Intervention de éric Dupond-Moretti

Réunion du mercredi 15 décembre 2021 à 15h05
Commission d'enquête chargée de rechercher d'éventuels dysfonctionnements de la justice et de la police dans l'affaire dite sarah halimi et de formuler des propositions pour éviter le cas échéant leur renouvellement

éric Dupond-Moretti, garde des sceaux, ministre de la justice :

Si je vous dis que je suis heureux d'être aujourd'hui parmi vous, ce n'est pas vrai, car je suis ici en raison d'un drame absolument effroyable. J'estime toutefois qu'il est de mon devoir d'être ici. La commission d'enquête parlementaire m'a demandé de venir, je viens. Dans la mesure des possibilités que m'offre le droit, je répondrai aux questions que vous voudrez bien me poser.

Avant d'aborder tout cela dans le détail, je tiens à vous dire toute l'émotion qui a été la mienne lorsque, comme tous nos compatriotes, j'ai découvert avec effroi le drame qui s'est déroulé en ce début d'année 2017. J'ai d'emblée pensé à la douleur de la famille, notamment celle des enfants et des petits-enfants, face à la perte d'un être si cher.

Ses circonstances, qui ont suscité l'indignation la plus vive, ajoutent au drame l'angoisse et l'incompréhension. Parmi ces circonstances, une question se pose, celle de la motivation antisémite du crime. Elle est tout sauf anodine. La question se pose également de savoir si l'assassin avait conscience de ce qu'il faisait au moment d'enlever la vie de Mme Attal Halimi dans ces circonstances terribles. Comme le prévoient les lois de notre pays, c'est à la justice, et à elle seule, qu'a incombé la lourde tâche de répondre à ces interrogations. Elle a dû le faire face à une opinion publique choquée, une communauté attaquée, une famille dévastée.

La justice a répondu, dans le respect de notre règle de droit. Elle a d'abord confirmé le caractère antisémite du meurtre, et, dans un second temps, retenu l'abolition totale du discernement du meurtrier. Comment peut-on tuer une personne parce qu'elle est juive tout en étant irresponsable pénalement ? Telle est l'interrogation qui a fait naître une grande émotion, au retentissement immense dans le pays. Je le dis clairement : cette interrogation est légitime.

Vous le savez, M. le président, il m'est impossible d'aller plus loin dans mon expression sur cette affaire, qui est au cœur de votre commission d'enquête. Non pas que je n'en pense rien ; non pas que, devenu ministre, j'aie été lobotomisé ; mais la règle, dans notre République, est très claire : il n'appartient pas au ministre de la justice d'interférer dans une affaire judiciaire ni de commenter une décision de justice, quelles qu'elles soient. En vertu de nos principes constitutionnels, il me sera donc prohibé de répondre aux questions précises sur la procédure judiciaire, notamment sur l'instruction, menée sous la direction de magistrats indépendants, sur lesquels chacun sait que je n'ai pas autorité, ce qui, en démocratie, est heureux.

En revanche, le ministre de la justice a la responsabilité, en matière pénale, de déterminer la politique générale du Gouvernement, de diriger les administrations compétentes de la Chancellerie, de donner aux juridictions ainsi qu'aux établissements pénitentiaires les moyens de fonctionner au mieux et de proposer toutes les réformes, législatives notamment, qu'il estime nécessaires. C'est précisément ce que j'ai fait sur le sujet qui nous réunit, en présentant le projet de loi relatif à la responsabilité pénale et à la sécurité intérieure, qui a été définitivement adopté par l'Assemblée nationale pas plus tard qu'avant-hier.

En ma qualité de garde des sceaux, je dois également vous rappeler que la justice se rend dans les prétoires et nulle part ailleurs. Je respecte naturellement les prérogatives du Parlement, s'agissant notamment de la création de commissions d'enquête, mais je veillerai attentivement à ne pas laisser se rejouer, par ce truchement, une procédure judiciaire. La loi s'impose à tous, particulièrement à ceux qui la votent.

En revanche, la loi peut être modifiée. En tant que ministre de la justice, j'aimerais aborder les modifications du droit que j'ai entreprises, à la demande du Président de la République et avec les parlementaires, pour tirer les conséquences de cette affaire, qui a provoqué l'émotion légitime et immense que je viens d'évoquer. Ma responsabilité est de modifier la loi et de cela, je puis parler en toute liberté.

Le 14 avril 2021, dans un arrêt particulièrement motivé, que je vous engage tous à lire ou à relire, la Cour de cassation a confirmé la déclaration d'irresponsabilité pénale du meurtrier de Mme Sarah Attal Halimi, constatant que l'auteur avait agi sous le coup de l'abolition de son discernement, tout en consacrant le caractère antisémite du meurtre. Cette décision a provoqué un profond sentiment d'incompréhension, et sans doute aussi d'injustice, notamment parce qu'elle privait la famille de la tenue d'un procès. Cet émoi, dont témoigne également la création d'une commission d'enquête parlementaire, nous l'avons tous entendu. Il n'en est pas moins indispensable de rappeler que le droit dont procède cette décision de justice a été parfaitement respecté.

La Cour de cassation s'est définitivement prononcée sur l'irresponsabilité pénale de M. Traoré. La loi disposait alors qu'un mis en cause, même s'il a provoqué la perte de son discernement par un comportement volontaire, ne peut par la suite répondre des actes qu'il a commis. L'impossibilité de distinguer l'origine de la perte de discernement, qui fonde la décision d'irresponsabilité, a été parfaitement explicitée par l'avocate générale de la Cour de cassation. Elle a ainsi rappelé dans ses conclusions que « la décision d'irresponsabilité pénale préalablement prononcée par la chambre de l'instruction est parfaitement conforme au droit » et que « seul le législateur peut poser un principe d'exclusion systématique de l'irresponsabilité pénale lorsque l'abolition du discernement a pour cause une consommation volontaire de toxiques ».

Le Président de la République m'a confié, à la suite de cette décision, un mandat très clair. J'ai alors lancé une vaste réflexion sur l'évolution souhaitable de notre procédure pénale, et je ne l'ai pas menée seul. Le projet de loi proposé au Parlement s'est construit sur une large consultation, plusieurs semaines durant, de psychiatres, de magistrats, d'avocats, d'universitaires et de représentants des cultes, qui ont été entendus par la Chancellerie et le plus souvent par moi-même.

Mes réflexions ont également été accompagnées par les conclusions de la mission flash transpartisane, de très grande qualité, menée par Naïma Moutchou et Antoine Savignat, elles aussi favorables à l'indispensable évolution de notre droit. Elles ont enfin été guidées par l'avis du Conseil d'État rappelant qu'un délit n'existe que si son auteur a conscience de le commettre.

Cet avis nous rappelait, s'il en était encore besoin, la prudence dont il faut faire preuve lorsque l'on modifie la loi, dans le respect le plus absolu de nos exigences constitutionnelles. Le principe est clair, et il a été respecté lors de la fabrication de cette loi nouvelle : en démocratie, on ne juge pas les fous et on ne les jugera jamais, sous peine de connaître une régression sociétale majeure, qui nous renverrait au Moyen-âge.

Les débats devant les deux chambres ont été passionnants et passionnés. Le texte issu de la commission mixte paritaire a permis de trouver l'équilibre entre l'exigence de respect de nos grands principes et la volonté exprimée par les Français. Je rappelle que c'est la société qui fait le droit et non le droit qui fait la société.

Concrètement, dans la recherche de la responsabilité pénale, il sera désormais possible, pour les magistrats, d'établir la distinction entre l'individu atteint d'une pathologie psychiatrique, endogène en quelque sorte, et l'individu dont la folie découle de la consommation volontaire de produits psychotropes. Le nouvel article L. 122-1-1 du code pénal introduit une unique exception au principe d'irresponsabilité pénale, dans les cas où l'abolition du discernement résulte de la consommation volontaire de substances psychotropes dans un temps très voisin de l'action, dans le dessein de commettre l'infraction ou d'en faciliter la commission. S'intoxiquer pour se donner du courage, de façon parfaitement assumée, ne permettra plus à son auteur d'échapper à sa responsabilité pénale lorsque l'abolition du jugement n'aura duré que le temps du passage à l'acte.

La loi a également été modifiée afin que la déclaration d'irresponsabilité pénale, en cas d'avis d'experts divergents, relève de l'appréciation des juges du fond, soit une juridiction de jugement, et ne soit plus de la seule responsabilité du magistrat chargé de l'instruction. Désormais, lorsque le juge d'instruction estimera que l'abolition temporaire du discernement de la personne mise en examen résulte, au moins partiellement, de son fait, notamment en raison d'une consommation de psychotropes, et qu'il existe une ou plusieurs expertises concluant que le discernement de la personne est seulement altéré, il devra la renvoyer devant la juridiction de jugement. Le tribunal – la cour d'assises en l'espèce – statuera à huis clos, lors d'une audience à part, sur la question de la responsabilité pénale du mis en cause et de sa capacité à répondre de ses actes devant ses juges. Si la personne n'est pas déclarée pénalement irresponsable, le procès sera renvoyé à une audience ultérieure, pour que le mis en cause soit jugé pour les faits.

La nouvelle loi ne se limite pas à cette seule modification de la procédure pénale. Conformément au souhait du Gouvernement de permettre la poursuite de comportements qui ne pouvaient pas être poursuivis jusqu'à présent, de nouvelles infractions ont été créées. Il s'agit de délits permettant de sanctionner la consommation volontaire de psychotropes ayant provoqué un état de folie temporaire au cours duquel le mis en cause a commis un acte violent ou homicide. Ce n'est donc pas l'acte commis en état d'abolition temporaire du jugement qui sera sanctionné, mais le comportement fautif et volontaire qui l'a précédé.

Le Parlement a dressé la liste limitative des infractions susceptibles de donner lieu à des poursuites sur ce fondement, retenant l'homicide volontaire, les actes de torture et de barbarie ayant entraîné la mort, une mutilation, une infirmité permanente ou une interruption temporaire de travail (ITT) supérieure à huit jours, et le viol. Le quantum des peines a été fixé au regard de la gravité des atteintes causées à autrui. Il est compris entre deux et dix ans de détention. Il existe une condition indispensable à la constitutionnalité de ces nouvelles infractions : les magistrats devront établir que le mis en cause avait conscience que la consommation de produits psychotropes peut l'amener à mettre délibérément la vie d'autrui en danger. Je tiens à souligner que ces nouvelles incriminations permettront de juger des actes qui, jusqu'à présent, ne pouvaient pas être sanctionnés, comblant ainsi une lacune juridique majeure.

Par ailleurs, afin de s'assurer qu'un mis en cause devra répondre de sa consommation antérieure lors d'un procès d'assises, la question subsidiaire portant sur ces nouvelles infractions devra obligatoirement être posée au cours du délibéré, en cas d'irresponsabilité pénale de l'auteur des faits, si l'abolition du discernement de la personne ou du contrôle de ses actes était susceptible de résulter d'une consommation volontaire de substances psychoactives.

Enfin, la loi s'est attachée à entendre les demandes légitimes des proches des victimes de mieux comprendre et d'être mieux entendus. En cas de conclusion d'irresponsabilité pénale au cours de l'instruction, l'intégralité du rapport d'expertise psychiatrique, et pas uniquement sa conclusion, comme le prévoyait notre droit, sera systématiquement adressée aux parties au cours de l'instruction, même en l'absence de demande. Lors de l'audience de la chambre de l'instruction statuant en matière d'irresponsabilité pénale, la juridiction devra obligatoirement entendre la partie civile si elle en formule la demande. La chambre de l'instruction saisie par le juge d'instruction du cas d'une personne paraissant irresponsable en raison d'un trouble mental pourra demander une actualisation du dossier ou un complément d'expertise pour statuer en toute connaissance de cause.

Vous le voyez, mesdames et messieurs les députés, le Gouvernement a pris ses responsabilités sur ce sujet éminemment sensible et a mené, de concert avec le Parlement, la nécessaire réforme de la responsabilité pénale. Je me tiens à votre disposition pour répondre à vos questions, dans la mesure des contraintes que m'impose ma fonction.

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