Intervention de François Molins

Réunion du mercredi 8 décembre 2021 à 15h00
Commission d'enquête chargée de rechercher d'éventuels dysfonctionnements de la justice et de la police dans l'affaire dite sarah halimi et de formuler des propositions pour éviter le cas échéant leur renouvellement

François Molins, procureur général près la Cour de cassation :

Aucun dossier ne ressemble à un autre. Dans l'affaire Knoll, le caractère antisémite a été très rapidement retenu, car l'un des individus a déclaré que les Juifs ont de l'argent, ce qui pouvait constituer un mobile de l'acte. Dans l'affaire Merah, j'ai ouvert une enquête dans l'heure qui a suivi et j'ai visé la circonstance antisémite. Dans l'attentat de l'Hypercacher, j'ai également visé la circonstance antisémite immédiatement. L'affaire Halimi est différente. La circonstance est retenue lorsque des éléments objectifs permettent de penser que le meurtre a été commis parce qu'elle était juive. Le raisonnement est difficile d'accès. Il est banal d'avoir des différences d'appréciation entre le parquet et le juge d'instruction. Pourquoi le réquisitoire supplétif a-t-il été réalisé ? Le dossier se construit. Un juge peut trouver de nouveaux éléments, les apporter au parquet et lui demander d'accepter de prendre un supplétif. De notre côté, nous pouvons aussi avoir une lecture du dossier nous conduisant à demander au juge de retenir la circonstance aggravante. Nous avons suivi ce dossier en cherchant avec beaucoup de soin et de vigilance ces nouveaux éléments. J'ai eu de très nombreux contacts avec la section P20 pour savoir si des éléments permettaient de retenir la circonstance.

Deux éléments nous ont amenés à conclure que ce crime pouvait être qualifié d'antisémite. Dans un premier temps, lors de l'interrogatoire de première comparution réalisé par la juge d'instruction, Kobili Traoré a expliqué qu'en marchant dans l'appartement de Sarah Halimi, il avait vu une Torah et un chandelier. Il avait compris qu'il était chez une personne de confession juive, et a indiqué qu'il s'était senti «  oppressé sans savoir pourquoi  ». S'il avait prononcé le nom de « sheitan », c'est qu'il pensait que le démon était Mme Halimi. En outre, de nombreux témoignages soulignaient qu'il avait dit « Allah akbar » et « c'est le sheitan, je vais la tuer ». Au mois de juillet, nous nous sommes demandé si nous retenions cette circonstance aggravante. Nous avons considéré qu'il était encore trop tôt et qu'une consolidation de cet élément était nécessaire pour convaincre la juge d'instruction, qui ne l'avait pas retenue lors de la première comparution. Les conclusions de la première expertise psychiatrique du 4 septembre 2017 du Dr Zagury ont indiqué que Mme Halimi a projectivement été perçue comme une incarnation diabolique du fait de sa religion juive et du délire de Kobili Traoré. Elles expliquaient que la conscience du judaïsme de la victime avait ainsi joué le rôle de l'étincelle. Cet élément met en relation la construction du délire et la connaissance réactivée dans l'appartement par la vision de la Torah et du chandelier. Le 20 septembre, nous avons donc pris des réquisitions supplétives pour que soit retenue la circonstance aggravante d'antisémitisme dans le meurtre qui lui était reproché. La juge ne l'a pas fait tout de suite, c'était son droit. Nous n'avons pas fait de recours. Nous avons préféré rester dans le dialogue et le 27 février 2018, Kobili Traoré a été mis en examen supplétivement.

Vous posez des questions sur la collégialité et les modifications à apporter dans la procédure d'instruction. La collégialité n'est pas toujours généralisable. Nous avons tout de même progressé sur ce sujet. Le code de procédure pénale tel qu'il est rédigé permet au juge d'instruction comme au parquet ou aux parties civiles de demander des requalifications. La mesure de co-saisine peut très bien fonctionner. Elle dépend cependant beaucoup de la personnalité des juges et de leur degré d'entente. Elle constitue une première forme de collégialité. Elle a justement été prévue pour éviter que, dans les dossiers les plus complexes et sensibles, le juge d'instruction se retrouve seul. Dans ce dossier, deux juges d'instruction ont été désignés. Au niveau supérieur, en cas de recours devant la chambre de l'instruction, un président et deux conseillers assurent cette collégialité.

Vous m'interrogez ensuite sur la qualification terroriste. Nous nous sommes posé cette question. Vous me demandez si nous nous reposons sur des éléments systématiquement présents dans le mode opératoire, les antécédents ou les éventuels propos des meurtriers. J'ai un souvenir très précis du mode d'action du parquet de Paris à cette époque. Nous prenions toujours un soin particulier à qualifier les faits avec la plus grande rigueur, pour un certain nombre de raisons. Dès lors que le précédent est susceptible de redéfinir la politique pénale, l'analyse de ce qui peut conduire à retenir la qualification terroriste doit être rigoureuse. Il existe aussi des enjeux politico-médiatiques et les enjeux juridiques, comme une garde à vue plus longue, de 96 heures. Dans ce cas précis, il n'y aurait eu aucun impact sur Kobili Traoré, puisqu'il n'avait pas été entendu. La qualification terroriste permet aussi le recours à des techniques spéciales d'enquête comme dans le cadre du crime organisé. Notons également les enjeux pour les victimes, prises en charge par le fonds de garantie des victimes et l'État pour leur assurer une indemnisation adéquate. Il faut donc appliquer le droit. Pour être qualifié de terroriste, juridiquement, l'acte doit être commis intentionnellement en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l'ordre public par l'intimidation ou la terreur. Dans ces situations, nous nous tournons toujours vers les services compétents, notamment du parquet, et procédons à des criblages ou des évaluations pour apprécier l'éventuel caractère terroriste de l'infraction et l'opportunité d'une saisine du parquet de Paris. Le PNAT continue à procéder de la même façon. L'analyse du parquet de Paris est réalisée au cas par cas, en tenant compte pour chaque situation de l'ensemble des informations à disposition pour caractériser la volonté de commettre une infraction ayant une finalité terroriste, suivant la définition que j'ai rappelée. L'acte ne doit donc pas s'inscrire dans un différend d'ordre personnel ou privé. Un acte peut avoir un caractère politique violent, sans être pour autant de nature terroriste, comme dans le cas des mouvements sociaux. Il peut aussi s'inscrire dans une idéologie raciste ou antisémite, sans être forcément terroriste. Nous interrogeons la personnalité de l'auteur, pour savoir s'il est connu des services spécialisés ou s'il est en relation avec des personnes connues de ces services pour leur appartenance à des groupes terroristes ou extrémistes. Nous nous penchons sur son état psychiatrique, ce qui est important dans la mesure où cet état peut faire obstacle à la caractérisation d'une intention homicide terroriste.

J'ai deux exemples en tête à ce sujet. À Dijon, en décembre 2014, un automobiliste seul dans une voiture monte sur un trottoir en agitant un drapeau décrit comme islamiste en hurlant « Allah akbar » et renverse tous les piétons qu'il rencontre. Cet homme a fait l'objet de plusieurs dizaines de placements d'office en hôpital psychiatrique. Nous n'avons pas retenu son cas. À Marseille, un individu a foncé sur un abribus et tué une femme. Il souffrait également d'antécédents psychiatriques très lourds. La nature de l'acte est aussi importante : le mode opératoire est-il caractéristique des actions prônées par certaines organisations terroristes, comme l'égorgement ? Nous tenons compte de la gravité exceptionnelle des faits, ainsi que du résultat des perquisitions, de l'exploitation des différents supports numériques et téléphoniques de l'intéressé, des auditions en garde à vue et de l'éventuelle expertise psychiatrique. Le simple fait de dire « Allah akbar » ou d'être fiché S n'est pas suffisant. À Trappes, durant l'été 2018, un individu fiché S égorge sa mère. Le caractère terroriste n'a pas été retenu. Cet homme était fiché S parce qu'alors qu'il était conducteur de bus à la RATP, il avait un jour apostrophé tous les passagers de son bus en leur disant : « vous allez voir, un jour Daech s'occupera de vous ». Il s'est avéré qu'il n'allait pas même à la mosquée. Le différend était d'ordre familial.

Dans l'affaire Halimi, un contact entre la section P12 et la section C1 a permis de procéder à un criblage. L'individu n'était pas fiché S. Rien n'indiquait qu'il présentait le profil d'un individu radicalisé. En outre, il avait visiblement agi sous l'emprise d'un profond délire et était inaudible. Selon les conclusions du Dr Daniel Zagury, l'hypothèse de l'intention terroriste n'était en rien confirmée. Concernant la mosquée Omar, elle était peut-être salafiste, mais tous ceux qui se rendent dans une mosquée salafiste ne sont pas des terroristes. Sa pratique religieuse n'était pas particulièrement assidue. Il est avéré qu'il faisait sa prière. Je cite l'expertise du Dr Zagury : «  La polarisation idéique par la religion, perçue comme le seul refuge face à l'angoisse et au bouleversement délirant, était apparue à la phase prodromique. Certains délirants peuvent échafauder des projets terroristes, l'actualité nourrissant leur délire. Ce n'est pas son cas.  » Nous n'avons donc pas retenu cette qualification, et s'il fallait recommencer, je referais la même chose. Si nous nous étions présentés devant un juge d'instruction terroriste, il aurait considéré que nous manquions de sérieux. Avec les éléments adéquats, nous l'aurions retenu.

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