Intervention de Florence Morlighem

Réunion du jeudi 6 janvier 2022 à 10h30
Commission d'enquête chargée de rechercher d'éventuels dysfonctionnements de la justice et de la police dans l'affaire dite sarah halimi et de formuler des propositions pour éviter le cas échéant leur renouvellement

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaFlorence Morlighem, rapporteure :

Cette commission s'assignait une mission presque impossible : enquêter sur une affaire judiciaire sans refaire le procès. Or il ne suffisait pas de répéter que nous ne faisions pas le procès pour échapper à la tentation de remettre en question chacune des décisions prises par notre justice. Je considère pour ma part que mon rôle de rapporteure m'oblige à la retenue : je ne me prononcerai donc à aucun moment sur le sens des décisions prises par les juges chargés de ce dossier. Je n'entrerai pas dans un débat pour savoir si M. Traoré était réellement irresponsable, s'il a commis un acte terroriste ou s'il avait prémédité son geste. La justice a répondu à ces questions, et je respecte cela.

J'ai souhaité m'en tenir à examiner s'il y a eu des dysfonctionnements de la justice et de la police, dans le seul but d'éviter qu'un tel drame se produise à nouveau. Il est confortable, cinq ans plus tard, de regarder les événements et de dire qu'il aurait fallu faire comme ci ou comme ça. Ce qui est intéressant, c'est de comprendre pourquoi cette affaire a suscité une telle incompréhension et de réfléchir à la façon de corriger ce qui n'a pas fonctionné.

Effectivement, tout ne s'est pas déroulé comme cela aurait dû. Ceux qui ont lu le rapport ne pourront pas m'accuser d'avoir voulu protéger la police ou la justice. Au contraire, je salue ce qui a été bien fait et je relève les dysfonctionnements que j'ai cru remarquer.

Faire ce travail n'ouvre pas tous les droits. Avant de présenter mes constats et propositions liés à l'affaire dite Sarah Halimi, vous me permettrez de m'attarder un instant sur les enseignements que nous devons tirer de cette commission d'enquête. Je regrette qu'elle ait trop souvent ressemblé à un énième degré de juridiction, par la nature des personnes interrogées et des questions posées. Je regrette aussi la partialité de certaines personnes auditionnées, qui n'avaient aucun lien avec l'affaire, et de certains propos remettant en cause le travail de nos forces de police et les accusant de mensonge ou de manipulation.

Une commission d'enquête reste un organe parlementaire : elle ne peut pas faire de reconstitutions – encore moins sans l'accord de sa rapporteure – ni viser à chercher des éléments susceptibles de nourrir une quelconque demande de révision ou procédure engagée à l'étranger. Elle n'est pas non plus une tribune politique ou un outil de communication. Hélas, la diffusion des auditions à la télévision et sur les réseaux sociaux a conduit à théâtraliser nos réunions aux dépens de la qualité des échanges. C'est pourquoi je propose de réviser l'ordonnance de 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires pour éviter que ces commissions d'enquête ne viennent à remettre en cause un jugement définitif et pour préciser les règles de publicité applicables aux auditions de simples témoins.

Ces conditions de travail, parfois difficiles, ne m'ont pas empêchée de mener ma tâche à bien, et je crois que nous avons su tirer le plus d'enseignements possible des informations que nous avons recueillies. Je vais procéder chronologiquement en parlant de l'intervention de la police, puis de la conduite de l'instruction, avant d'évoquer la question des expertises et de la déclaration d'irresponsabilité.

S'agissant de l'intervention de la police, mon rapport expose le déroulement des faits. Il faut mettre au crédit des policiers le fait qu'ils sont arrivés rapidement sur les lieux, qu'ils ont pu se placer vite derrière la porte de l'appartement de la famille Diarra et qu'ils ont sécurisé le bâtiment. Ils ont manifestement mis en œuvre la doctrine applicable en matière de séquestration – puisque c'était le motif de leur intervention –, qui consiste à stabiliser la situation, à attendre des renforts et à n'intervenir qu'en cas de nécessité. Il s'agissait de policiers expérimentés intervenant dans un contexte difficile à deux titres. D'une part, nous étions dans une période de très haute menace terroriste, et le fait que M. Traoré profère des incantations en arabe appelait la plus grande vigilance dans l'intervention. Il a été beaucoup répété que M. Traoré n'était pas armé mais rien ne permettait de savoir, par exemple, s'il avait une ceinture d'explosifs qui aurait pu faire une dizaine de victimes. D'autre part, les policiers n'avaient absolument pas connaissance des lieux, dont nous avons pu voir sur place qu'ils étaient complexes – les deux immeubles adjacents ne communiquent que par les balcons. Cela étant, le constat est terrible puisque, alors qu'une dizaine de policiers étaient sur les lieux, le meurtre de Sarah Halimi n'a pas pu être évité.

Je tire quatre enseignements de nos auditions.

Premièrement, la police s'est trouvée dans l'incapacité de lier les différents appels d'urgence reçus pour informer les policiers sur place du déroulement des faits.

Deuxièmement, le bâtiment n'a pas été suffisamment sécurisé, puisque personne n'avait été placé dans la cour alors même qu'on pouvait y entendre du bruit.

Troisièmement, les policiers ne sont pas intervenus pour prodiguer les premiers soins à la victime après sa chute, attendant une dizaine de minutes pour que les pompiers arrivent et procèdent aux tentatives de réanimation.

Quatrièmement, il m'apparaît surprenant qu'une intervention se soldant par un tel échec n'ait fait l'objet d'aucune investigation de la part de la hiérarchie policière.

Je ne souhaite pas désigner des coupables. Même si des choix réalisés dans l'urgence et la confusion se sont révélés des erreurs a posteriori, il est impossible de refaire l'histoire cinq ans plus tard. Compte tenu de la rapidité du déroulement des faits, il est peu probable que Mme Halimi aurait pu être sauvée.

Cette affaire nous donne toutefois l'occasion d'insister sur quelques réformes nécessaires. Certaines ont déjà été engagées par le Gouvernement – je pense notamment au fait de doter les services de police et de secours de badges d'accès universels aux immeubles, ou encore à l'amélioration de l'équipement radio des policiers. Il me semblerait également utile de préciser la doctrine à suivre dans les affaires de séquestration, s'agissant de l'exigence de sécurisation des lieux et de l'assouplissement du critère de nécessité d'intervenir. En outre, il conviendrait de renforcer la formation des policiers aux premiers secours lorsqu'ils doivent attendre l'arrivée des pompiers ou du SAMU.

J'en viens à l'enquête et à l'instruction judiciaires. Le premier constat est simple : il n'y a pas eu de violation du code de procédure pénale. Les règles ont été respectées. D'ailleurs, toutes les décisions de la juge d'instruction ont été confirmées en appel, devant la chambre de l'instruction, puis en cassation. Par ailleurs, François Molins et Jean-François Ricard nous ont clairement expliqué pourquoi il n'était pas possible de qualifier les faits d'acte terroriste, au regard des critères habituellement retenus. Cette rigueur dans l'application des règles est nécessaire car la forme lie le fond. S'agissant de la reconnaissance du caractère antisémite des faits, la procédure a effectivement été ralentie par l'impossibilité d'entendre M. Traoré pour des raisons médicales, mais si ce dernier avait été entendu malgré tout, la chambre de l'instruction aurait invalidé sa mise en examen et toute la procédure aurait dû repartir de zéro.

En revanche, il est vrai que le code de procédure pénale laisse aux juges d'instruction une marge d'appréciation dans l'exercice de leur office et que, dans cette affaire, il apparaît que la juge a généralement choisi de faire les actes d'instruction « a minima » en refusant la reconstitution, en n'insistant pas sur l'exploitation du téléphone et en refusant d'échanger avec certains avocats. J'ai voulu démontrer, dans mon rapport, que la justice a donné le sentiment qu'elle s'était désintéressée de ce drame, notamment en raison des troubles psychiatriques du mis en cause. Même si cela n'a rien changé à la décision finale, l'opinion publique a été choquée de la manière dont cette affaire a été instruite. Nous devons le prendre en compte, non seulement en expliquant que l'État de droit impose des règles précises, mais aussi en formulant des pistes d'amélioration, sans remettre en cause la qualité du travail des magistrats, lesquels sont bien souvent submergés de dossiers.

Du point de vue des recommandations, les auditions ont mis en évidence des interprétations différentes de l'article 80 du code de procédure pénale qui définit le rôle du juge d'instruction. Il semble donc utile de préciser la marge dont dispose le juge d'instruction pour retenir des circonstances aggravantes dès la première mise en examen et ainsi éviter de perdre du temps en devant ressaisir le parquet – notamment dans le cas où la personne ne peut être auditionnée.

Je voudrais également proposer, comme l'a suggéré le garde des sceaux, de formaliser la possibilité pour les parties et leur conseil de demander un entretien avec le juge d'instruction afin d'échanger sur les actes d'instruction en cours : cela atténuerait le sentiment de se faire imposer des décisions sans explication.

Enfin, il serait intéressant que la chancellerie, peut-être avec l'appui d'une mission parlementaire, élabore une nouvelle circulaire sur la place des victimes dans le procès pénal, notamment au stade de l'enquête et de l'instruction. Même si beaucoup a été fait, notamment pour formaliser l'audience devant la chambre de l'instruction, dans ce type d'affaire, qui aboutit à une absence de procès, la justice doit faire preuve d'une empathie et d'une capacité d'écoute particulière envers les parties civiles.

Concernant la déclaration d'irresponsabilité pénale, le rapport revient naturellement sur les expertises psychiatriques et leur importance dans cette affaire si sensible. Il m'a paru important de rappeler que, dans ce dossier, toutes les expertises psychiatriques prévues par la loi avaient été réalisées.

Dans le rapport, j'insiste sur le fait que M. Traoré a été considéré immédiatement comme en proie à un délire et dans un état incompatible avec la garde à vue par le docteur Joachim Müllner à l'Hôtel-Dieu, qu'il a été examiné ensuite à l'Institut psychiatrique de la préfecture de police puis par plusieurs médecins dans le premier hôpital où il a été placé avant d'être transféré à l'hôpital de Villejuif en unité pour malades difficiles (UMD). Son placement, à la demande du préfet, en hospitalisation complète dans un premier hôpital psychiatrique apparaît donc tout à fait régulier. Il y a eu un consensus sur le diagnostic médical dès ce stade. L'état de santé de M. Traoré n'était ni compatible avec la garde à vue ni avec un premier interrogatoire par les juges d'instruction. Je me suis efforcée de décrire la procédure qui doit être suivie lorsque, au cours d'une garde à vue, une personne apparaît comme dangereuse pour autrui et pour elle-même et j'ai rappelé les étapes qui conduisent quelqu'un à être hospitalisé sans son consentement.

Il est apparu à la suite de l'audition du docteur Joachim Müllner et de deux des psychiatres qui ont examiné M. Traoré au cours de l'instruction que la multiplication des examens médicaux réalisés par des psychiatres permet d'aboutir à un diagnostic partagé. Cela réduit le risque d'erreur et constitue une garantie, aussi bien pour le patient que pour la puissance publique qui doit ordonner l'hospitalisation.

La réalisation de plusieurs expertises au cours de l'instruction a suscité des débats. Il faut comprendre que la demande d'une seule expertise, dans un tel dossier, aurait été vivement contestée. Théoriquement, une expertise suffit pour qu'un juge d'instruction demande l'application de l'article 122-1 du code pénal mais il est courant que plusieurs soient réalisées. Par ailleurs, les parties civiles peuvent demander une contre-expertise. Il ne m'a donc pas paru possible de dire que la réalisation de trois expertises dans un délai d'un peu plus d'un an témoignait d'un problème dans le fonctionnement de la juridiction.

Dans ce dossier, la première expertise réalisée par le docteur Daniel Zagury présentait une conclusion contradictoire avec le diagnostic. Le diagnostic médical d'une bouffée délirante aiguë étant établi, l'abolition du discernement était certaine. Le docteur a ensuite conclu qu'il était possible de considérer le discernement comme seulement altéré et non aboli. Cette conclusion rendait M. Traoré éventuellement accessible à une sanction pénale dans la mesure où le meurtrier ne pouvait être dans l'ignorance totale des effets du cannabis.

Ce n'est pas la raison principale qui a poussé la juge d'instruction à demander une deuxième expertise à un collège d'experts comprenant le docteur Paul Bensussan. Cette deuxième expertise a été demandée à la suite du deuxième interrogatoire de M. Traoré, la juge s'interrogeant sur l'évolution de son état de santé. La troisième expertise, quant à elle, a été ordonnée à la suite d'une demande des parties civiles.

En ce qui concerne la procédure ayant conduit à la déclaration d'irresponsabilité pénale devant la chambre de l'instruction, la procédure s'est déroulée conformément aux règles prévues par la loi du 25 février 2008. L'audience devant la chambre de l'instruction a permis aux avocats mais également aux psychiatres de s'exprimer. Les parties civiles étaient conviées en personne ; seuls leurs conseils s'y sont rendus. Il y a eu un débat sur les trois expertises, à la fois sur la base des conclusions rendues mais également à la suite de l'expression des médecins à l'audience. Le diagnostic médical porté par les sept psychiatres qui ont examiné M. Traoré a été unanime. Il est important de le rappeler.

La chambre de l'instruction a appliqué une jurisprudence constante en matière d'irresponsabilité pénale et s'est fondée sur les conclusions convergentes de deux des trois expertises, qui concluaient à une abolition totale du discernement. La Cour de cassation a validé l'ensemble de la procédure devant la chambre de l'instruction et n'a pas contesté l'application du droit par celle-ci. Comme l'a rappelé le procureur général François Molins, la reconnaissance de l'irresponsabilité pénale prime sur d'autres considérations. Ainsi, la Cour de cassation a déjà estimé qu'une personne souffrant de schizophrénie pouvait être déclarée pénalement irresponsable même s'il était établi qu'elle avait prémédité une agression.

Dans le rapport, je souligne que les juges d'instruction, comme les juges dans les formations de jugement, ne sont pas tenus par les conclusions des experts. C'est ce qu'ont rappelé les magistrats que nous avons auditionnés et ce que prévoit le code de procédure pénale. Néanmoins, les expertises, notamment en matière médicale, permettent d'éclairer l'instruction et aident les juges à forger leur opinion.

Sur ce sujet, le rapport contient trois recommandations. La première prévoit l'information des médecins qui examinent des personnes gardées à vue pour savoir si leur état est compatible avec la mesure : je souhaiterais que leur soient communiqués les procès-verbaux de garde à vue afin qu'ils aient une idée, même sommaire, des raisons pour lesquelles la personne a été appréhendée et puissent ainsi mener un examen plus précis.

La deuxième vise à autoriser les juges des libertés et de la détention, les préfets et les psychiatres qui doivent statuer sur le maintien de la mesure d'hospitalisation sans consentement à se voir communiquer le résultat des expertises réalisées lors de la procédure judiciaire, jusqu'à ce que la juridiction qui a statué sur l'irresponsabilité pénale ait été dessaisie.

La troisième concerne la levée de la mesure d'hospitalisation d'office : je souhaiterais que soit prévue la saisine du procureur de la République territorialement compétent lorsque le préfet met fin à la mesure d'hospitalisation sous contrainte d'une personne déclarée irresponsable par la justice. Le procureur pourrait alors demander une expertise psychiatrique complémentaire et saisir le juge des libertés et de la détention afin qu'il statue par ordonnance sur le maintien ou la main levée de la mesure.

La difficulté identifiée par la commission est qu'une déclaration d'irresponsabilité pénale fait passer la personne mise en cause de l'institution judiciaire à l'institution médicale. Le lien entre la juridiction d'instruction ou de jugement et les établissements d'accueil semble alors difficile à maintenir car ils sont dans des temporalités différentes. Il m'a semblé néanmoins important de rappeler que la mission première des établissements accueillant des malades souffrant de troubles psychiatriques est de les soigner et qu'il existe un contrôle administratif et judiciaire de la mesure d'hospitalisation sans consentement. C'est le lien entre ces deux démarches que je souhaite voir amélioré.

Un dernier mot : les experts en psychiatrie sont de moins en moins nombreux sur les listes auprès des cours d'appel et les expertises demandées sont à la fois chronophages et mal rémunérées. Des recommandations sur ce sujet beaucoup plus général excéderaient le champ de notre commission mais nous ne pouvons qu'espérer qu'un plus grand nombre de psychiatres puissent être sollicités et que leurs expertises soient mieux rémunérées.

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