de ces principes.

Je voudrais rappeler le cadre dans lequel j'ai travaillé sur les questions d'antisémitisme depuis quinze ans. La lutte contre le racisme et l'antisémitisme a toujours été une priorité de la politique pénale des deux parquets de Bobigny et de Paris que j'ai dirigés. Je me suis toujours attaché à apporter des réponses pénales fermes et adaptées à tout acte de racisme et d'antisémitisme, ce qui explique les liens réguliers que j'entretenais avec les représentants de la communauté.

Un crime ou un délit n'est pas antisémite du seul fait que la victime est juive, mais il le devient s'il est commis parce que la victime était juive. La loi du 27 janvier 2017 que vous avez adoptée et qui a entièrement réécrit l'article 132-76 du code pénal explique que l'intention raciste, xénophobe, antisémite peut être retenue comme circonstance aggravante pour l'ensemble des crimes et délits punis par une peine d'emprisonnement. Cependant, le procureur et le juge doivent qualifier les circonstances aggravantes. Puisque l'intention ou le mobile qui anime l'auteur est toujours difficile à rapporter en termes probatoires, vous avez retenu une définition objective de cette circonstance dans le code pénal. Selon l'article 132-76, la circonstance aggravante de racisme ou d'antisémitisme est constituée lorsque l'infraction « est précédé[e], accompagné[e] ou suivi[e] de propos, écrits, images, objets ou actes de toute nature portant atteinte à l'honneur ou à la considération de la victime à raison de son appartenance ou de sa non-appartenance, vraie ou supposée, à une prétendue race, une ethnie, une nation ou une religion déterminée  ». Dans ce cadre, j'avais adressé des instructions permanentes à mes collègues leur indiquant de regarder dans les dossiers de vol ou violence si la personne était de confession juive, afin de vérifier si la circonstance existe, pour la viser systématiquement. Nous le faisions avec une grande vigilance. Nous avions également initié au parquet de Paris, dès janvier 1994, un stage unique en France, intervenant pour la répression des actes ou propos à caractère raciste ou antisémite dans le cadre des alternatives aux poursuites ou des peines complémentaires. Grâce à un travail partenarial engagé avec la fondation pour le mémorial de la Shoah et soutenu par le conseil représentatif des institutions juives de France (Crif), la convention conclue en 2014 instaurait un stage de citoyenneté intitulé « sensibilisation à l'histoire de la Shoah et des génocides ». Ce stage, fondé sur les valeurs laïques de tolérance et de respect d'autrui, pouvait aussi être ordonné à l'égard des auteurs d'infractions à caractère raciste ou antisémite. Vous pouvez donc constater notre implication et notre vigilance qui n'ont pas été absentes du traitement de ce dossier. Par manque de temps, je n'ai pas suivi tous les débats de votre commission. J'en ai cependant lu quelques procès-verbaux et ai été assez choqué par certains propos selon lesquels la justice aurait été partielle, ou aurait instruit à décharge. On n'instruit pas à décharge, on n'instruit pas à charge, on instruit aux deux.

Je vais répondre aux questions que vous m'avez adressées par écrit. Vous me demandiez comment j'ai appris le meurtre de Sarah Halimi et la séquestration des Diarra. Le meurtre s'est produit entre 4 h et 5 h du matin. J'en ai été informé dans la matinée du 4 avril 2017, lors des réunions d'action publique du parquet de Paris. Le procureur adjoint en charge de ce dossier m'a expliqué le déroulement dramatique des faits tels qu'ils apparaissaient après les premières constatations. L'auteur a été identifié très rapidement. Nous savions que les faits s'étaient produits dans des circonstances compliquées. Vous évoquez la présence de la police sur les lieux au moment où la victime est défenestrée, ce qui soulève en effet des questions. Vous avez entendu les fonctionnaires de police et le commissariat de l'arrondissement concerné. L'auteur identifié doit être mis en garde à vue. Nous appliquons donc le protocole et ne saisissons pas la brigade criminelle, non parce que nous sous-estimons la gravité des faits commis, mais parce que nous sommes confrontés à des faits criminels pour lesquels l'auteur est identifié. Les protocoles en cours à la section criminelle P12 du Parquet de Paris amènent la saisine non pas d'un service local, mais du district de police judiciaire, qui est le troisième district placé sous la direction du directeur de la police judiciaire de Paris. Cependant, la garde à vue de Kobili Traoré est très rapidement levée en raison des troubles manifestes qu'il présente. Il est donc conduit à l'infirmerie psychiatrique de la préfecture de Paris (I3P), puis hospitalisé en soins psychiatriques à l'hôpital Esquirol avant d'être transféré un mois plus tard à l'unité des malades difficiles de Villejuif.

Cette hospitalisation a un effet majeur sur la procédure. Elle ralentit les premières investigations puisqu'elle s'oppose à l'audition de Kobili Traoré. S'il nous avait dit plus tôt ce qu'il a déclaré devant la juge au mois de juillet, la situation aurait été plus simple. Cependant, la contre-indication médicale nous empêchait de l'entendre. En l'entendant, nous aurions couru un risque procédural important d'annulation de l'audition à suivre, parce qu'il n'aurait pas été en mesure de faire valoir ses droits. La voie était donc fermée.

Nous nous sommes tout de suite demandé pourquoi cette femme a été tuée. Le dossier est resté suivi par la section P12 pendant quelques jours avant d'être suivi par la section P20, selon le protocole interne au parquet de Paris. Il n'y avait pas d'arbitrage de compétences avec des parquets spécialisés à effectuer. J'avais à disposition tous les services qui pouvaient éventuellement suivre l'affaire, dont notamment la section C1.

J'ai rencontré les représentants du culte quelques jours après les faits. Pourquoi, à ce stade, n'ai-je pas réalisé un réquisitoire prévoyant la qualification antisémite du crime ? Tant que la personne n'a pas été entendue, il est préférable de ne pas saisir immédiatement un juge d'instruction. La personne fait l'objet d'un placement d'office. La règle est d'attendre pour savoir s'il sera possible de l'entendre, et, dans le cas contraire, d'ouvrir une information.

Je reviens à l'appel des représentants de la communauté. Cette affaire a été très peu relayée sur le plan médiatique, ce que je considère comme une anomalie. Par la suite, j'ai en effet pensé que le contexte préélectoral l'expliquait en partie. La presse était occupée par les disputes entre les différents candidats, ce qui a certainement alimenté la montée en puissance, sur les réseaux sociaux, de la thèse selon laquelle les faits auraient été commis par un musulman radicalisé en prison, qui se serait attaqué à la victime en raison de sa religion juive.

Le 7 avril 2017, trois jours après le meurtre, M. Joël Mergui m'a téléphoné pour me demander de me rencontrer. Je l'ai reçu le jour même en fin de matinée, avec le Grand rabbin, M. Haïm Korsia, et le vice-président du Crif, Me Ariel Goldmann. Ils comprenaient la très vive émotion causée par ce drame, ainsi que toutes les interrogations suscitées au sein de la communauté. Je leur ai expliqué que j'étais incapable, en l'état actuel des choses, de dire s'il y avait une circonstance aggravante d'antisémitisme, et que je ne pouvais ni la retenir ni l'exclure. Nous étions en pleine enquête et je ne disposais pas des éléments nécessaires pour leur répondre. Je les ai assurés de notre vigilance sur le sujet, et leur ai dit que si des éléments objectifs permettaient de retenir cette circonstance aggravante, elle serait immédiatement retenue. Je cite le communiqué qu'ils ont publié après notre échange : «  Selon les premiers éléments de l'enquête et sur la base des premiers témoignages, rien ne permet de retenir le caractère antisémite. Mais rien ne permet de l'exclure. L'enquête se poursuit et toutes les pistes sont ouvertes.  » Ce communiqué me paraissait positif. Une nouvelle fois, j'ai été choqué des propos de certaines personnes que vous avez auditionnées, comme Me Majster, selon lequel j'aurais « intoxiqué » la communauté. Ces propos sont outrageants pour moi autant que pour les représentants de la communauté, compte tenu de la sensibilité et du soutien qu'ils ont manifesté auprès de la communauté juive. Je n'ai « intoxiqué » personne. S'ils n'avaient pas cru mes propos, je pense qu'ils l'auraient fait savoir.

Comme l'état de Kobili Traoré ne s'arrangeait pas, une information a été ouverte le 14 avril sous la qualification d'homicide volontaire au préjudice de Mme Halimi et de séquestration volontaire au préjudice de la famille Diarra. Vous vous demandez pourquoi nous n'avons pas retenu la circonstance aggravante à ce stade. Le parquet ne part pas au plus haut quand il ouvre une information. Le parquet est assez répressif. Dès que des éléments objectifs permettent de retenir des peines qui, sur un crime terrible, amèneront à sanctionner plus sévèrement la personne, nous n'hésitons pas à le faire. Seulement, nous avons pour cela besoin d'un minimum d'hypothèses. Une circonstance aggravante ne peut être retenue sur une simple hypothèse intellectuelle. Je reconnais le caractère pertinent que peut avoir l'hypothèse intellectuelle de la préméditation. Nous avons cependant considéré que nous ne disposions pas des éléments nécessaires à ce moment. Si nous constations qu'elle existait, ou que la juge d'instruction nous demandait notre avis, nous pouvions l'ajouter. Le débat est ouvert jusqu'à la fin de l'instruction, des qualifications peuvent être demandées au juge. Si le juge ne les donne pas, un recours devant la chambre de l'instruction est possible. Les différends se règlent dans ce jeu institutionnel. Cela a été aussi le cas pour l'antisémitisme : dès que nous avons estimé pouvoir l'ajouter, nous l'avons fait.

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