L'indépendance de la justice est un sujet fondamental pour notre justice et notre démocratie. Il est au cœur des pratiques quotidiennes des magistrats.
Mon parcours est souvent qualifié d'atypique. J'exerce la fonction de magistrat de l'ordre judiciaire depuis plus de trente ans et j'ai alterné les fonctions judiciaires et administratives. J'ai exercé des fonctions au siège et au parquet.
J'ai été trois fois directeur d'administration centrale, pas uniquement d'ailleurs au ministère de la justice : j'ai été délégué interministériel à la sécurité routière, directeur de l'administration générale et de l'équipement au ministère de la justice, et directeur des affaires criminelles et des grâces. Au parquet, j'ai été substitut à Pontoise, vice-procureur à Paris, procureur de la République à Saint Malo, à Metz puis à Paris aujourd'hui.
Au siège, j'ai exercé les fonctions de président du tribunal de grande instance de Bobigny et de premier président de la cour d'appel de Colmar avant d'être nommé procureur de la République de Paris.
C'est un parcours particulier mais qui n'est pas exceptionnel. Pour certains, les passages du siège au parquet peuvent être interprétés comme un facteur de risque pour l'indépendance ; pour moi, ils représentent la garantie de s'adapter et d'intégrer les contraintes des autres. Grâce à ces parcours croisés, avec le président du tribunal judiciaire de Paris, nous formons aujourd'hui une dyarchie harmonieuse.
Concernant l'indépendance, je centrerai mon propos sur le parquet et les fonctions du ministère public. Il y a à peine deux mois, la Cour de Justice de l'Union européenne (CJUE) a rendu un arrêt important reconnaissant au parquet français la qualité d'autorité judiciaire capable de délivrer un mandat d'arrêt européen.
Aujourd'hui, en l'absence de révision constitutionnelle, le parquet est régulièrement attaqué pour un prétendu défaut d'indépendance par rapport au siège. Il existe beaucoup de suspicion, de soupçons infondés qui résultent d'une lecture caricaturale. Cette situation est difficile à vivre au quotidien pour les magistrats du parquet dont la formation est identique à celle de leurs collègues du siège. Cette différence de statut est aujourd'hui une difficulté. À terme, si la constitution n'évolue pas, la profession pourrait ne plus être attractive.
Notre indépendance est au cœur de notre statut et est liée à la responsabilité. Les décisions des magistrats du siège et du parquet doivent être prises en toute indépendance et en toute impartialité.
Le parquet de Paris, est composé de 125 magistrats et de 400 fonctionnaires. C'est donc une équipe de près de 500 personnes. Elle assure les fonctions du ministère public au plan local, comme tous les parquets, mais aussi au niveau interrégional et au niveau national pour certaines infractions : cybercriminalité, criminalité organisée complexe ou santé publique. C'est la raison pour laquelle nous traitons des dossiers tels que le Médiator, les catastrophes aériennes ou les grandes attaques cybercriminelles.
Au parquet, la loyauté est le corollaire de l'indivisibilité. Les magistrats du parquet sont des procureurs. Ils n'agissent pas par délégation. Lorsqu'ils prennent une décision, ils sont le procureur de la République. C'est le code de procédure pénale qui leur donne cette qualité.
Cela fonctionne grâce à la solidarité, à la loyauté et à l'échange. J'ai connu la collégialité au siège mais, au parquet, le collectif représente une dimension permanente de son fonctionnement.
Le procureur de la République ne prend pas ses décisions, seul dans son bureau : elles sont prises au terme d'un processus associant l'ensemble des magistrats dans une démarche constructive et collective. Je prends davantage de décisions avec des gens qui sont hiérarchiquement situés en dessous de moi qu'avec des gens au-dessus de moi. Je n'associe pas à mes décisions le parquet général de Paris.
Certes, nous nous rencontrons mais nous rendons compte a posteriori à notre hiérarchie, avec des règles strictes fixées par la circulaire du 31 janvier 2014 en application de la loi de juillet 2013. Nous n'informons donc pas notre hiérarchie des affaires à venir et nous ne transmettons jamais de copie de pièces de procédure.
À cette indépendance qui imprègne notre fonctionnement s'ajoute la règle que nous apprenons en faculté de droit : « la plume est serve, la parole est libre ». La liberté de parole est un principe extrêmement vivant et nous n'adressons ni ne recevons d'instruction écrite.
Dans ma carrière de procureur, je n'ai jamais reçu d'instruction. J'ai toujours eu le sentiment d'agir dans un très grand esprit d'autonomie et d'indépendance. La liberté de parole est un principe sacro-saint. Jamais personne n'ira dire à un magistrat dans quel sens il doit opérer.
La liberté de parole se conjugue avec l'indivisibilité et la loyauté. Ce sont notre ciment commun et notre ADN. Le fonctionnement du ministère public forme un tout. Par exemple, si un magistrat du parquet n'est pas d'accord avec une poursuite engagée, il vient s'en ouvrir à son procureur ou à son procureur-adjoint. Dans ce cas, nous trouvons la solution la plus appropriée afin que cette liberté de parole ne soit jamais contrainte ou remise en question. Mais je ne donne jamais d'indication à mes magistrats sur le sens de leurs réquisitions.
Comment renforcer encore cette indépendance que nous avons tous chevillée au corps ? Tout d'abord, il y a la question des moyens, c'est-à-dire de l'indépendance financière. La difficulté ne se situe pas exclusivement au niveau immobilier, surtout à Paris où la collectivité a consenti un effort considérable pour nous attribuer un outil de travail formidable. Le sujet concerne davantage l'entourage du juge. Nous manquons d'assistance, de fonctionnaires de greffe, de collaborateurs. Aujourd'hui, un juge rend chaque année 800 décisions qu'il rédige et qu'il motive. Un substitut, le week-end, répond, seul ou entouré d'un unique fonctionnaire, à une centaine d'appels téléphoniques par jour. C'est la réalité de notre fonctionnement. Le magistrat exerce donc des tâches matérielles d'exécution, comme des photocopies, qui le détournent de sa mission.
Ces difficultés de moyens concernent également la police judiciaire. Nous manquons cruellement d'officiers de police judiciaire (OPJ) et certaines procédures ne peuvent pour cette raison être traitées de façon diligente. Les filières chargées de la délinquance économique et financière sont sinistrées. Certaines brigades ne sont composées que de deux ou trois OPJ et cela ne permettra pas de traiter les centaines de procédures en retard. Nous avons une vraie problématique de moyens qui peut constituer un frein à l'exercice de nos missions.
Le niveau d'un système judiciaire se mesure au niveau de formation de ses membres. La formation des magistrats est exceptionnelle. La vraie question est celle de la gestion des ressources humaines. Or la gestion des magistrats est encadrée par deux institutions : le ministère de la justice et le Conseil supérieur de la magistrature. Cette dualité fait que les règles d'évolution de carrière sont complexes et que les magistrats sont très peu accompagnés en termes de parcours. Ils ne bénéficient d'aucune assistance lorsqu'ils sont mutés, contrairement à d'autres administrations.
Je suis, par ailleurs, favorable à une limitation de durée des fonctions. Aujourd'hui, elle existe pour certaines fonctions : sept ans pour les chefs de juridiction ou les chefs de cours, dix ans pour les fonctions spécialisées. Cette règle pourrait être généralisée aux fonctions non spécialisées. Pour cela, il faudrait aider les magistrats à faire des choix professionnels réfléchis s'inscrivant dans de véritables parcours. Malgré les efforts, les marges de progrès de gestion RH sont importantes.
Enfin, le statut doit évoluer. Aujourd'hui, les règles statutaires sont différentes pour les magistrats du parquet et les magistrats du siège. Il faut inscrire l'avis conforme du CSM dans tous les cas dans la loi constitutionnelle.
En pratique, la nomination des magistrats du siège et du parquet obéissent aux mêmes règles. Il faut rappeler que 80 % des magistrats du siège sont nommés sur proposition de la Chancellerie. La loi doit être en harmonie avec la pratique suivie et la règle de l'avis conforme inscrite dans le marbre. Cela évitera les attaques, les suspicions à l'égard des magistrats du parquet. Cette réforme attendue pourrait résoudre une partie des difficultés.
Pierre Truche a rédigé un très beau livre, Juger et être jugé. Il écrivait à l'égard des jeunes générations : « plutôt que de se proclamer sans cesse indépendant comme par exorcisme, être lucide sur ses propres dépendances envers soi-même, envers ses convictions personnelles qui devenues préjugés empêchent de juger, envers son savoir dont les insuffisances peuvent limiter la compréhension, envers les autres qui au-dessus et alentours invoquent la dimension politique ou arguent du droit à l'information pour orienter. Au milieu de cette agitation, faire son choix, dans l'immobilité de son cœur et de son esprit ». Pierre Truche restera un grand magistrat du ministère public et je souhaitais achever mon intervention avec cette citation.