Intervention de Nina Milesi

Réunion du mercredi 5 février 2020 à 16h00
Commission d'enquête sur les obstacles à l'indépendance du pouvoir judiciaire

Nina Milesi, secrétaire nationale de l'union syndicale des magistrats :

L'indépendance de la justice est un droit constitutionnel pour les citoyens, qui doivent avoir la garantie que les magistrats n'exercent leurs fonctions qu'en application de la loi et de l'intérêt général, hors de toute considération politique. Elle doit être protégée sur le plan institutionnel par le statut des magistrats. Elle ne doit pas être confondue avec l'impartialité, qui est également une garantie essentielle de la confiance du public en la justice. L'impartialité repose sur une absence de parti pris et de préjugés du magistrat tout au long de la procédure qui le conduit à rendre une décision.

Loin d'être totalement assurée, l'indépendance de la justice demeure incomplète au regard des règles statutaires qui régissent les membres du parquet, notamment s'agissant de la nomination et la discipline.

Récemment encore, la première présidente et le procureur général de la Cour de cassation ont dû rappeler que « l'indépendance de la justice […] est une condition essentielle du fonctionnement de la démocratie », rappel adressé au Président de la République. C'est dire que l'indépendance de la justice n'est jamais totalement acquise ni facile.

S'agissant du statut des magistrats, j'évoquerai les conditions de nomination des magistrats et la discipline des magistrats du parquet.

Pour que les nominations des magistrats soient exemptes de suspicion de partialité en lien avec des affinités politiques, elles ne doivent pas rester entre les mains du pouvoir exécutif, comme c'est le cas aujourd'hui. À titre principal, l'USM demande une réforme constitutionnelle afin que le conseil supérieur de la magistrature (CSM) gère la totalité des carrières des magistrats et puisse mener une politique réelle et efficace de gestion des ressources humaines. C'est aujourd'hui la direction des services judiciaires, c'est-à-dire le ministère de la justice, qui gère la majeure partie des carrières des magistrats du siège comme du parquet. À titre subsidiaire, un régime unique de désignation de tous les magistrats doit être instauré.

Actuellement, le principal obstacle à l'indépendance du pouvoir judiciaire réside donc dans le statut des magistrats du parquet qui dépendent du ministère de la justice pour leur nomination, puisque le ministre propose leur nomination au CSM qui n'émet qu'un avis simple. C'est pourquoi nous demandons un statut unique, à savoir un alignement complet des conditions de nomination des magistrats du parquet sur celles des magistrats du siège, c'est-à-dire un avis conforme du CSM pour toutes les nominations et le transfert au CSM du pouvoir de proposition des candidats aux fonctions de procureurs, procureurs généraux et membres du parquet général, soit les postes les plus importants du parquet.

Certes, des avancées notables ont été réalisées. Les instructions individuelles dans les dossiers ont été supprimées par la loi du 25 juillet 2013 et le CSM dispose désormais de la liste des candidats ayant postulé aux postes les plus importants du parquet. Ces réformes sont encore insuffisantes. Le Président de la République avait envisagé de reprendre un certain nombre de dispositions dans son projet de réforme constitutionnelle, mais tout semble arrêté.

S'agissant de la discipline des magistrats du parquet, aujourd'hui le CSM, dans sa formation « parquet », ne rend que des avis qui peuvent ne pas être suivis par le ministère de la justice. Ainsi, en matière disciplinaire, le garde des Sceaux saisit le CSM, requiert devant le CSM et prend la décision. Dès lors, on ne peut pas considérer qu'un magistrat du parquet est totalement indépendant. Sa nomination et l'exercice du pouvoir disciplinaire à son égard dépend entièrement du pouvoir exécutif. Nous demandons donc que le conseil supérieur de la magistrature ait le même rôle pour le magistrat du siège que pour le magistrat du parquet. Nous estimons également que la « mutation pour nécessités de service » d'un magistrat du parquet doit être supprimée. L'USM demande enfin que l'article 4 de l'ordonnance statutaire soit ainsi modifié : « Les magistrats du siège et du ministère public sont inamovibles ».

J'en viens aux moyens. Pour qu'une justice soit réellement indépendante, que cette indépendance ne reste pas théorique, il faut que la justice judiciaire ait les moyens de fonctionner décemment. Ce n'est pas le cas aujourd'hui. Je sais que c'est un lieu commun que de dénoncer les difficultés de fonctionnement rencontrées par les magistrats, les greffiers et les tribunaux en raison d'un manque de moyens chronique. Certes, le budget de la justice a été préservé par rapport à d'autres budgets, mais il reste, parmi les grandes démocraties européennes, dans la fourchette basse. Cette situation qui pose de nombreux problèmes a été dénoncée par toutes les instances de la justice judiciaire, y compris par la Cour des comptes qui a stigmatisé à plusieurs reprises des réformes prises sans étude d'impact, et sans ajustement des effectifs, ce qui désorganise grandement la justice.

C'est pourquoi nous demandons que toute nouvelle réforme de la justice soit précédée d'une étude d'impact réelle et sérieuse et qu'elle soit conditionnée à l'octroi des moyens nécessaires à sa mise en œuvre. Aujourd'hui, ces principes n'étant pas suivis, les dysfonctionnements sont multiples. L'immobilier se dégrade. C'est notamment le cas des tribunaux de Bobigny, Toulon, Cayenne et Perpignan. Sur le plan des effectifs, la situation des magistrats s'est grandement améliorée grâce des recrutements massifs, ces dernières années, mais elle reste largement sous-évaluée. Les dysfonctionnements des extractions judiciaires de détenus sont tels que l'USM a publié un livre blanc : nombre de magistrats obtiennent difficilement l'extraction le jour et à l'heure qu'ils souhaitent.

Outre l'insuffisance des moyens, la façon dont ils sont gérés pose également problème. La mission justice comporte six programmes dont les poids respectifs sont très divers et dont un seul est relatif à la justice judiciaire. L'administration pénitentiaire bénéficie toujours prioritairement des moyens supplémentaires alloués au ministère de la justice.

S'agissant d'une autorité régalienne, nous estimons que le budget des juridictions judiciaires devrait être différencié de ceux consacrés à l'administration pénitentiaire et à la protection judiciaire et de la jeunesse (PJJ). Nous souhaiterions donc bénéficier d'une mission distincte.

Il ne peut y avoir d'indépendance réelle de la justice sans autonomie financière. C'est pourquoi nous demandons que le conseil supérieur de la magistrature puisse donner un avis sur le projet de budget avant sa présentation au Parlement. Cette réforme impliquerait la modification des textes relatifs à la compétence du CSM et le contenu de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF).

À plus long terme, l'USM considère que l'indépendance de la justice judiciaire passe par le transfert au CSM de prérogatives de l'exécutif en matière budgétaire, tant au niveau national que pour le budget de fonctionnement de chaque juridiction.

Le CSM lui-même pourrait faire l'objet d'une réforme visant à renforcer son indépendance budgétaire. Depuis 2010, il bénéficie d'un programme budgétaire spécifique au sein de la mission justice. C'est une avancée mais nous la jugeons insuffisante. Nous souhaiterions que le CSM soit érigé en pouvoir public, ce qui lui permettrait de fixer les moyens nécessaires à son fonctionnement. Cette réforme se justifierait à plus d'un titre. Le CSM est une autorité constitutionnelle. Il est également une juridiction constitutionnelle en matière de discipline des magistrats. Une telle autonomie est justifiée par le principe même de la séparation des pouvoirs. Seul un organe réellement indépendant sera à même de garantir l'indépendance de la justice.

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